Autrui

Introduction :

Généralement, « autrui » désigne tout autre être humain que moi, l’autre moi, quel qu’il soit, qui qu’il soit, sans préférence particulière, qu’elle soit culturelle, sexuelle etc.

Étudier l’altérité revient à s’interroger sur ce qui est différent de « moi » en tant que sujet ou individu, ou de « nous » en tant que groupe, pays, nation ou entité culturelle. On peut penser aux grandes découvertes et aux interrogations que ces découvertes ont suscitées. L’anthropologie (étude de l’Homme) et l’ethnologie (étude des ethnies), plus tardivement, se consacreront à ces questions afin de tenter de répondre à cet apparent paradoxe : ceux qui ne sont pas comme nous sont-ils humains, autrement dit ceux qui ne sont pas comme nous sont-ils comme nous ?

L’enjeu est bien de savoir quels rapports il est possible ou quels rapports il convient d’établir entre « moi » et « les autres », entre « nous » et « eux ». Ai-je besoin de l’autre pour me connaître ? Comment penser le même et le différent ? Car l’autre, s’il est différent de moi, n’en n’est pas moins semblable ou similaire. Cette interrogation autour de l’altérité s’articulera autour de deux points : l’étude du visage et du regard dans le cadre des relations intersubjectives.

Souvent, je découvre autrui par ce qu’il me laisse voir de façon directe : sa tête, c’est-à-dire la partie la plus haute de son corps. Philosophiquement, la tête peut être conçue comme regard ou comme visage, deux notions qu’il s’agit de distinguer. Le regard qu’autrui pose sur moi est une perception qui peut s’accompagner d’une intention ou d’un jugement caché : on se dit « que me veut-il ? » quand quelqu’un nous fixe de façon insistante ; alors que le visage se définit comme expression de moi que je présente à autrui ou qu’autrui me présente, sans intention particulière.

Mais c’est bien souvent par le regard qu’autrui se rapporte à moi ou que je me rapporte à lui. De quel regard s’agit-il ? Ce regard est-il par nature hostile, ou au contraire aimable ? Cette question est importante puisqu’elle touche directement le problème de la nature de mes relations à autrui : sont-elles conflictuelles ou au contraire pacifiques ?

Nous traiterons ces deux orientations. Premièrement, nous verrons l’analyse du regard selon Jean-Paul Sartre : ce dernier affirme que les relations à autrui sont par essence conflictuelles parce que nous ne supportons pas qu’un regard soit posé sur nous. Deuxièmement, nous verrons l’analyse du visage selon Emmanuel Levinas qui considère, à l’inverse, que le visage de l’autre me montre d’abord ce qui en lui est humain, fragile et infiniment respectable. C’est également ainsi que je me présente à autrui quand il a les yeux posés sur moi.

Le regard selon Sartre

Pour commencer, nous n’aimons pas toujours le regard d’autrui posé sur nous. Pourquoi ? Sartre donne une piste de réponse dans sa théorie du regard. Cette théorie se trouve dans la troisième partie de L’Être et le Néant. Sartre écrit :

« Cette femme que je vois venir vers moi, cet homme qui passe dans la rue, ce mendiant que j’entends chanter de ma fenêtre sont pour moi des objets, cela n’est pas douteux. »

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À retenir

Pour Sartre, autrui est pour moi un « objet », c’est-à-dire ce que vise ma perception.

Ma perception d’autrui peut s’accompagner d’un jugement.

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Exemple

Dans l’exemple « Cette femme que je vois venir vers moi », non seulement je la vois telle qu’elle se présente volontairement ou involontairement à moi, mais en outre, je peux me dire « elle est ravissante ». Je peux même lui prêter une intention « elle vient vers moi, elle veut peut-être me parler ».

  • Dans ce cas, je suis sujet voyant et sujet jugeant. Ici, je vois, je suis actif.

Mais qu’en est-il quand je suis vu, quand je suis passif ?

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Exemple

Admettons que je sois cet « homme qui passe dans la rue », dont Sartre prend l’exemple. Je marche et m’aperçois que quelqu’un me regarde. Je me sens alors transformé en « objet ».

  • Pourquoi ? D’abord parce que le regard d’autrui me sort de mon intimité, même dans la rue. Je pensais à quelque chose et la présence d’autrui qui me voit penser à quelque chose vient rompre la tranquillité de ma vie intérieure : je ne suis plus une personne qui pense mais un individu quelconque qui passe dans la rue, un quidam, un objet qui marche. Je perds ma personnalité en quelque sorte.
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À retenir

De plus, la relation à autrui est asymétrique : si j’ai le sentiment d’être vu comme un objet, c’est qu’autrui a sur moi une ascendance, un regard objectif que je ne peux pas avoir sur moi-même.

Il possède un point de vue extérieur que je ne peux pas avoir sur moi-même. En effet, quand je me regarde dans un miroir, je me regarde en train de me regarder. Même dans la distance du reflet, mon regard sur moi-même reste subjectif et assez artificiel. Mais quand autrui me regarde, quand il lance sur moi son regard, il me voit dans une posture plus spontanée. Je suis alors décontenancé de sentir qu’il a de moi une perception que je n’ai pas. En effet je ne peux me percevoir moi-même. En ce sens, autrui peut être considéré comme « le médiateur indispensable entre moi et moi-même » comme l’explique Sartre dans L’Être et le Néant.

Par ailleurs, je suis « pris », harponné par le regard d’autrui. J’ai le sentiment d’être figé, pétrifié, comme transformé en statut de pierre. Je suis sa chose, et pour exprimer cette idée, Sartre crée le concept de « choséification ».

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Définition

Choséification :

Concept élaboré par Sartre qui désigne le processus par laquelle je me sens me transformer en chose sous le regard d’autrui.

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À retenir

En outre, cette situation de « regardé » est en fait une épreuve par laquelle je perds ma liberté : un objet n’est pas libre en ce sens qu’il n’a pas de conscience, c’est un chose.

Plus exactement, ma liberté est ailleurs qu’en moi, elle se trouve dans la façon dont autrui voudrait me considérer et me juger. Sartre écrit : « Ma chute originelle c’est l’existence de l’autre ».

En effet, si autrui me prends ma liberté, alors, pour Sartre, toute relation à autrui est fondamentalement conflictuelle, tendue, et potentiellement violente :

  • ou bien je suis sujet voyant,
  • ou bien je suis objet vu.

Ainsi, dans le domaine du désir amoureux, ou bien j’occupe le point du vue de ce que Sartre nomme, au sens large, le « sadisme » – je surplombe autrui – ou bien j’occupe le point du vue du « masochisme » – autrui me surplombe.

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À retenir

Pour Sartre, il n’y a pas d’égalité ni de réciprocité dans les rapports humains.

Enfin, la gêne que le regard d’autrui posé sur moi provoque en moi est renforcée dans certaines situations. Reprenons l’exemple précédent.

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Exemple

Je marche dans la rue, plongé dans mes pensées, prêtant à mon environnement une attention mécanique. Je m’aperçois que je suis en train d’avoir un comportement bizarre, gênant : je parle tout seul. Absorbé dans mes pensées, comme solitaire, ce comportement ne me dérange pas. Mais soudain, ma conscience revient à la réalité de la rue, et je vois autrui me voir. Non seulement il me voit tout court, mais en plus il me voit, il me surprend en train de parler tout seul.

  • Qu’est-ce que j’éprouve alors ? Un fort sentiment de honte.
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À retenir

La honte, pour Sartre, n’existe pas « pour-soi », c’est-à-dire quand nous sommes seuls avec nous-même. La honte n’existe que « pour-autrui », c’est-à-dire quand nous sommes dans une relation à l’autre.

Pour synthétiser l’idée d’autrui selon Sartre, on peut penser à sa célèbre réplique dans sa pièce de théâtre Huis-Clos : « L’enfer, c’est les autres ».

Cependant, tout regard posé sur moi est-il hostile ? Ce regard me juge-t-il forcément ? Et même s’il me juge, ce jugement est-il nécessairement une négation de ma liberté ? De plus, tout regard présuppose un visage, car le visage précède le regard.

Le visage selon Levinas

Ainsi, autrui m’apparaît par un visage qui n’est pas nécessairement hostile. C’est en ce sens que Levinas développe sa réflexion sur le visage dans son livre Totalité et infini, et plus précisément dans la section III qui s’intitule « Le visage et l’extériorité ».

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À retenir

Pour Levinas, le visage n’est pas un simple objet de contemplation mais une expérience. Cette expérience est celle d’une relation, non plus entre un sujet voyant et un sujet vu transformé en objet, mais entre deux personnes humaines.

Ou le visage est dénudé et il est vu, ou il ne l’est pas et l’expérience de l’autre n’a pas lieu. Pour cette raison, Levinas parle de l’ « épiphanie du visage » : le regard d’autrui sur moi est surtout l’apparition de son visage. Il n’y a donc pas, comme le pense Sartre, une possession de l’autre par mon regard sur lui.

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Définition

Épiphanie :

Dans la religion chrétienne, l’Épiphanie désigne la manifestation de Jésus comme Messie. Au sens figuré comme ici, l’épiphanie est une prise de conscience de la nature profonde de quelque chose.

À l’inverse, en regardant autrui, c’est également comme visage que je lui apparais. Le visage est ce qui m’échappe. Il n’est pas par nature une simple photographie d’identité, ni un portrait-robot. Il ne se réduit pas à une tête dont le médecin mesure les différents éléments en vue d’une étude statistique, ou encore que l’on juge selon certaines caractéristiques. Le visage d’autrui est gratuit, désintéressé, non dans le sens d’un manque d’intérêt mais dans le sens d’un visage qui se donne à nous en dehors de tout intérêt (par exemple esthétique). Porteur de valeur il est le signe de la présence de l’autre moi-même. Et cela n’a pas de prix car le visage de l’autre n’est pas une chose au milieu des autres choses.

Couramment, en public, le visage se montre. Mais le visage dévoile un paradoxe. Par les parties nues de sa chair, il est vulnérable et exposé à la violence.

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À retenir

Le visage de l’autre, dans son dénuement, est l’expression de la fragilité humaine.

Son expérience me met en face de deux sentiments contraires :

  • d’une part, je vois le visage de l’autre comme zone faible pouvant être agressée, potentiellement exposée à la violence ;
  • et d’autre part, le dépassement de cet appel potentiel à la blessure ou au meurtre s’effectue dans l’interdiction de frapper autrui. C’est ici que la règle fondamentale « Tu ne tueras pas » prend tout son sens.
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À retenir

Ainsi, le visage de l’autre s’inscrit dans une dimension éthique. Cette éthique consiste à le respecter infiniment, c’est-à-dire sans condition.

Levinas écrit : « Le visage est signification sans contexte ». Il possède une signification à la fois en soi, c’est-à-dire « en lui-même », et transcendante c’est-à-dire qui me dépasse et dépasse mes intentions à son égard (ma volonté de le dominer par exemple).

Le visage a un sens à lui tout seul. « Toi, c’est toi », écrit Levinas. L’autre m’apparaît dans la singularité de sa personne et l’universalité du respect que je lui dois. En ce sens, Levinas ajoute « on peut dire que le visage n’est pas “vu” ». En effet, il n’est pas « vu » au sens de Sartre, passivement.

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À retenir

L’autre est donc une personne avant d’être un personnage.

  • Une personne possède une valeur en soi, indépendamment d’un contexte, d’un titre ou d’un statut social, indépendamment du tout système administratif d’évaluation.
  • Un personnage, au contraire, est un être inclus dans un système de valeurs et de mesures, et qui peut être jugé relativement à ce système. D’un point de vue artistique et esthétique, dans l’art théâtral notamment, le personnage est un comédien qui porte un masque, masque dont le sens n’est pas absolu mais en adéquation avec une intrigue, une distribution des rôles, un décor. Levinas écrit : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! » Décrire le visage d’autrui, comme le fait Flaubert pour celui d’Emma Bovary dans Madame Bovary, c’est en faire un objet, ici un objet littéraire.

À l’inverse, d’un point de vue éthique, la personne reçoit de nous la reconnaissance de sa signification en soi, à savoir notre respect, quelle que soit sa situation. Le visage est la première approche de cette éthique qui extrait autrui de son contexte et le considère tel qu’il est : une personne vivante. Ainsi, le visage de l’autre est un appel à ma responsabilité morale à son égard : bien que vulnérable, seriez-vous capable de tuer votre semblable les yeux dans les yeux ? Moralement, parce qu’il est vulnérable, vous ne devriez ni ne pourriez.

Conclusion :

Il ne devrait donc pas exister d’hostilité entre autrui et moi, entre « eux » et « nous ». Le mot « hostilité » vient du latin hostis qui signifie l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas nous. Et étrangement, hostis a également donné en français le mot « hôte », c’est-à-dire aussi bien l’être humain qui accueille que l’être humain qui est accueilli. À nous, donc, de faire d’autrui, de celui qui vient d’ailleurs, un autre nous-même, c’est-à-dire un alter ego, à la fois même et différent, un être aussi respectable que nous souhaitons l’être. Comme le dit la formule : « Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».