L'art romantique de Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal

Introduction :

Charles Baudelaire occupe une place particulière dans l’histoire de la poésie du XIXe siècle. Né en 1821, il est l’héritier et le continuateur du mouvement littéraire dominant de la première moitié du XIXe siècle : le romantisme. Néanmoins, son unique recueil de poèmes en vers, Les Fleurs du Mal, publié en 1857, marque une rupture avec la poésie romantique antérieure en introduisant une sensibilité et des thématiques qui, sous certains aspects, apparaissent comme totalement nouvelles. L’œuvre poétique de Charles Baudelaire se caractérise en premier lieu par son originalité, et ne peut être classée dans aucune école particulière.

Après Les Fleurs du Mal, les poètes de la seconde moitié du XIXe siècle s’inspireront largement des innovations introduites par Baudelaire, inaugurant ainsi une nouvelle période : celle de la poésie dite moderne. Les Fleurs du Mal représente donc un moment charnière dans l’histoire de la poésie. Ce recueil est à la fois une synthèse de toute la création poétique du XIXe siècle, et le passage d’une étape dans l’histoire qui mène du romantisme à la modernité littéraire.

Afin de saisir l’originalité de cette œuvre, nous examinerons en première partie la façon dont Baudelaire reçoit et transforme l’héritage du romantisme, pour aboutir à ses propres conceptions de la poésie et de la beauté artistique. Dans la seconde partie, nous nous intéresserons à la structure particulière des Fleurs du Mal, et aux principaux thèmes que le poète aborde dans cette œuvre, jugée scandaleuse à son époque, mais devenue l’une des plus marquantes de l’histoire de la littérature.

L’art poétique de Baudelaire

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Définition

Art poétique :

Cette expression désigne l’ensemble des principes esthétiques utilisés par un auteur pour créer ses œuvres. Ces principes contiennent une certaine définition de la beauté artistique, ainsi que les règles de composition à suivre pour produire cette beauté à travers l’écriture.

Par extension, « art poétique » est également le nom donné à un poème qui expose cette définition du Beau ainsi que ces règles de création.

Par exemple au XVIIe siècle, Boileau, dans un long poème intitulé justement L’Art poétique, définit la beauté classique comme un idéal de clarté, de régularité et de symétrie. À la fin du XIXe siècle, Verlaine quant à lui donne le même titre à l’un de ses poèmes, où est célébrée la musique des vers impairs, préférables selon lui à l’octosyllabe ou à l’alexandrin :

« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. »

Aucun poème intitulé « Art poétique » ne figure dans Les Fleurs du Mal. Néanmoins, Baudelaire énonce à plusieurs reprises dans ce recueil sa vision de la beauté et les principes qui guident sa création poétique, comme dans « Hymne à la beauté » ou dans le sonnet « Correspondances ». Ce dernier inspirera d’ailleurs le mouvement symboliste pendant la seconde moitié du XIXe siècle.

En outre, on peut déduire cette conception du Beau à partir des formes, des images, des préoccupations qui reviennent le plus souvent sous la plume de Baudelaire, formant ainsi son art poétique, que l’on peut aussi appeler son esthétique.

  • L’esthétique de Baudelaire contient des éléments directement issus des poètes romantiques, ses prédécesseurs.
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À retenir

Du point de vue de la forme littéraire et des procédés stylistiques, Baudelaire respecte la plupart du temps les règles admises de la versification, comme les exigences de la rime ou la forme très classique du sonnet en alexandrins.

Baudelaire s’inscrit donc dans une longue tradition poétique, à laquelle le romantisme s’était également soumis. En outre, la plus grande partie des Fleurs du Mal relève du registre lyrique, un registre propre au mouvement romantique.

Pour Baudelaire, la poésie est un moyen d’expression du moi, de l’intériorité et de l’intime. C’est aussi le cas, par exemple, de Lamartine.

  • En effet, la poésie permet au poète d’épancher des sentiments, des passions, des états d’âme, souvent teintés de désespoir et de mélancolie.

Par conséquent, l’un des grands thèmes de la poésie de Baudelaire, à savoir l’angoisse mélancolique, également appelée spleen, peut être considéré comme un thème éminemment romantique. Nous reviendrons par la suite sur cette notion de spleen.

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À retenir

Cette influence romantique se retrouve dans l’expression des souffrances et des déceptions causées par l’amour ou par l’absence de l’être aimé.

Lamartine avait déjà exprimé ces souffrances dans le célèbre vers :

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »

Enfin, le thème romantique de la fuite du temps est fréquemment évoqué dans Les Fleurs du Mal. Cette fuite du temps est présentée comme un « obscur ennemi qui nous ronge le cœur », et l’horloge comme un « dieu sinistre, effrayant, impassible ». Mais Les Fleurs du Mal n’aurait pas une telle importance dans l’histoire de la poésie si Baudelaire s’était contenté de reproduire à l’identique les enseignements de ses aînés. Comme Victor Hugo le dit dans une lettre adressée à Baudelaire en 1859, celui-ci a fait passer « un frisson nouveau » dans la création.

  • En quel sens peut-on affirmer que Baudelaire est un novateur, et qu’il est le véritable initiateur de la poésie moderne ?
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À retenir

En premier lieu, Baudelaire renouvelle profondément la définition traditionnelle de la beauté.

Cette redéfinition apparaît d’emblée dans le titre du recueil. Les fleurs et le mal appartiennent à des champs lexicaux opposés, et en unissant ces deux termes, Baudelaire indique le sens de son projet poétique : transformer le mal en beauté esthétique. À travers ses poèmes, Baudelaire montre qu’il est possible d’extraire la beauté du mal, de faire naître des fleurs, au sens métaphorique, à partir de la laideur du monde et des vices de l’homme.

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À retenir

Selon Baudelaire, la beauté poétique a pour vocation d’étonner, voire de choquer. Comme il l’écrit dans une page de son journal, « Le Beau est toujours bizarre ».

La beauté peut même naître de la description d’un objet qui, d’ordinaire, suscite le dégoût. À ce titre, le poème « Une charogne » est significatif. Il dépeint un animal mort en pleine décomposition au bord d’un chemin, une « charogne infâme » que le poète, grâce à la magie de son verbe, parvient à sublimer en « une carcasse superbe », une « pourriture » que le lecteur voit « comme une fleur s’épanouir ».

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À retenir

Ce goût pour la laideur transfigurée en beauté et cette attirance pour le mal sont les éléments qui ont provoqué, lors de la publication du recueil, un véritable scandale dans la société bourgeoise de l’époque.

Deux mois après la sortie des Fleurs du Mal, Baudelaire et son éditeur sont en effet condamnés pour « outrage aux bonnes mœurs ». Ils devront s’acquitter d’une amende et retirer les six poèmes jugés les plus scandaleux, en raison de leur teneur érotique.

  • Ce goût pour les sujets choquants, la laideur et le mal constitue l’un des éléments qui font de Baudelaire un poète novateur.

Mais la modernité poétique des Fleurs du Mal se perçoit également dans d’autres aspects du recueil, notamment sa structure et les thèmes traités.

Structure et thèmes principaux des Fleurs du Mal

Avec Les Fleurs du Mal, Baudelaire crée une œuvre novatrice. Non seulement par son contenu, par la sensibilité qui s’y exprime et ses provocations à l’égard de la morale admise, mais également par sa structure, c’est-à-dire son organisation. Contrairement aux recueils de l’époque, dont les poèmes sont généralement ordonnés chronologiquement, l’ouvrage de Baudelaire est agencé selon un ordre lui-même significatif. Autrement dit, la structure du recueil relate une sorte de parcours, celui du poète, qui constitue un peu son thème principal, à savoir l’insatisfaction tragique et irrémédiable de l’être humain.

L’homme est en effet dépeint comme une créature spirituelle éprise d’idéal, mais qui se heurte sans cesse à des obstacles matériels comme la maladie, la pauvreté, l’oisiveté et l’ennui. L’existence apparaît comme une lutte contre le temps qui « mange la vie », comme une longue et douloureuse chute, dont la mort semble être la seule délivrance.

  • La succession des poèmes vise donc à rendre compte de ce voyage symbolique, de cette exploration de la misère de l’homme qui s’efforce d’échapper au mal.

Baudelaire lui-même a insisté explicitement sur l’importance qu’il accordait à la structure du recueil, et exprimé son souci d’en faire une totalité cohérente et dotée d’un sens. Dans une lettre adressée en 1861 au grand poète romantique Alfred de Vigny, Baudelaire dit notamment :

« Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album, et qu’il a un commencement et une fin. »

  • Chacune des six sections du recueil traite une thématique particulière, qui peut être conçue comme une étape de cet itinéraire moral et spirituel.

Un premier poème liminaire, sorte d’avant-propos intitulé « Au lecteur », ouvre le recueil sur un constat pessimiste. Baudelaire y affirme que la nature profonde de l’Homme est de s’abandonner au mal. Le ton est donné avec :

« La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps. »

Plus loin, on peut lire : « C’est le diable qui tient les fils qui nous remuent ! ». Mais le pire des maux que doivent affronter le poète comme son lecteur, c’est l’« Ennui ».

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À retenir

Pour se délivrer du mal et fuir cet ennui, le poète part, via son œuvre, en quête d’un monde meilleur, imaginaire et idéalisé. Les Fleurs du Mal raconte cette quête.

C’est pourquoi le titre de la première section est : « Spleen et Idéal ». Cette section est de loin la plus importante, du moins quantitativement, puisque sur les 126 poèmes qui composent le recueil, elle en contient 85. Le poète y explore deux moyens de s’élever au-dessus de la médiocre condition humaine : l’idéal de la beauté artistique d’une part, et l’idéal de l’amour d’autre part. Mais ces aspirations ne peuvent qu’aboutir à un échec. Comme l’indique le titre de la section, l’idéal est sans cesse mis en relation avec son opposé, le spleen. Ce dernier peut se manifester sous diverses formes : dégoût de vivre, obsession du temps qui passe, angoisse et souffrances du désespoir. Le spleen est un thème décisif chez Baudelaire, et revient de manière quasiment obsessionnelle tout au long du recueil.

Le spleen baudelairien ressemble à la mélancolie des romantiques. Chez Baudelaire toutefois, cette mélancolie est beaucoup plus sombre, hantée par le péché et le mal, à tel point que le poète va parfois jusqu’à lui donner des traits sataniques.

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Définition

Spleen :

Le spleen est le nom que Baudelaire donne à l’angoisse provoquée par la chute existentielle relatée dans Les Fleurs du Mal, et que seule la mort peut interrompre.

Parmi les nombreuses descriptions de cette mélancolie désespérée que contient le recueil, citons par exemple celle tirée du poème intitulé justement « Spleen » :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits. »

Les poèmes de la première section montrent que ni la beauté poétique, ni l’amour, ne permettent d’atteindre l’Idéal recherché. Immanquablement rattrapé par le spleen, le poète continue d’être accablé par la réalité, sa banalité ou ses horreurs. Il doit donc trouver d’autres voies pour échapper à son mal. Diverses solutions sont explorées dans les sections suivantes.

La section « Tableaux parisiens » suit « Spleen et Idéal ». Beaucoup plus courte avec ses 18 poèmes, elle ne doit cependant pas être négligée. En effet, c’est dans cette section que se manifeste un élément essentiel de la modernité du recueil : la présence de la ville. Alors que la poésie traditionnelle, romantisme inclus, faisait de la nature son objet de contemplation privilégié, Baudelaire donne une véritable existence poétique au thème de la ville. La ville et son agitation, ses mendiants, ses artisans, ses chiffonniers et ses vieilles lingères, ses belles passantes dans leurs robes à la mode, toute cette foule citadine bigarrée est chantée et célébrée dans les « Tableaux parisiens », et devient l’objet d’une authentique fascination esthétique.

À travers cette communion avec ses semblables, le poète cherche à fuir l’ennui, à vaincre son angoisse et son sentiment d’isolement. Mais il s’aperçoit que ce recours aux autres est illusoire et inutile puisque, loin de rompre l’isolement, la foule ne fait que l’accentuer. En outre, loin d’offrir le salut et la rédemption des péchés, la ville est un théâtre de débauche et de corruption.

  • Le poète ne peut que constater une nouvelle fois son échec.

Les trois sections qui suivent « Tableaux parisiens » expérimentent différents vices susceptibles de constituer une échappatoire à l’ennui et à la mélancolie du poète. La troisième, intitulée « Le vin », présente l’ivresse comme un éventuel recours. Il est vrai que le vin a un certain pouvoir d’évasion. Il permet par exemple aux pauvres d’oublier leur misère, comme le suggèrent les poèmes « L’âme du vin » ou « Le vin des chiffonniers ».

  • Mais ce remède est trop éphémère pour le poète, qui aspire à l’infini et à l’absolu.

La quatrième section s’intitule « Fleurs du Mal », sans l’article défini « les », présent dans le titre du recueil. Le poète y explore la débauche et les perversions, afin d’oublier la médiocrité de son existence. Mais la luxure ne fait qu’attiser sa souffrance morale : on ne peut guérir le mal par le mal.

Dans la cinquième section, nommée « Révolte », Baudelaire va jusqu’à se rebeller contre Dieu. Il utilise pour cela le blasphème, comme dans « Le Reniement de saint Pierre », ou la célébration de Satan :
« Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
[…]
Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! »

  • Mais ces appels restent sans réponse.

Il ne reste alors au poète qu’un recours : « La Mort ». C’est le titre de la sixième et dernière section. Paradoxalement, cette partie est sans doute la plus apaisée du recueil. La mort est appréhendée avec sérénité, comme une délivrance à l’égard des douleurs infligées par le monde, un soulagement pour tous ceux qui souffrent. Les poèmes « La mort des pauvres » et « La mort des artistes » le font comprendre. Dans « La mort des amants », la mort est aussi présentée comme la réalisation parfaite de l’amour. Elle est enfin la seule manière d’échapper à la banalité de la vie et d’accéder à des mondes inconnus, comme une sorte de voyage : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! », lit-on dans « Le voyage », le long poème qui clôt le recueil.

Conclusion :

En abordant les principaux aspects des Fleurs du Mal, cette œuvre extrêmement riche, nous avons repéré les éléments issus de l’école romantique, mais aussi le caractère novateur de l’art poétique et de l’esthétique de Baudelaire. Nous avons également traité la signification de la structure particulière de l’œuvre, ainsi que les thèmes de chaque section. Ces éléments contextuels et thématiques sont indispensables pour saisir le sens général de chaque poème du recueil, dans le cadre d’une analyse ou d’un commentaire. Mais chaque poème reste singulier, et une bonne maîtrise du vocabulaire poétique ainsi que des outils stylistiques est nécessaire à la compréhension de chacun et à la distinction de ses particularités.