La fable comme écho et reflet des combats des Lumières

Introduction :

Héritier d’Ésope (VIe siècle avant J.-C.), ou encore de Phèdre (Ier siècle), La Fontaine écrit ses fables entre 1668 et 1694 et reste à ce jour le fabuliste le plus connu. Un siècle plus tard, Florian va clairement s’inscrire dans cette tradition littéraire. Difficile de se distinguer des Voltaire, Rousseau ou Beaumarchais de son époque, mais les fables de Florian ont elles aussi vocation à servir le siècle des Lumières, triomphe de l’esprit critique et de la réflexion sur la condition de l’Homme. Avant toute chose, nous étudierons l’époque et son contexte. Puis nous aborderons ensuite la dimension divertissante de la fable. Enfin, nous nous pencherons sur le sens enfoui qu’elle recèle.

La Brebis et le Chien

La brebis et le chien, de tous les temps amis,
Se racontaient un jour leur vie infortunée.
Ah ! Disait la brebis, je pleure et je frémis
Quand je songe aux malheurs de notre destinée.
Toi, l'esclave de l'homme, adorant des ingrats,
Toujours soumis, tendre et fidèle,
Tu reçois, pour prix de ton zèle,
Des coups et souvent le trépas.
Moi, qui tous les ans les habille,
Qui leur donne du lait, et qui fume leurs champs,
Je vois chaque matin quelqu'un de ma famille
Assassiné par ces méchants.
Leurs confrères les loups dévorent ce qui reste.
Victimes de ces inhumains,
Travailler pour eux seuls, et mourir par leurs mains,
Voilà notre destin funeste !
Il est vrai, dit le chien : mais crois-tu plus heureux
Les auteurs de notre misère ?
Va, ma sœur, il vaut encor mieux
Souffrir le mal que de le faire.

Florian et son siècle

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À retenir

Le siècle des Lumières est marqué par la mort de deux rois importants de l’histoire de France.

Panorama historique

Le XVIIIe siècle naît symboliquement en 1715, à la mort de Louis XIV, et prend fin tout aussi symboliquement en 1789 lors de la Révolution française. Le mouvement littéraire qu’il engendre épouse naturellement ces deux marqueurs de temps.

  • 1715-1723 – La Régence : Philippe d’Orléans est à la tête du pays, en attendant que le roi (le futur Louis XV, 5 ans) soit en âge de gouverner. Après les dernières années austères du règne de Louis XIV, c’est une période de libertés à défaut d’ordre et de sérénité socio-économique.
  • 1723-1774 – Louis XV : l’avènement de Louis XV voit le retour de la monarchie absolue qui ne peut empêcher les tensions aristocratiques et intellectuelles, de même que les défaites militaires.
  • 1774-1792 – Louis XVI : l’intervention française dans la guerre d’indépendance américaine redore le blason du pays mais le plonge doucement dans une crise financière qui aboutira à la Révolution de 1789.

« Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre […] Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. »

Le siècle des Lumières

Parallèlement au désordre financier, de la Régence à 1789, le pays subit une crise des consciences : les philosophes des Lumières (parmi eux Voltaire, Rousseau, Diderot et Montesquieu) œuvrent en effet à divulguer des idées dont les maîtres-mots sont raison, liberté, progrès, vérité et curiosité. Ils tendent ainsi à développer l’esprit critique dans un pays où cohabitent le renouveau des idées avec un immobilisme social qui lui sera fatal. Les auteurs de ce siècle placent l’Homme au cœur de leurs préoccupations : en cela, ils s’inspirent de l’Angleterre, en avance dans beaucoup de domaines (politique, scientifique, économique, etc.), afin de remettre en cause l’ordre établi et de questionner les valeurs et les idées.

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À retenir

Siècle des philosophes, le XVIIIe est plus largement celui des idées. Celles défendues par Florian sont issues des réflexions de La Fontaine un siècle avant lui autant que des valeurs des Lumières.

Florian et les autres

Comme pour beaucoup, la vie de Florian (1755-1794) débute en province pour très vite s’épanouir à Paris. Il s’essaie alors au roman, à la poésie, et au théâtre. Le genre dramatique lui apporte le succès, de même que son poème satirique « Voltaire et le serf du Mont-Jura » où il affirme une idéologie contre la servitude. Il sera élu à l’Académie française.
Sa condition de noble l’oblige à fuir la capitale en 1789, mais cela n’empêchera pas son emprisonnement en 1794, séjour derrière les barreaux qui prendra fin peu avant sa mort la même année.
Si La Fontaine est le maître de tous les fabulistes, Florian est considéré comme son meilleur disciple. On lui doit quelques expressions connues de tous encore aujourd’hui :

  • « Pour vivre heureux, vivons cachés » (« Le Grillon »)
  • « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées » (« Le Vacher et le garde-chasse »)
  • « Éclairer sa lanterne » (« Le Singe qui montre la lanterne magique »)
  • « Rira bien qui rira le dernier » (« Les Deux paysans et le nuage »)

Une fable divertissante

Le genre de la fable s’articule autour des liens qui unissent ou désunissent les animaux. Ici les deux héros sont unis dans le malheur.

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Définition

Fable :

Une fable est un court récit en vers ou en prose visant à donner de façon plaisante une leçon de vie.

Amitié et animalité

Pour la construction de sa fable, Florian choisit la brebis, animal traditionnellement faible et vulnérable, et le chien, gardien et garant de la sécurité du troupeau. Le titre de la fable annonce donc d’emblée, une relation de connivence entre les deux héros : ils sont liés dans le labeur.
De ce fait, le texte commence par des confidences échangées. La parole libérée de la brebis nous apprend qu’elle et le chien ont en commun la dévotion, voire la soumission. Malgré leurs caractéristiques humaines (don de parole, esprit critique), les deux héros n’en restent pas moins des animaux dominés par leur maître : l’Homme.

La douleur de leur état est accentuée par ces propos métaphoriques de la brebis qui formule une association surprenante entre les hommes et « leurs confrères les loups ». Deux figures de nuisibles sont donc mise en relation et animalisent l’Homme qui, au même titre que le loup, se révèle un prédateur pour la brebis et le chien.

Malgré le malheur de la situation évoquée, la fable n’en reste pas moins une poésie.

Poésie

À l’instar de La Fontaine, Florian construit son poème de façon hétérométrique : l’alternance d’alexandrins et d’octosyllabes, de même que celle de rimes croisées et embrassées, confèrent au texte son rythme enlevé et musical. Ces éléments lyriques participent à la dimension poétique du texte autant qu’à sa narration.

De même, le choix du lexique est acteur de l’aspect poétique : il confère au texte sa dimension tragique dans une pantomime quasi-racinienne. Ainsi, la brebis « pleure et […] frémi[t] », s’apprête à « mourir par leurs mains », et enfin s’apitoie sur les « malheurs de [leur] destinée » et ce « destin funeste ! ». Le langage emprunte à la tragédie sa grandiloquence et use de métaphores autant que d’hyperboles.

En outre, la fable de Florian se rapproche par certains aspects de la poésie lyrique : les sentiments sont exaltés (à travers les expressions citées précédemment), le « JE » est très présent, et le discours de la brebis se complait dans une forme de plainte chantée. Malgré ces emprunts et leur indéniable humanisation, la brebis et le chien gardent leurs caractéristiques propres.

Personnages-types

Dans l’imaginaire collectif, la brebis est une proie, un animal exposé à la violence des autres animaux et utile à satisfaire la satiété des Hommes autant que leur confort. Ces différents aspects sont retranscrits dans la fable de Florian par la brebis elle-même : elle « habille » grâce à la laine de son dos, elle « donne du lait », elle « fume leurs champs » (autrement dit, elle aide à la fertilité des terres).

Quant au chien, compatissant au malheur de la brebis, il n’est ici qu’un animal domestiqué, « esclave de l’homme », « adorant les ingrats » mais récoltant leurs coups. « Soumis, tendre et fidèle », le chien ne mérite pas son sort. Ils sont unis, lui et la brebis, dans une condition commune de soumission.

Le loup est rapidement évoqué ici mais conserve malgré tout sa caractéristique de prédateur, mangeur de brebis : « [ils] dévorent ce qui reste ».

Le dernier « animal », l’Homme, est égal à lui-même : manipulateur, profiteur, violent, sans empathie ni reconnaissance, consommateur ingrat de lait et de chair fraîche. Mais, outre l’aspect divertissant suscité par les personnages incarnés et l’histoire contée, toute fable comporte en son sein un enseignement caché.

Une fable instructive

Significations

En effet, le fabuliste a ici voulu mettre en avant certains propos : partant d’un constat (les animaux domestiques sont maltraités et inconsidérés), il s’agit pour lui de dénoncer une forme d’injustice. Au-delà de la cause animale qui, au XVIIIe siècle, n’était pas une préoccupation primordiale, Florian souhaite évidemment mettre en lumière la situation de congénères victimes de soumission : les esclaves.

La remise en cause de l’esclavage est un des combats menés par les penseurs du XVIIIe siècle : cette fable se fait donc un miroir de leur philosophie.

Liens avec les Lumières

La dénonciation de l’esclavage est notamment très présente dans les écrits de Voltaire et Montesquieu. Dans la fable de Florian, elle apparaît de façon détournée : la brebis est l’esclave de l’Homme, tout comme le chien. Ils lui sont dévoués par absence de choix, par habitude et par soumission. Ce même rapport hiérarchique est justement celui entretenu par le maître et son esclave. Mais plus généralement, Florian aborde ici – second aspect de la moralité – la notion de Mal.

Intemporalité de la fable

La fable est un texte en vers comportant une morale. Si beaucoup de celles de La Fontaine ont traversé les siècles pour être connues aujourd’hui, c’est notamment en raison des dénonciations qui leur sont intrinsèques et qui dépassent leur propre époque.

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Définition

Morale :

Dans la fable, la morale désigne la leçon à tirer d’une histoire qui vient d’être contée à seule fin de l’illustrer.

La morale d’une fable est donc essentielle. Dans « La Brebis et le Chien », au-delà de la dénonciation de l’esclavage, elle aborde la notion de Mal. En effet, selon le chien, qui philosophe ici, il est pire de faire le mal que d’en être victime. Non seulement Florian dénonce l’esclavage, mais il va jusqu’à faire dire aux esclaves de circonstances, que sont ici la brebis et le chien, que leur situation est finalement meilleure que celle de leurs bourreaux. On décèle alors une dimension religieuse et a fortiori intemporelle dans l’idée que les coupables seront toujours punis, et que le malheur des victimes, aussi violent soit-il, sera plus supportable que la conscience de sa propre capacité à faire le mal.

Conclusion :

Sans être les ouvrages les plus reconnus du XVIIIe, les fables de Florian n’en demeurent pas moins le reflet d’une philosophie propre aux Lumières. Ses héros dénoncent la soumission et se font l’écho indirect de la lutte contre l’esclavage. Florian s’inscrit alors pleinement comme l’héritier de La Fontaine avec la formulation de morales universelles et la dénonciation des travers et vices des êtres humains.