L'histoire de la psychiatrie (Foucault)

Introduction :

Toutes les violences sont-elles comparables et se ressemblent-elles ? La violence peut être un phénomène manifeste ou latent. De plus, elle peut être illégale ou légale, illégitime ou légitime. Que faut-il donc entendre par « violence » ? Elle peut prendre différentes formes plus ou moins visibles : harcèlement moral au travail, pressions sociales… La médecine, par exemple, comporte dans son histoire des violences institutionnelles, en particulier dans la psychiatrie telle qu’elle s’est développée aux XXe et XXIe siècles. La philosophie, la littérature et le cinéma ont analysé et décrit cette violence si spécifique. Les auteurs, dans leurs œuvres, ont montré comment certaines pratiques médicales censées soigner ou prendre soin des personnes atteintes de maladies mentales et comportementales ont conduit, au contraire, à la maltraitance de patients. Ce problème nous amène à définir ce qu’est la médecine psychiatrique vue parfois comme le lieu d’une violence institutionnelle, et à définir aussi, plus généralement, ce qu’est « soigner » l’autre.

Qu’est-ce que soigner l’Homme ?

La psychiatrie et la question de la liberté

Y a-t-il pire torture mentale que la privation de liberté ?

Jusqu’au XXe siècle, et encore dans certains pays, la médecine psychiatrique était parfois violente. L’extraction de la pierre de folie du Moyen Âge a été remplacée par une lobotomie chirurgicale plus « scientifique » : les électrochocs et les calmants, surnommés « camisole chimique ».

Alt texte L’Extraction de la pierre de folie, Jérôme Bosch, entre 1494 et 1516, huile sur panneau, 48,5 cm × 34,5 cm, musée du Prado

La privation de liberté est une autre méthode, d’une violence moins visible, qui renvoie au « grand renfermement » dont parle Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique, renfermement aussi bien mental que physique, dans les lieux d’internement comme dans les camisoles de force et les pièces capitonnées. Le livre de Foucault examine l’idée de folie à travers l’Histoire du point de vue de l’évolution des regards sociaux et des traitements médicaux.

Michel Foucault (1926-1984) est un philosophe français, qui a notamment étudié les institutions médicales sous l’angle de la critique sociale et historique.

« Cette liberté, horizon constant des concepts et des pratiques, exigence qui se cachait elle-même et s’abolissait comme de son propre mouvement, cette liberté ambiguë qui était au cœur de l’existence du fou, voilà qu’on la réclame maintenant dans les faits, comme cadre de sa vie réelle et comme élément nécessaire à l’apparition de sa vérité de fou. On tente de la capter dans une structure objective. Mais au moment où on croit la saisir, l’affirmer et la faire valoir, on ne recueille que l’ironie des contradictions :

  • on laisse jouer la liberté du fou, mais dans un espace plus fermé, plus rigide, moins libre que celui, toujours un peu indécis, de l’internement ;
  • on le libère de sa parenté avec le crime et le mal, mais pour l’enfermer dans les mécanismes rigoureux d’un déterminisme. Il n’est tout à fait innocent que dans l’absolu d’une non-liberté ;
  • on détache les chaînes qui empêchaient l’usage de sa libre volonté, mais pour le dépouiller de cette volonté même, transférée et aliénée dans le vouloir du médecin.

Le fou est désormais tout à fait libre, et tout à fait exclu de la liberté. Jadis il était libre pendant l’instant ténu où il se mettait à perdre sa liberté ; il est libre maintenant dans le large espace où il l’a déjà perdue.

Ce n’est pas d’une libération des fous qu’il s’agit en cette fin de XVIIIe siècle ; mais d’une objectivation du concept de leur liberté. Objectivation qui a une triple conséquence. »

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, 1972.

Dans ce texte, la thèse de Foucault consiste à présenter la liberté comme un état équivoque : d’un côté la psychiatrie laisse faire le « fou » afin qu’il puisse exprimer sa « vérité » (ce qu’il a dans la tête, pour le dire ainsi, ce qu’il pense, ce qu’il dit, et sa manière de se comporter), condition nécessaire à l’observation et à la connaissance du fou ; mais, d’un autre côté, cette étude de la vérité du fou s’effectue dans une forme, un cadre institutionnel, une « structure objective », celle de l’asile ou de l’hôpital, autre condition pour que se réalise la même saisie de la vérité du fou alors enfermé.
Cette ambiguïté entre ce qui doit être libre, c’est-à-dire le fond de la vie mentale et comportementale du fou, et ce qui doit être contenu, par une forme souvent proche de la forme carcérale, produit trois types de contradiction.

  • Le champ de la liberté du fou est restreint au cadre de l’internement (le fou est libre dans sa camisole).
  • Le fou n’est pas considéré comme un criminel mais, s’il n’est pas mis dans une prison, c’est pour être mis dans un asile, seul cadre de règles et de dispositifs dans lequel son innocence est acceptée ; s’il en sort, il devient comme coupable évadé.
  • Il est laissé libre dans son cadre à condition que sa volonté soit « transférée et aliénée » à celle du médecin psychiatre : ce dernier décide ce qui est bon pour le fou. Cette volonté aliénée, rattachée à l’autre, constitue le principe même du pouvoir médical.

D’où l’idée déroutante selon laquelle le fou est laissé libre dans l’espace où l’on contrôle sa liberté. Autrement dit, il faut laisser au fou sa liberté si l’on veut la connaître pour la contrôler. La violence physique est, par conséquent, un moyen de contrôler la folie et non de la traiter.

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À retenir

Ainsi, au XVIIIe siècle comme au XXe siècle, les « fous » ne sont ni libres ni libérés, mais leur liberté est « objectivée » pour des raisons de surveillance, et la connaissance de la folie semble se limiter à cette objectivation.

  • Il s’agit moins d’avoir une connaissance objective du fou pour le soigner que pour le maîtriser.

Le « soin » qui lui est apporté, ainsi que l’ensemble des traitements médicaux qui lui sont imposés, sont conçus, non dans l’intention d’aider le fou à recouvrer une liberté « saine », mais à le contenir.

Violence et psychiatrie

La violence psychiatrique du XXe siècle a été dépeinte dans le roman de Ken Kesey Vol au-dessus d’un nid de coucou (en anglais : One Flew Over the Cuckoo’s Nest), paru en 1962. L’action du livre a lieu dans un hôpital psychiatrique et sa narration est faite par un chef indien schizophrène. Le livre a fait l’objet d’une adaptation théâtrale à Broadway en 1963 avec Kirk Douglas, puis d’une adaptation cinématographique réalisée par Miloš Forman en 1975. Ce film a reçu cinq Oscars, dont celui du meilleur film. Le personnage principal, Randall Patrick McMurphy, est joué par Jack Nicholson.

Alt texte Ken Kesey, 1974, ©ASCIT

Alt texte Miloš Forman, 2009, ©Petr Novák, Wikipedia, CC BY-SA 3.0

L’histoire tourne autour de McMurphy, un américain blanc qui se fait interner dans un hôpital psychiatrique pour une raison stratégique. Accusé de viol sur mineure il se fait passer pour dément afin d’échapper à la prison. « Cuckoo » (de son premier sens l’oiseau, le coucou) désigne au sens figuré et dans son usage argotique une personne mentalement dérangée, ce qui donnerait au titre le sens littéral suivant : « Vol au-dessous d’un nid de fous ». Le réalisateur a désigné ainsi les patient de l’hôpital : « des psychocéramiques, les pots fêlés de l’humanité ». La notion de « vol » et de « survol » traduit le recul de McMurphy sur la maladie mentale, ainsi que sa position de meneur et de leader au sein des patients. Mais, en même temps, il devient de plus en plus sensible à la détresse et à la solitude intérieure de ses semblables, qui présentent chacun une pathologie mentale spécifique. Il est également révolté par le traitement qui leur est réservé. Il a une forte personnalité et réagit contre les méthodes répressives qu’on tente de lui faire subir et que les autres acceptent docilement de subir dans le service dirigé par l’infirmière en chef, Mildred Ratched. Celle-ci a un caractère inflexible, notamment pour le respect des protocoles médicaux, et un air très froid.

Dans l’extrait suivant du film de Miloš Forman, McMurphy revient d’une séance d’électrochocs à la suite de divers incidents, contestation du pouvoir médical et incitations à la contestation…

Miloš Forman est personnellement lié au personnage de McMurphy. L’hôpital psychiatrique et ses malades représentent la Tchécoslovaquie de l’époque, pays d’origine du réalisateur, que ce dernier a fui juste après le printemps de Prague. McMurphy incarne symboliquement le rebelle politique, celui qui résiste au communisme, ne veut pas obéir au pouvoir et aux règles quand elles sont arbitraires et injustes. L’infirmière Ratched, elle, est une sorte de dictatrice médicale, représentation du contrôle de l’État sur la liberté des personnes, souvent dociles, comme les patients de l’hôpital. En effet, ceux-ci acceptent leur condition, prennent leurs médicaments, participent aux activités sans se poser trop de questions. Les malades représentent la population, pauvre, abattue et défaitiste, du pays d’origine de Forman.

Dans cette autre scène, McMurphy trouve une compensation à une privation (l’infirmière Ratched à fait en sorte que les malades ne puissent pas regarder un match de baseball, afin de ne pas perturber les horaires du service).

Ici, McMurphy tente de desceller un évier en marbre, échoue, puis dit « j’ai au moins essayé ».

  • Ces scènes symbolisent la résistance au pouvoir communiste auquel Forman a lui-même participé.

Le film traite donc indirectement de la répression de l’autoritarisme et, directement, d’un autoritarisme médical. Miloš Forman s’est demandé : « À quel moment un individu qui met en cause l’autorité cesse-t-il d’être un héros et devient-il un fou ? Et vice versa, ou les deux à la fois ? » De plus, il a déclaré, parlant du livre de Ken Kesey : « Pour vous [les Américains], ce livre c’est de la littérature, mais pour moi c’est la vie ! J’ai vécu ce livre. Le Parti communiste était mon infirmière Ratched ! ». Le film a été censuré en Tchécoslovaquie.

L’antipsychiatrie

La violence physique apparaît donc comme une condition de la connaissance et du traitement de la personne démente. Mais cette violence nous amène à nous demander quel est le but de l’internement psychiatrique.

  • A-t-il pour fonction le contrôle seul des patients ou leur surveillance, leur maintien dans un état garantissant la sécurité du monde extérieur ?

Face à la violence psychiatrique, un courant médical apparaît et se développe dans les années 60 et 70 : l’antipsychiatrie. Cette désignation renvoie à différentes tendances ayant pour point commun de considérer la psychiatrie comme une pratique nuisible pour les personnes atteintes de troubles psychiques et même pour la société. L’antipsychiatrie a dénoncé très activement les conditions de vie misérables et les privations de liberté dans les asiles d’aliénés. Elle s’est également prononcée contre certains traitements, notamment les électrochocs, c’est-à-dire l’électroconvulsivothérapie. Ce procédé consiste à envoyer un courant électrique sur le cuir chevelu du patient selon une intensité variable. Réalisée avec ou sans anesthésie générale, la méthode déclenche une crise d’épilepsie dont la finalité est la modification de certaines pathologies psychiatriques pour lesquelles les traitements médicamenteux et psychothérapeutiques ont peu ou pas d’efficacité. L’antipsychiatrie dénonce la barbarie de cette opération – surtout quand elle est imposée au malade sans consentement – et souligne que ses effets sur le patients, bons comme mauvais, ne sont guère connus. David Cooper est l’un des fers de lance de ce courant.

David Cooper (1931-1986) est un psychiatre sud-africain, auteur de Psychiatrie et antipsychiatrie.

Cooper a été le fondateur et directeur, dans les années 1960 à Londres, de l’unité expérimentale pour malades schizophrènes nommée « Pavillon 21 ». Il y développe une psychiatrie dite « existentialiste », c’est-à-dire une pratique qui ne se réduit pas au souci de « calmer » le patient, mais qui tient compte de l’existence globale de ce dernier, notamment ses relations sociales, familiales, ainsi que ses habitudes ou encore ses goûts. Dans Psychiatrie et antipsychiatrie, Cooper analyse ainsi la question de la violence psychiatrique et de ses spécificités par rapport aux types habituels de violence.

« La violence est au cœur même de notre problème. Cependant, le type de violence ici considéré n’a rien à voir avec celle qui pousse des hommes à se donner les uns aux autres des coups de marteau sur la tête, ni avec ce que les malades mentaux sont supposés faire. Si l’on doit parler de violence en psychiatrie, la violence qui crève les yeux, qui crie son nom, qui se proclame elle-même comme telle avec tant d’éclat qu’elle est rarement entendue, c’est la violence subtile et masquée que les autres, les “hommes normaux”, exercent sur ceux qu’on a baptisés fous. Dans la mesure où la psychiatrie représente les intérêts, ou les prétendus intérêts, des hommes normaux, nous pouvons constater qu’en fait la violence en psychiatrie est au premier chef violence de la psychiatrie. Mais qui sont les hommes normaux ? Comment se définissent-ils eux-mêmes ? Les définitions de la santé mentale proposées par les experts se ramènent généralement à cette notion : la conformité à un ensemble de normes sociales plus ou moins arbitrairement admises ; ou bien elles sont si commodément générales – du type : “la capacité de tolérance et de développement à travers les conflits” – qu’elles se privent elles-mêmes de toute signification opératoire. On en vient à cette amère pensée que les hommes normaux sont peut-être ceux qui n’ont pu se faire admettre dans un service d’observation mentale. C’est-à-dire qu’ils se définissent eux-mêmes par une certaine absence d’expérience. Or, cela n’a pas empêché les nazis de gazer des dizaines de milliers de malades mentaux et, dans ce pays-ci, des dizaines de milliers d’autres malades mentaux ont leur cerveau chirurgicalement mutilé ou ravagé par des séries d’électrochocs : et par-dessus tout, leur personnalité est systématiquement déformée par l’institution psychiatrique. Comment de tels faits, si concrets, peuvent-ils naître d’une absence, d’une négativité – la contraignante absence de folie des hommes normaux ? »

David Cooper, Psychiatrie et antipsychiatrie, 1967.

Cet extrait, qui est une déclaration d’intention, s’articule autour de la notion de normalité, de la dualité normal/anormal, ainsi que de la question de savoir qui, entre le déclaré « fou » et le non fou, est, au fond, véritablement fou. La thèse est relativiste et rappelle mutatis mutandis celle de Montaigne, écrivain français du XVIe siècle, dans ses Essais à propos des hommes sauvages : qui est sauvage et qui est civilisé ? Selon quels critères ? Ici, Cooper critique le postulat des sciences psychanalytiques : est normal et relève de la bonne santé mentale ce qui est, se comporte et pense, conformément aux normes de la société. Ce qui a mené à des pratiques parfois douteuses. On peut penser notamment aux thérapies par aversion pratiquées sur des homosexuels pour traiter ce qu’on considérait, jusqu’en 1992 en France, comme une maladie mentale.

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À retenir

Le doute que soulève Cooper est le suivant : l’institution psychiatrique prend-elle soin de celui qui, sans elle, est fou ou est devenu fou, ou au contraire, ne serait-ce pas l’institution psychiatrique qui, sur la base de préjugés ou de peurs à l’encontre de personnes non conformes, rend folle la personne ou, du moins déclenche sa folie ?

De plus, qu’est-ce qui nous prouve que des spécialistes qui définissent la folie et admettent untel comme fou ne sont pas fous eux-mêmes ? Évaluateurs de l’état psychiatrique de l’autre, leur position et leur statut les soustrait à cette évaluation même. D’où l’hypothèse selon laquelle tout non fou est un fou qui a su échapper à l’évaluation diagnostique.

Accompagnant ces idées, Cooper a mis en place des mesures concrètes au sein du Pavillon 21. Parmi celles-ci :

  • la mise en lumière et le dénouement des relations humaines et des schémas de communication au sein de la famille du patient, quand ils sont vus comme générateurs de troubles schizoïdes ;
  • la mise en lumière et le dénouement des relations humaines et des schémas de communications entre patients et soignants ;
  • la persistance de la relation entre le personnel et la famille du patient, à la fois pendant et après le séjour à l’hôpital ;
  • l’abandon des traitements violents, dits « de choc » (électrochocs et lobotomie) ;
  • l’administration aux patients des doses de tranquillisants assez faibles, et seulement lorsque nécessaire ;
  • la mise en place d’une équipe de thérapeutes sociaux issus du personnel infirmier, dont le rôle était d’établir avec le patient une relation de confiance constante. Cette confiance doit permettre au patient de parler de son anxiété ou de tout sujet dont le traitement par la parole pourrait améliorer son état. Certains patients sont eux-mêmes, parfois, thérapeutes sociaux. Cette méthode permet de définir et de dénouer des problèmes mentaux ou relationnels.

Conclusion :

Les problèmes venant de la médecine elle-même ont fait naître au XXe siècle la notion d’éthique médicale. L’éthique, appliquée au champ de la connaissance et de la pratique de la médecine, consiste notamment à déterminer des règles, des lois et des bonnes pratiques destinées à faire en sorte que la médecine, définie comme soin, n’ait pas sur le malade un effet contraire à sa vocation. En particulier, l’éthique de la médecine psychiatrique insiste sur l’attention portée à la personne, son existence globale ainsi que son entourage, comme soutien ou au contraire cause de sa maladie.