Hernani, un héros romantique

Introduction :

René, le héros éponyme (c’est-à-dire qui donne son nom à l’œuvre dont il est le protagoniste) du célèbre roman de François-René de Chateaubriand est souvent considéré comme le premier héros romantique de la littérature française (1802). René souffre en effet du « vague des passions » caractéristique de la génération romantique : il ressent l’existence comme un abîme impossible à combler et est attiré par la mort. Une trentaine d’années plus tard, le personnage d’Hernani est doté des même traits caractéristiques.

Nous allons ici étudier trois dimensions majeures de la situation et de la personnalité d’Hernani qui en font un héros romantique. Dans un premier temps, nous allons montrer qu’il s’agit d’un jeune homme qui ne trouve pas sa place dans la société de son temps et de ce fait, est amené à vivre à la manière d’un reclus dans une certaine forme de solitude. Ensuite, nous montrerons qu’Hernani est animé de passions contradictoires et violentes, ce qui entraîne en lui une dualité et un conflit personnel. Enfin, nous étudierons la dimension tragique de sa destinée et son goût pour la mort.

Hernani, un héros marginal

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À retenir

Hernani est un grand d’Espagne, c’est-à-dire qu’il appartient par son père à une grande famille de la noblesse espagnole.

Lui-même décline tous ses titres devant le roi don Carlos à l’acte IV (v. 1723-1727), au moment où le nouvel empereur donne l’ordre à ses soldats de n’arrêter que les conjurés qui sont ducs ou comtes (v. 1 717), le « reste » étant de trop peu de valeur même pour recevoir un châtiment (la décapitation). Hernani revendique alors sa place parmi les nobles :

« Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna
M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona,
Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.
Je suis Jean d’Aragon, grand-maître d’Avis […] »

Il répètera deux fois encore son titre (v. 1737-1740).

« Aux prisonniers.
– Silva, Haro, Lara, gens de titre et de race,
Place à Jean d’Aragon ! ducs et comtes, ma place ! »
Aux courtisans et aux gardes.
Je suis Jean d’Aragon, roi, bourreaux et valets !
Et si vos échafauds sont petits, changez-les !
Il vient se joindre au groupe des seigneurs prisonniers. »

Finalement gracié par celui qui est devenu l’empereur Charles Quint et autorisé à se marier avec doña Sol, Hernani clame à nouveau, avec fierté et bonheur, ses origines (v. 1926-1927) :

« Je suis Jean d’Aragon, mari de doña Sol !
Je suis heureux ! »

Cependant, ce bonheur sera de courte durée car les engagements passés d’Hernani le rattrapent.

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À retenir

En dehors de la parenthèse enchantée que constitue son bref mariage, Hernani est en effet un exclu. Quatre mots le désignent de manière récurrente dans la pièce, éliminant toute référence à une origine noble et pointant uniquement sa situation de marginal :

  • « banni » (4 occurrences) ;
  • « proscrit » (13 occurrences, le mot est aussi employé au féminin quand il est associé, par métonymie, à la tête d’Hernani ou à doña Sol si elle suit son aimé et embrasse sa condition) ;
  • « rebelle » (8 occurrences) ;
  • « brigand » (2 occurrences, c’est aussi le titre de l’acte II).

Le nom « pâtre » est également employé deux fois (v. 169 et v. 1720 où il est associé à l’adjectif « obscur »), faisant référence aux conditions de vie d’Hernani qui a déchu socialement, a été dépossédé de tous ses biens et a dû vivre caché car poursuivi par la justice du roi (v. 113-114) :

« Voilà donc ce qu’il est. Moi, je suis pauvre, et n’eus,
Tout enfant, que les bois où je fuyais pieds nus. »

  • L’évocation de cette enfance difficile met l’accent sur l’injustice du sort qui l’accable.

Par ailleurs, il faut noter que ce ne sont pas seulement les autres personnages qui traitent le héros de banni ou de bandit pour le diminuer mais que Hernani lui-même use de ces termes, parfois avec une certaine fierté (v. 858-861) :

« Vous vouliez savoir si je me nomme
Perez ou Diego ? – Non, je me nomme Hernani.
C’est un bien plus beau nom, c’est un nom de banni,
C’est un nom de proscrit ! Vous voyez cette tête ? »

Cette fierté est due au fait que Hernani clame haut et fort son désir et son devoir de vengeance. L’explication de sa situation est fournie à l’acte I (acte d’exposition) : le père d’Hernani a été condamné à mort par le défunt père de don Carlos, mais Hernani a fait le serment de venger son père sur le fils de son assassin et a été chassé du royaume, « né dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné par sentence du tien, roi Carlos de Castille ! » (v. 1 728-1 729).

Le thème de la nature, important chez les romantiques, est associé à celui de l’exil de Hernani. Il a en effet grandi dans les bois et les montagnes de Catalogne. Cette province est d’ailleurs comparée à une mère (v. 131-134) :

« Quand tout me poursuivait dans toutes les Espagnes,
Seule, dans ses forêts, dans ses hautes montagnes,
Dans ses rocs où l’on n’est que de l’aigle aperçu,
La vieille Catalogne en mère m’a reçu. »

La nature, généreuse avec lui, est aussi la seule richesse qu’il peut offrir à celle qu’il aime (v. 650-654) :

« J’ai bien pu vous offrir, moi, pauvre misérable,
Ma montagne, mon bois, mon torrent, – ta pitié
M’enhardissait, – mon pain de proscrit, la moitié
Du lit vert et touffu que la forêt me donne ».

Exalté par son bonheur au moment de son mariage, Hernani, dans un langage très simple, exprime son lien à cette nature qui lui a servi de berceau et de cachette (v. 1 924-1 925) :

« […] – Moi, j’aime
Les prés, les fleurs, les bois, le chant du rossignol. »

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À retenir

Hernani est donc en conflit avec la société de son temps, et ce conflit social provoque en lui un conflit intime et un tiraillement entre des passions violentes et contradictoires.

Hernani, la violence des passions

Hernani est un être ravagé car secoué par une lutte interne entre sa haine pour don Carlos et son amour pour doña Sol. Ces deux passions sont aussi violentes l’une que l’autre.

Hernani n’hésite pas à exprimer sa haine pour le roi et à la justifier. Les raisons ne manquent pas, mais ce sont des circonstances extérieures et indépendantes de sa volonté qui l’ont fait naître. Dans ce passage, l’anaphore renforce l’expression de ce sentiment (v. 567-569).

« Écoutez : votre père a fait mourir le mien,
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien,
Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme,
Je vous hais, je vous hais, – oui, je te hais dans l’âme ! »

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Définition

Anaphore :

Répétition du ou des même(s) mot(s) en tête de vers.

Mais l’amour de Hernani pour doña Sol est aussi intense que sa haine pour don Carlos (v. 691-696) :

« Parle-moi, ravis-moi ! N’est-ce pas qu’il est doux
D’aimer et de sentir qu’on vous aime à genoux ?
D’être deux ? d’être seuls ? et que c’est douce chose
De se parler d’amour la nuit quand tout repose ?
Oh ! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein,
Doña Sol ! mon amour ! ma beauté ! »

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À retenir

Cependant cet amour n’est pas toujours vécu de manière paisible. Parce que la jeune femme est convoitée par deux autres hommes, Hernani est parfois pris de doutes et interprète mal certains faits.

Ainsi, il est pris de jalousie et croit en la trahison de doña Sol quand il aperçoit l’écrin nuptial que don Ruy Gomez lui a offert. Détrompé, il la prie de lui réaffirmer son amour, les mots faisant office de baume (v. 926-928) :

« Dis-moi : je t’aime ! Hélas ! rassure un cœur qui doute,
Dis-le-moi ! car souvent avec ce peu de mots
La bouche d’une femme a guéri bien des maux. »

Surtout, Hernani est conscient que son amour pour doña Sol risque d’être funeste à la jeune femme. Aimer un proscrit et partager sa vie, c’est en effet accepter de vivre soi-même comme une proscrite. Il est alors tenté par le renoncement à cette passion et cherche à convaincre doña Sol, et à se convaincre lui-même, qu’ils ne sont pas faits l’un pour l’autre. Passion et raison luttent alors l’une contre l’autre (v. 954-964) :

« Eh ! qui jamais croira que ma tête proscrite
Aille avec ton front pur ? qui, nous voyant tous deux,
Toi, calme et belle, moi violent, hasardeux,
Toi, paisible et croissant comme une fleur à l’ombre,
Moi heurté dans l’orage à des écueils sans nombre,
Qui dira que nos sorts suivent la même loi ?
Non, Dieu qui fait tout bien ne te fit pas pour moi.
Je n’ai nul droit d’en haut sur toi, je me résigne.
J’ai ton cœur, c’est un vol ! je le rends au plus digne.
Jamais à nos amours le ciel n’a consenti.
Si j’ai dit que c’était ton destin, j’ai menti. »

Les métaphores présentes dans ce passage et qui apparentent l’existence à une tempête (« l’orage », « les écueils ») sont des expressions caractéristiques du style romantique.

En conséquence, Hernani incite doña Sol à le fuir :

« Oh ! par pitié pour toi, fuis ! »

v. 989

« Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal ! »

v. 103-104

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À retenir

L’amour et la haine ressentis par Hernani sont deux forces inconciliables, et l’une chasse l’autre dans son esprit.

Ainsi, à plusieurs reprises, tout à son amour, il est rappelé à la haine.

  • Par l’apparition de don Carlos aux vers 385 à 392 :

« Et puis, te voilà donc mon rival ! Un instant
Entre aimer et haïr je suis resté flottant,
Mon cœur pour elle et toi n’était point assez large,
J’oubliais en l’aimant ta haine qui me charge ;
Mais puisque tu le veux, puisque c’est toi qui viens
Me faire souvenir, c’est bon, je me souviens !
Mon amour fait pencher la balance incertaine,
Et tombe tout entier du côté de ma haine. »

  • Ou bien par la tentative de rapt faite par le même don Carlos sur doña Sol, excédé qu’elle ne réponde pas à ses avances (v. 570-573) :

« Ce soir pourtant ma haine était bien loin.
Je n’avais qu’un désir, qu’une ardeur, qu’un besoin,
Doña Sol ! – Plein d’amour, j’accourais… Sur mon âme !
Je vous trouve essayant sur elle un rapt infâme ! »

Quand don Carlos, devenu l’empereur Charles Quint, fait acte de clémence et autorise Hernani à épouser doña Sol, il semble que la balance penche définitivement du côté de l’amour ; mais c’est un faux-semblant car la situation va vite évoluer dans le sens opposé (v. 1 760) :

« HERNANI, regardant doña Sol avec amour et la tenant embrassée :
Oh ! ma haine s’en va !
Il jette son poignard. »

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À retenir

Si l’amour et la haine sont deux passions opposées, c’est que la première est pulsion de vie alors que la seconde est pulsion de mort. Hernani est conscient que son destin, qui lui impose de se venger de don Carlos, le conduira vers la mort, et il semble même qu’il soit attiré par cette issue.

Hernani, le destin tragique

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À retenir

Les tourments et les conflits vécus par le héros romantique se résolvent le plus souvent dans la mort, qu’il s’agisse d’accomplir un meurtre (Lorenzaccio d’Alfred de Musset) ou de se suicider (René de François-René de Chateaubriand).

Hernani a grandi à l’ombre d’un père mis à mort par le père de don Carlos. Le but de son existence est de se venger en tuant don Carlos.

  • Son destin a donc été dès le début marqué par la mort et il a pleinement conscience de sa dimension funeste et morbide.

Il le dit à doña Sol (v. 946-952) :

« Moi, sais-tu ce que peut cette main généreuse
T’offrir de magnifique ? une dot de douleurs.
Tu pourras y choisir ou du sang ou des pleurs.
L’exil, les fers, la mort, l’effroi qui m’environne,
C’est là ton collier d’or, c’est ta belle couronne,
Et jamais à l’épouse un époux plein d’orgueil
N’offrit plus riche écrin de misère et de deuil ! »

Le jeune homme sait qu’il court à sa perte et il l’exprime en se déclarant déjà mort devant doña Sol (v. 971-972) :

« Tu vis et je suis mort. Je ne vois pas pourquoi
Tu te ferais murer dans ma tombe avec moi. »

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À retenir

Cette conscience de sa fin prochaine s’accompagne du sentiment qu’il sème la mort autour de lui, que tous ceux qu’il chérit ou tous ceux qui l’accompagnent devront partager le même sort funeste.

L’évolution de l’intrigue lui donne raison : les autres conjurés disparaissent tous (v.  973-981) :

« Monts d’Aragon ! Galice ! Estramadoure !
– Oh ! je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! –
J’ai pris vos meilleurs fils, pour mes droits, sans remords
Je les ai fait combattre, et voilà qu’ils sont morts !
C’étaient les plus vaillants de la vaillante Espagne.
Ils sont morts ! ils sont tous tombés dans la montagne,
Tous sur le dos couchés, en braves, devant Dieu,
Et, si leurs yeux s’ouvraient, ils verraient le ciel bleu !
Voilà ce que je fais de tout ce qui m’épouse! »

Quant à doña Sol, elle se suicidera à la fin de la pièce (acte V, scène 6).

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À retenir

Hernani se sent investi d’un destin hors normes : il n’est pas un homme comme les autres mais « une force qui va » et qui le pousse inéluctablement vers l’abîme, un « vent impétueux » qui renverse tout sur son passage.

Ainsi, aux vers 989 à 1004 :

« Oh ! par pitié pour toi, fuis ! – Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu’il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !
Une âme de malheur faite avec des ténèbres !
Où vais-je ? je ne sais. Mais je me sens poussé
D’un souffle impétueux, d’un destin insensé.
Je descends, je descends, et jamais ne m’arrête.
Si parfois, haletant, j’ose tourner la tête,
Une voix me dit : Marche ! et l’abîme est profond,
Et de flamme ou de sang je le vois rouge au fond !
Cependant, à l’entour de ma course farouche,
Tout se brise, tout meurt. Malheur à qui me touche !
Oh ! fuis ! détourne-toi de mon chemin fatal,
Hélas ! sans le vouloir, je te ferais du mal ! »

  • Ce passage est encore une fois caractéristique du langage romantique et du style épique (caractéristique du genre de l’épopée) de Victor Hugo : les images de l’abîme et des ténèbres sont récurrentes sous les plumes romantiques.

Le registre épique se trouve dans les hyperboles (exagérations), par exemple : « un destin insensé », « tout se brise, tout meurt ».
Le champ lexical de la mort est ici très présent ; on notera par exemple l’évocation des flammes, du sang et de la couleur rouge, éléments constitutifs des Enfers tels qu’ils sont représentés dans l’imagerie religieuse.

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À retenir

Le déroulement de l’intrigue prouve qu’Hernani, de manière sans doute inconsciente, met tout en place pour que son destin fatal s’accomplisse : alors que don Carlos, devenu empereur sous le nom de Charles Quint, le gracie et lui offre la main de doña Sol (acte IV, scène 4), la promesse qu’il a précédemment faite à don Ruy Gomez l’empêche de goûter à son bonheur.

En effet, après que Hernani, déguisé en pèlerin, se soit introduit chez le comte pour y retrouver celle qu’il aime (acte III, scène 1), les deux amoureux sont surpris par le vieil homme qui demande vengeance de cette trahison et propose un duel à son rival. Mais l’intervention de don Carlos change le cours des choses : le roi demande à don Ruy Gomez de lui livrer Hernani. Le comte refuse, obéissant au code de l’honneur qui lui impose de protéger toute personne ayant trouvé refuge chez lui. En échange, don Carlos s’empare de doña Sol. Hernani et don Ruy Gomez font alors cause commune contre don Carlos, mais au prix d’un engagement funeste pris par Hernani : se livrer ultérieurement à la vengeance de don Ruy Gomez dès qu’il l’entendra sonner du cor (v. 1292-1296) :

« […] – Quoi qu’il puisse advenir,
Quand tu voudras, seigneur, quel que soit le lieu, l’heure,
S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins.
Tout sera fait. »

Or, dès la noce finie, le son du cor retentit (acte V, scène 3) et un masque apparaît pour rappeler son serment à Hernani. Celui-ci se suicide par empoisonnement. La souffrance exprimée par Hernani et sa jeune épousée rendent cette scène particulièrement pathétique. Le spectateur aimerait qu’Hernani, poussé alors par un élan de vie, abdique son sens de l’honneur comme il l’a fait précédemment en renonçant à se venger de don Carlos. Mais son instinct suicidaire prend le dessus.

Conclusion :

Hernani rassemble donc toutes les caractéristiques du héros romantique : les conflits (social et personnel) qui marquent son existence l’entraînent inéluctablement vers une fin tragique. Le destin de ce personnage traduit parfaitement le refus du monde et l’inaptitude au bonheur qui caractérisent le « mal du siècle » partagé par les membres de la génération romantique.