Identité et genre

Introduction :

La civilisation occidentale attribue traditionnellement certaines caractéristiques comportementales ou d’apparence à des catégories de genre : masculin et féminin, voire neutre. Ainsi la « nature » est-elle représentée sous les traits d’une femme dans la peinture de la Renaissance, mais aussi dans la poésie de Lucrèce, alors que la force ou le pouvoir sont dépeints dans les Fables de La Fontaine sous l’apparence du lion, animal incarnant la virilité.

La Naissance de Vénus, Sandro Botticelli, autour de 1485e La Naissance de Vénus, Sandro Botticelli, autour de 1485

C’est que la sensibilité et le naturel sont qualifiés de « féminins », et la force ou le pouvoir de « masculins ». Inconsciemment, jusque dans le langage que nous employons, nous recourons aux catégories de genre pour penser le monde dans lequel nous évoluons et pour nous y situer. En outre, ces catégories sont associées aux sexes biologiques dont elles sont supposées découler : des caractéristiques cette fois anatomiques et biologiques fondent la distinction entre mâles et femelles, avec des cas d’intersexuation beaucoup plus rares et souvent invisibilisés dès la naissance.
Par vagues renouvelées mais non consécutives dans l’histoire de la civilisation occidentale, a surgi la question de la logique reliant le sexe biologique au genre ; et ce à partir des décalages comportementaux par rapport aux attributs supposés du sexe biologique. Par exemple, si un homme est sensible, faut-il légitimement le qualifier de « féminin », alors même qu’étant un mâle, il devrait être qualifié de « masculin » ? Faut-il réprouver le fait qu’une femme se coupe les cheveux court, souhaite pratiquer le football ou fasse des sciences ?
Quoique ces questions se soient posées dès l’Antiquité et aient fait l’objet de réponses différentes selon les époques (au Moyen Âge, les femmes nobles avaient le droit d’étudier le droit comme la médecine, avant d’en être écartées à partir du XVe siècle), les XIXe et XXe siècles ont déminé la logique arbitraire reliant le sexe biologique au genre. Si, en effet, il a été admis, à plusieurs époques (gréco-romaine, Moyen Âge, époque classique) que des hommes soient dotés de caractéristiques qualifiées de « féminines » (cheveux longs, robes, maquillage, chaussures à talons, sensibilité esthétique, pratique de la danse, etc.), en revanche les femmes ont toujours été contraintes de rester dans le cadre imparti d’une certaine « féminité », formelle et arbitrée socialement. La nécessaire continuité entre sexe et genre a été remise en question à plusieurs reprises dans l’histoire de la civilisation occidentale. Pourtant, le XXe siècle, appuyé sur le levier « féministe », marque le premier tournant majeur de cette remise en question.
En outre, à la mise en évidence de la disjonction entre sexe biologique et genre, le premier étant naturel, le second étant au moins partiellement construit par la société, s’est ajoutée la mise en crise de l’hétéronormativité sexuelle : si la reproduction biologique requiert le croisement de gamètes mâle et femelle, en revanche, l’attirance sexuelle n’est pas donnée à la naissance. Elle se développe à la faveur de facteurs psychologiques plutôt que biologiques, même si le processus hormonal est partie prenante de la sexualité. Or, on a longtemps imputé à l’homosexualité d’une personne le fait qu’elle n’adopte pas les caractéristiques de genre associées à son sexe biologique. Le XXe siècle a également mis en crise cet a priori : quand bien même il y aurait des généralités de fait, il n’y a pas de nécessaire continuité morale entre sexe biologique, sexualité et genre. Cette reconnaissance du droit à la singularité et aux identités plurielles a dû en passer par du militantisme politique et des combats encore d’actualité, tant la disjonction entre sexe, genre et sexualité, d’une part, et la perte du pouvoir associé à certaines catégories de genre ou de sexe, d’autre part, sont anxiogènes pour les personnes bénéficiant de telles prérogatives.

Discriminations de genre

Chez Aristote, le genre n’est pas une catégorie essentielle mais accidentelle : l’espèce est humaine, quand le genre, lui, est un ensemble de caractéristiques secondaires. Cela signifie que du point de vue de l'essence, femmes et hommes se situent sur un pied d’égalité.

Historiquement pourtant, les individus de sexe féminin (filles autant que femmes) ont fait l’objet d’une catégorie à part, longtemps qualifiée de « sexe faible ». Des différences physiques découlait, comme si c’était justice, une différence de statut social. Autrement dit, du fait que les femmes avaient moins de force physique, on leur refusait le droit d’exercer celle-ci – hormis pour accoucher, ce qui exige une force physique tout à fait impressionnante.

  • C’est là ce qu’on appelle une discrimination : considérer la différence de fait comme motif de différence de droit et d’inégalité sociale.

Or, depuis le siècle des Lumières, maintes discriminations ont été invalidées, à commencer par celle fondant l’esclavage (de droit) sur la différence de couleur de peau (de fait). De même, il semblerait aujourd’hui inadmissible de considérer qu’en raison de sa cécité, un enfant mal-voyant ne puisse pas bénéficier d’une éducation scolaire comme tous les autres enfants : s’il faut certes des aménagements pour qu’il puisse acquérir des connaissances sans recourir au sens visuel, sa différence physique ne justifie aucune inégalité de droit à son égard.
Dans la nature, il y a bien des inégalités de fait : certaines personnes sont plus grandes ou plus petites, plus fragiles ou plus robustes, mais la vocation du droit sur la base de l’exigence de justice est de remédier à ces différences de fait pour permettre à chacun·e un égal accès au savoir ou aux soins, par exemple. Ainsi, certaines personnes privées de mobilité autonome ne peuvent pas gravir les étages d’un établissement, et la loi française impose que toutes les structures scolaires disposent d’un ascenseur permettant à chaque enfant ou membre du personnel d’accéder aux étages supérieurs. Mais lorsque le droit renforce l’inégalité de fait, on appelle cela une discrimination : il ne s’agit plus de justice, mais d’injustice.

En France, à la fin du XIXe siècle, les jeunes filles n’avaient pas droit à la même éducation scolaire que les jeunes garçons. Au motif qu’elles auraient moins de capacités intellectuelles, on les privait d’en user et on ne leur enseignait que les travaux domestiques. Aussi avaient-elles finalement, en toute logique, un bagage intellectuel moindre que les hommes ; ce qui suffisait alors à valider la pétition de principe selon laquelle elles auraient moins de capacités intellectuelles.

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Définition

Pétition de principe :

Raisonnement fallacieux dans lequel on considère comme admis dès l’hypothèse ce qui doit être démontré.

Pourtant, savoir faire la couture ou le repassage n’est pas inscrit dans les gènes ; au contraire, cette compétence aussi s’acquiert par l’éducation. C’est ce que fait remarquer Simone de Beauvoir, qui a eu la chance de bénéficier quant à elle d’une éducation intellectuelle dispensée seulement en milieu bourgeois : « On ne naît pas femme : on le devient », écrit-elle dans son essai Le Deuxième Sexe. Écrit en deux tomes, son ouvrage est un manifeste. Si de Beauvoir admet qu’il existe deux sexes biologiques (l’intersexuation humaine est encore méconnue), elle refuse en revanche l’évidence du genre « féminin ». Au contraire, elle s’applique à montrer combien tout est construit dans le « féminin », non pas tant par les femmes elles-mêmes que par un formatage social qui n’a rien de naturel, rien de génétique.

  • Le genre « féminin » est un rôle social construit à partir de la différence sexuelle, mais qui reste, selon elle, une « mascarade ».

Simone de Beauvoir, photographie de Moshe Milner, 1967, ©Moshe Milner CC BY-SA 3.0 Simone de Beauvoir, photographie de Moshe Milner, 1967, ©Moshe Milner CC BY-SA 3.0

« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité, l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent l’univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage1 se déroule de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d’abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s’objective, elle se tourne vers la mère : c’est la chair féminine douce, lisse, élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs2 ; c’est d’une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s’il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l’amour des adultes. Jusqu’à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n’y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. »

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, tome I, 1949.

1 privation du lait maternel ; séparation d’avec la mère.
2 dont l’objet est de « prendre », « saisir ».

L’essai de Simone de Beauvoir s’appuie sur l’existentialisme sartrien, entre autres, pour souligner combien la féminité, entendue comme elle l’est à cette époque et marquée par une conduite vestimentaire, une assignation aux tâches ménagères et subalternes, une éducation réduite, n’a rien de naturel. Il s’agit d’autant de gestes et comportements acquis à travers l’éducation.
En ce sens, on pourrait parler de « performance » : de l’anglais to perform, la « performance » désigne, dans la langue anglaise, le fait de traduire un concept en actes. Ainsi l’art dramatique est-il qualifié de performing art ou « art de la performance ». En effet, lorsque l’acteur joue un personnage, il ne fait de doute pour personne qu’il est authentiquement ce personnage. Il « performe » son rôle.
De même, on pourrait soutenir d’après Simone de Beauvoir que la féminité n’est qu’une performance, et qu’elle n’est en aucune façon innée. C’est tout particulièrement ce que Judith Butler, sociologue et théoricienne américaine, empruntera à Simone de Beauvoir pour étayer l’expression de « trouble dans le genre ».

Judith Butler, CC0 Judith Butler, CC0

« […] le travesti n’imite pas un original : sa mimique rappelle le fait que nous ne faisons tous que nous travestir. Hommes ou femmes, hétérosexuels ou pas, que nous soyons plus ou moins conformes aux normes de genre et de sexualité, nous devons jouer notre rôle, tant bien que mal, et c’est le jeu du travesti qui nous le fait comprendre. Le drag1 manifeste ce que nous voudrions oublier, et que nous tentons d’occulter. C’est bien pourquoi la pensée queer2 ne saurait se limiter à ces emblèmes spectaculaires et théâtraux ; au fond, l’homme qui surjoue (quelque peu) sa masculinité, ou bien la femme qui en rajoute (à peine) dans la féminité ne révèlent-ils pas, tout autant que la folle la plus extravagante, ou la butch3 la plus affirmée, le jeu du genre, et le jeu dans le genre ? »

Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, 1990.

1 drag queen, catégorie de travestis.
2queer, courant de pensée et de militantisme récusant les normes de genre et prônant la « bizarrerie » (le mot queer signifie « bizarre » en anglais).
3 butcher, catégorie de lesbiennes.

Selon Judith Butler, le genre est une performance sociale : nous choisissons de jouer la femme ou l’homme, ou bien, plus fréquemment, cela nous est imposé par l’éducation ou la morale. Du fait que je sois de sexe mâle ou femelle ne découle en aucune façon que je me maquille, assure la lessive ou coupe la parole à autrui. Nos comportements genrés sont donc construits en société, et acquis par éducation ou par choix ; ils nous sont transmis par nos parents, mais aussi par des discours normatifs médiatiques ou institutionnels.

Le chanteur Eddy de Pretto ne dit pas autre chose dans sa chanson « Kid », lorsqu’il met en évidence les injonctions adressées aux individus de sexe mâle :

« Tu seras viril mon kid
Je ne veux voir aucune larme glisser
Sur cette gueule héroïque et ce corps tout sculpté
Pour atteindre des sommets fantastiques
Que seule une rêverie pourrait surpasser

Tu seras viril mon kid
Je ne veux voir aucune once féminine
Ni des airs, ni des gestes qui veulent dire
Et dieu sait si ce sont tout de même les pires
À venir te castrer pour quelques vocalises

Tu seras viril mon kid
Loin de toi ces finesses tactiques
De ces femmes origines qui féminisent, groggysent
Sous prétexte d’être le messie fidèle
De ce fier modèle archaïque

Tu seras viril mon kid
Tu tiendras dans tes mains l’héritage iconique
D’Apollon, et comme tous les garçons
Tu courras de ballon en champion

Et deviendras mon petit héros historique

Virilité abusive
Virilité abusive

Tu seras viril mon kid
Je veux voir ton teint pâle se noircir de bagarres
Et forger ton mental pour qu’aucune de ces dames
Te dirigent vers de contrées roses, néfastes
Pour de glorieux gaillards

Tu seras viril mon kid
Tu hisseras ta puissance masculine
Pour contrer cette essence sensible
Que ta mère nous balance en famille_
Elle fatigue ton invulnérable Achille

Tu seras viril mon kid
Tu compteras tes billets d’abondance
Qui fleurissent sous tes pieds, que tu ne croiseras jamais
Tu cracheras sans manière en tous sens
Défileras fier et dopé de chair, de nerf protéiné

Tu seras viril mon kid
Tu brilleras par ta force physique
Ton allure dominante, ta posture de caïd
Et ton sexe triomphant, pour mépriser les faibles
Tu jouiras de ta rude étincelle

[…] »

La chanson met en évidence la souffrance qui résulte de l’injonction à la virilité : comment imaginer que bon nombre de garçons ne souffrent pas d’un sentiment de médiocrité lorsqu’il leur est demandé de rivaliser avec la beauté d’Apollon et la force d’Achille ? N’est-il pas des garçons qui voudraient jouer à la poupée, jouer à être « papa » ? N’est-il pas tout aussi naturel, pour un petit garçon, de ressentir, de pleurer, d’être fragile et sensible, bref d’être humain, que pour une petite fille ?

Du côté du genre féminin tout autant, une personne souhaitant travailler comme hôtesse d’accueil ou de l’air doit apprendre à porter des talons hauts, gage de féminité ; s’affubler de rouge à lèvres et ne pas manquer d’attacher ses cheveux en chignon. Pourtant, les talons hauts font autant souffrir les pieds des femelles que des mâles, et les hommes ont autant les cheveux qui poussent que les femmes ; ils pourraient tout aussi bien les vouloir longs et remontés en chignon.

  • Finalement, la vie quotidienne n’est-elle pas déjà un travestissement du naturel ?

C’est bien la fonction de celui que l’on qualifie, dans nos sociétés normatives, de « travesti » : mettre en évidence le caractère factice de nos normes de genre, pour troubler le regard.
En ce sens, Judith Butler invite explicitement à « troubler le genre », c’est-à-dire à se jouer des normes de genre pour mettre en évidence leur caractère arbitraire, mais aussi choisir ce qui nous convient le mieux : elle suggère ainsi que l’on peut produire de nombreuses autres catégories de genre. Aussi invalide-t-elle définitivement l’usage du mot « femme » ou « homme » au singulier, lorsqu’ils désignent une « essence » : il n’y a pas d’essence féminine ni plus que masculine. Chacun·e doit construire son identité de genre, qui lui sera propre et non dictée par un quelconque idéal.

Dans la continuité du livre Trouble dans le genre sont nées, aux États–Unis, les gender studies, sous-discipline de la sociologie destinée à interroger les discriminations de genre et à les mettre en évidence pour favoriser davantage de justice sociale. Les gender studies relèvent des cultural studies, ensemble de disciplines questionnant la légitimité des hiérarchisations sociales selon des critères discutables (race, handicap, etc.).

Neutralité de genre ?

D’une part, on comprend, avec Simone de Beauvoir et Judith Butler, que l’identité de genre est bien plus acquise et construite qu’elle n’est naturelle ; d’autre part, on peut en venir à s’interroger sur la légitimité d’expressions telles que « garçon manqué » ou « pleurer comme une fille ».
C’est ce que suggère Céline Sciamma dans le film Tomboy, qui a fait couler beaucoup d’encre : lorsqu’une fille souhaite, non pas être un garçon, mais ne pas devoir s’approprier de signes de genre — garder les cheveux courts, ne pas porter de robe —, faut-il y voir une erreur de la nature ? Plutôt que de multiplier les genres en autant d’individus, ne pourrait-on pas réduire cette diversité de genres à un seul genre : le neutre ? C’est ce que suggère la théoricienne américaine Monique Wittig dans les années 1980. Lorsqu’une femelle ne se maquille pas, elle ne devient pas un mâle pour autant : elle neutralise sa féminité. Lorsqu’un homme laisse pousser ses cheveux, ce qui est absolument naturel, il ne se féminise pas davantage.
Dans son livre La Pensée Straight, Monique Wittig étaye le concept de « pensée queer », pour récuser la nécessité de catégoriser les styles d’être au monde comme des « genres ». Ce faisant, elle favorise néanmoins le genre « neutre », c’est-à-dire la négation de signes distinctifs de genre.

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À retenir

Il ne s’agit donc pas de changer de sexe ni de genre, mais de ne pas céder à des injonctions sociétales qui voudraient que, pourvue d’un sexe femelle, on soit nécessairement féminine ; ce d’autant plus que « le féminin » apparaît, sous la plume de Wittig, comme une construction sociale intégralement factice.

Pour autant, l’idée que le genre ne relève pas de l’identité de nature, mais d’une simple identité sociale, ne manque pas de susciter des critiques.
En effet, Monique Wittig récuse en bloc l’idée que nous puissions disposer de caractéristiques psychiques propres, certes individuelles, mais indépendantes de l’éducation morale et sociale. Or, il s’avère évident que bien des enfants issus de familles traditionalistes n’incarnent pas pour autant les normes de genre qui leur ont été inculquées.

  • Certains personnes se sentent à ce point en décalage biologique par rapport à leur identité de genre qu’elles souffrent beaucoup, et désirent changer de sexe biologique pour aligner leur sexe biologique sur leur ressenti de genre.

Qu’est-ce qui est le plus éthique : leur refuser le changement de sexe, au motif que leur genre est indépendant de leur biologie et que quel que soit le sexe biologique, le genre peut être ce que la personne souhaite qu’il soit ? Ou accepter leur demande pour mettre un terme à leur souffrance psychique – celle de se sentir différentes de ce qu’elles donnent à voir ? Le cas échéant, cela suppose d’admettre que pour un meilleur bien-être, l’alignement du genre sur le sexe biologique est nécessaire. Plutôt, donc, que de contraindre l’individu à aligner son genre sur son sexe biologique, on a rendu possible le fait de modifier le sexe biologique pour permettre à l’individu de l’aligner sur son genre ressenti. Autrement dit, le genre n’est pas seulement une construction sociale : il relève d’un vécu psychologique, d’abord et avant tout. C’est sur ce point que portent les critiques psychanalytiques des travaux de Monique Wittig : la pensée queer requiert d’admettre l’ancrage psychologique du genre, ce qui n’interdit pas pour autant de remettre en question les normes de genre à l’œuvre dans la société.

Orientation sexuelle et identité de genre

La disjonction opérée par Judith Butler entre sexe, genre et orientation sexuelle, reste récente. À l’inverse, on a longtemps associé le trouble dans le genre à l’homosexualité, sous le qualificatif de « déviances » par rapport à la norme. En demeure, aujourd’hui, une certaine phobie sociale à l’égard des homosexuel·le·s ou une angoisse à l’endroit des gender studies. Ainsi, bon nombre de personnes emploient l’expression de « théorie du genre » pour qualifier de façon vague les études relatives aux discriminations de genre. Dans leurs propos, l’expression de « théorie du genre » désigne une idéologie de la déviance et de la perversion sexuelle propres à provoquer l’extinction de l’humanité.

En réalité, une telle « théorie du genre » n’existe pas, hormis dans les fantasmes des personnes qui voient dans les gender studies la porte ouverte à une déviance sexuelle généralisée. Cette angoisse repose sur une confusion, précisément, entre identité de genre et orientation sexuelle, d’une part ; entre homosexualité et perversion, d’autre part.
Mais elle repose aussi sur la conviction, invalidée par la réalité, que notre sexe biologique devrait déterminer notre orientation sexuelle. La question que l’on peut légitimement se poser est la suivante : l’orientation sexuelle découle-t-elle de notre identité, et en fait-elle même partie ? Ou bien dépend-elle de facteurs extérieurs plutôt qu’intrinsèques ?
La difficulté est que l’orientation sexuelle repose sur une attirance pour l’altérité : non pour « le différent de moi » mais pour autrui, « l’autre que moi ». Si l’orientation sexuelle fait partie de mon identité, faut-il admettre que mon identité est relative à l’altérité qui m’attire ? Ce sont d’épineuses questions relevant de la psychologie plutôt que de la philosophie, et auxquelles la sociologie ne saurait répondre adéquatement.

C’est aussi ce qu’interroge Monique Wittig dans La Pensée Straight, et qu’elle cherche à déminer : la façon dont les discours hétéronormatifs invisibilisent les personnes homosexuelles, bisexuelles, transsexuelles ou plus largement queer (c’est-à-dire « bizarres », hors-norme du point de vue hétéronormatif), en leur refusant la sexualité elle-même.

« Les discours qui nous oppriment tout particulièrement nous lesbiennes féministes et hommes homosexuels et qui prennent pour acquis que ce qui fonde la société, toute société, c’est l’hétérosexualité, ces discours nous nient toute possibilité de créer nos propres catégories, ils nous empêchent de parler sinon dans leurs termes et tout ce qui les remet en question est aussitôt méconnu comme “primaire”. […] Ces discours parlent de nous et prétendent dire la vérité sur nous […]. Leur action sur nous est féroce, leur tyrannie sur nos personnes physiques et mentales est incessante. Quand on recouvre du terme généralisant d’idéologie au sens marxiste vulgaire tous les discours du groupe dominant on […] néglige la violence matérielle qu’ils font directement aux opprimé·e·s, violence qui s’effectue aussi bien par l’intermédiaire des discours abstraits et “scientifiques” que par l’intermédiaire de discours de grande communication. […]
Oui la société hétérosexuelle est fondée sur la nécessité de l’autre différent à tous les niveaux. Elle ne peut pas fonctionner sans ce concept ni économiquement ni symboliquement ni linguistiquement ni politiquement. Cette nécessité de l’autre différent est une nécessité ontologique pour tout le conglomérat de sciences et de disciplines que j’appelle la pensée straight. Or qu’est-ce que l’autre différent sinon le dominé ? Car la société hétérosexuelle n’est pas la société qui opprime seulement les lesbiennes et les hommes homosexuels, elle opprime beaucoup d’autres différents, elle opprime toutes les femmes et de nombreuses catégories d’hommes, tous ceux qui sont dans la situation de dominés. Car constituer une différence et la contrôler est un acte de pouvoir puisque c’est un acte essentiellement normatif. Chacun s’essaie à présenter autrui comme différent. Mais tout le monde n’y parvient pas. Il faut être socialement dominant pour y réussir ».

Monique Wittig, extrait de « La Pensée Straight », in Questions Féministes, No. 7, février 1980.

Monique Wittig a critiqué avec virulence la psychanalyse, car elle attribue à Freud une trop forte hétéronormativité sexuelle. En effet, on trouve dans certains textes de Freud l’idée que l’homosexualité serait une déviance par rapport à la normale, mais il ne faut pas oublier que les propos de l’inventeur de la psychanalyse restent des hypothèses non assertives, ancrées dans une époque où parler de la sexualité était déjà franchir un tabou. La lecture par Wittig de la psychanalyse est, en outre, partiellement erronée. En effet, selon Freud lui-même, puis le psychanalyste Bion, le nourrisson n’est pas genré ; il est encore moins doté de la moindre orientation sexuelle. Il est biologiquement sexué ; son genre s’étaye au contact de son environnement humain, selon ses préférences et en fonction de la culture qui est la sienne. L’enfant en bas âge manifeste une sexualité, mais elle n’est pas orientée : le terme de « sexualité » peut prêter à confusion car elle est non mature, non génitale. Chez Freud, le terme de « sexualité » désigne le fait d’éprouver du plaisir avec son corps, et en effet, le nourrisson est heureux après avoir bu le lait maternel. Mais il faut bien reconnaître qu’une telle sexualité n’est pas comparable à une attirance sexuelle : c’est que l’attirance sexuelle n’est pas donnée, elle n’est pas biologiquement inscrite comme l’est le réflexe de respiration par exemple. La sexualité est naturelle, mais l’hétérosexualité n’est pas une nécessité inscrite dans l’identité dès la naissance. Freud considère à cet égard le nouveau-né comme doté d’une « bi-sexualité originaire » : il peut, dans l’absolu, devenir hétérosexuel comme homosexuel (« les racines de l’homosexualité se trouvent dans la bisexualité constitutive de tous les êtres humains » écrit Sigmund Freud dans Ma Vie et la Psychanalyse en 1925). Ce n’est qu’après identification à l’un des deux parents, donc au terme d’un processus de maturation psychique, qu’il en viendra à s’orienter de façon hétérosexuelle ou homosexuelle. Cette identification se fait spontanément, elle relève donc bel et bien du sujet autonome. On ne saurait imposer à un enfant de devenir homosexuel ou hétérosexuel. D’une part, il n’est concrètement pas possible de déterminer la sexualité d’un individu, pas plus qu’on ne peut changer ses goûts alimentaires par la contrainte ; d’autre part, et surtout, il n’est moralement pas légitime de pervertir un individu en lui imposant d’être ce qu’il n’est pas. Aussi n’y a-t-il pas lieu de craindre, comme c’est le cas de personnes peu au fait de la sexualité humaine, que la fréquentation de personnes homosexuelles ou les couples homoparentaux créent des enfants homosexuel·le·s ou bisexuel·le·s : l’orientation sexuelle est une affaire personnelle et doit le rester. Il faut donc bien admettre que, sans relever de l’identité personnelle, l’orientation sexuelle renvoie à la façon dont on se définit et dont on s’éprouve comme être désirant en société.

La sociologie des gender studies, désormais plus généralement supplantées par les queer studies, a contribué à déminer l’idée que l’hétérosexualité serait une nécessité psychologique. Si la perpétuation de l’espèce exige le croisement de gamètes et que la procréation naturelle en passe par un accouplement hétérosexué, en revanche, la sexualité, qui n’est pas exclusivement physiologique mais repose avant tout sur la psychologie individuelle, dépasse la sexuation biologique. À cet égard, rien n’interdit que l’on soit amoureux·se ou que l’on soit attiré·e sexuellement par une personne de même sexe biologique, tout en procréant avec des individus de sexe biologiquement complémentaire.

Conclusion :

L’interrogation sur les normes de genre, c’est-à-dire les règles de comportement et de mode d’être assignées à un sexe biologique, amène à s’interroger sur l’identité personnelle. Si je suis ce que la société a déterminé à ma naissance, peut-on dire que je suis vraiment moi-même ? Cette interrogation se redouble lorsque l’on considère l’hétéronormativité sexuelle, c’est-à-dire l’injonction sociale et éducative à être hétérosexuel•le. L’identité de genre et l’orientation sexuelle ne sont pas des données biologiques, mais bien des caractères évolutifs, construits par le sujet en fonction de la société dans laquelle il évolue et de sa relation aux autres. Elles mettent en jeu l’individu dans toute sa singularité naturelle, mais aussi la place qu’il se donne au milieu des autres êtres humains. La question du genre du sujet ou de son orientation sexuelle sont des occasions de penser plus largement l’identité personnelle, non comme innée, mais comme pluri-factorielle, mouvante et sans cesse en recherche.