La fonction dramatique des décors et des objets dans Hernani

Introduction :

Victor Hugo portait une grande attention aux décors dans lesquels se déroulaient ses pièces et aux objets (meubles, accessoires) qui les composaient. En témoignent l’ampleur des didascalies développées au début de chaque acte d’Hernani ainsi que les croquis dessinés par Hugo lui-même dans les marges du manuscrit de la pièce. Le but était de rattacher le drame à une époque historique précise (le XVIe siècle espagnol) et de créer ainsi ce qu’on appelle la « couleur locale ». Mais chez Hugo, le décor n’est pas seulement un cadre propre à accueillir l’action ; il y contribue aussi de plusieurs manières. Ses fonctions sont donc plurielles : outre l’illustration d’une époque, il occupe aussi une fonction dramatique – il a des conséquences sur l’action et la fait progresser – et symbolique.

Nous étudierons donc successivement les trois fonctions des décors et des accessoires dans Hernani : d’abord leur fonction historique, puis leur fonction dramatique, et enfin, leur fonction symbolique.

La fonction historique

Dans la préface de Cromwell, Hugo exprime l’importance du décor. Il en profite pour redéfinir la notion de « couleur locale » qui ne doit pas, d’après lui, se réduire à quelque chose de plaqué et d’artificiel. L’esprit de l’époque représentée, sa culture, son système de pensées et de croyances, doit être partout : décor, intrigue, personnages. Les éléments de décor choisi doivent donc être « caractéristiques ». À l’expression « couleur locale », il préfère celle de «  couleur des temps » :

« On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ».

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À retenir

Dans Hernani, il s’agit donc de recréer l’atmosphère propre à un XVIe siècle espagnol à peine sorti du Moyen Âge (période qui s’étend du Ve au XVe siècle) et qui vit encore en grande partie sur ses fondations : au sommet de la société, le roi doit compter avec les grands seigneurs féodaux qui exercent la souveraineté – ou « seigneurie » – sur leur domaine et sur la population qui y vit.

Le substantif « seigneur » est ainsi employé 89 fois dans la pièce. Ces seigneurs doivent fidélité au roi mais s’ils s’opposent à lui, ils ont assez de pouvoir pour le renverser. Ainsi, Carlos reproche sa « trahison » à don Ruy Gomez qui est passé du côté des insurgés (v. 1713 et 1715). Jusqu’alors, il le considérait comme un « féal sujet » (v. 284), « féal » signifiant « fidèle » en référence au Moyen Âge.

Dans son long monologue de l’acte IV, Carlos résume ainsi l’organisation sociale de son temps où « les maisons féodales » sont juste au-dessous du roi :

« Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons »

Vers 1516-1520

Le décor de l’acte III restitue bien l’atmosphère du Moyen Âge : l’action se déroule dans la « grande salle » du château de don Ruy Gomez, en Aragon.
La haute porte du fond est gothique ; don Ruy Gomez est assis sur un « grand fauteuil ducal en bois de chêne ».

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Définition

Gothique :

Style architectural des dernières années du Moyen Âge : XIIe-XVe siècles.

Le château du duc a des tours crénelées (« Ô mes tours crénelées, / Mon vieux donjon ducal » v. 738-739), comme ceux de ces seigneurs en révolte contre le roi qui menace aux vers 1121-1122 : « Et j’irai par les monts, de mes mains aguerries, / Dans leurs nids crénelés tuer les seigneuries ! ».
Quand le vieux duc trouve Hernani avec Doña Sol chez lui à l’acte III, il entonne une sorte de ritournelle enfantine pour dénoncer l’attitude du jeune homme dans laquelle il évoque son château et le cadre dans lequel il vit :

« DON RUY GOMEZ, toujours immobile :
C’est donc là mon salaire, mon hôte !
- Bon seigneur, va-t’en voir si la muraille est haute,
Si la porte est bien close et l’archer dans sa tour,
De ton château pour nous fais et refais le tour,
Cherche en ton arsenal une armure à ta taille »

Vers 1037-1041

Ailleurs, il est question de la « herse » et du « pont » (c’est-à-dire du pont-levis).

La galerie de portraits des ancêtres de don Ruy Gomez est un marqueur temporel très important ; les riches broderies, les couronnes et les écussons qui les surmontent sont les indices d’un véritable culte qui leur est rendu. Les panoplies complètes qui accompagnent chacun d’eux rappellent le passé guerrier de ces hommes et leur pouvoir.

Le palais d’Aragon où se situe l’acte V rappelle le passé mauresque de l’Espagne.

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Définition

Mauresque :

Relatif aux Maures. Les Maures sont les Sarrasins ou musulmans qui occupèrent l’Espagne de 711 à 1492, date de fin de la « reconquista » (ou reconquête) par les royaumes chrétiens des territoires de la péninsule Ibérique et des îles Baléares).

Le palais d’Aragon présente des « arcades moresques » auxquelles sont associés des« faîtes [parties les plus hautes] gothiques et arabes ».

Ces décors, ancrés dans l’époque de l’intrigue qu’ils illustrent, ont donc une fonction historique et traduisent, de la part du dramaturge, un souci de vraisemblance. Mais bien plus encore, ils contribuent à l’action et influent sur elle. Ils ont donc aussi une fonction dramatique.

La fonction dramatique des décors et objets

Deux moments de la pièce montrent bien le rôle attribué au décor.

  • L’un d’eux se situe aux scènes 5 et 6 de l’acte III.

L’action a lieu dans la grande salle du palais de don Ruy Gomez où Hernani s’est introduit sans le consentement du duc pour y retrouver doña Sol. Survient alors le roi qui recherche le jeune rebelle. Par respect du code de l’honneur qui impose protection à quiconque est sous son toit, don Ruy Gomez dissimule Hernani derrière un des portraits, le dernier de la série, le sien propre, qui sert de porte à une cachette. Au roi qui sait qu’Hernani est dans le château et qui réclame sa tête, don Ruy Gomez offre une visite commentée de sa galerie de tableaux, énumérant les titres et les hauts faits de chacun de ses ancêtres. La tension monte chez le spectateur et doña Sol qui ignorent les intentions du duc à mesure qu’il s’approche du portrait derrière lequel se trouve Hernani, d’autant plus qu’il semble d’accord pour répondre aux exigences du roi. Les didascalies sont parlantes : « Il s’incline profondément devant le roi, lui prend la main et le mène devant le dernier portrait, celui qui sert de porte à la cachette où il a fait entrer Hernani. » Finalement, il refuse de le livrer.

« Ce portrait, c’est le mien. – Roi don Carlos, merci ! –
Car vous voulez qu’on dise en le voyant ici :
“Ce dernier, digne fils d’une race si haute,
Fut un traître, et vendit la tête de son hôte !”
Joie de doña Sol. Mouvement de stupeur dans l’assemblée. Le roi, déconcerté, s’éloigne avec colère, puis reste quelques instants silencieux, les lèvres tremblantes et l’œil enflammé. »

Vers 1179-1182

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À retenir

Le portrait de don Ruy Gomez est donc bien plus ici qu’un simple décor : en effet, il sert à sauver la tête d’Hernani. Il incarne aussi le sens de l’honneur de don Ruy Gomez qui l’utilise comme un truchement pour dire « non » au roi. Son portrait est donc la face vertueuse du duc. Ce sont aussi les autres portraits qui imposent au personnage cette attitude noble et charitable. Ils influencent son comportement au même titre que des êtres vivants qui seraient présents sur scène. D’ailleurs, le duc s’adresse à eux comme à des êtres de chair et de sang.

À deux reprises, il les prend à témoins dans les mêmes termes (v. 1189 et 1191) :

« Aux portraits.
N’est-il pas vrai, vous tous ? »

  • L’autre moment de la pièce où la fonction dramatique du décor apparaît de manière nette et probante se situe à l’acte IV.

Les caveaux abritant le tombeau de Charlemagne à Aix-La-Chapelle vont servir de cadre et de déclencheur à la métamorphose de don Carlos. Le décor est austère et majestueux à la fois. Le tombeau de Charlemagne devient peu à peu, au fil de la scène 2, ce qui inspire à Carlos une méditation métaphysique sur la fragilité du destin des hommes :

« Oh! quel destin ! – Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
Quoi donc ! avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l’épée, avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne !
Quoi ! pour titre césar et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu’Annibal, qu’Attila,
Aussi grand que le monde !… – et que tout tienne là ! »

Vers 1493-1500

Puis s’instaure une sorte de face à face entre le vivant et le mort : Carlos prie Charlemagne de le guider.

« Mais, moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ?
Il tombe à deux genoux devant le tombeau.
Charlemagne ! c’est toi !
Ah ! puisque Dieu, pour qui tout obstacle s’efface,
Prend nos deux majestés et les met face à face,
Verse-moi dans le cœur, du fond de ce tombeau,
Quelque chose de grand, de sublime et de beau ! »

Vers 1559-1564

Carlos n’est pas encore éclairé ; il a des doutes, comme le prouve le vers 1572 : « Et dis-moi qu’il vaut mieux punir que pardonner ! »

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À retenir

Enfin, il entre dans le tombeau dont il a la clé. Il en ressortira grandi, changé en un empereur grave et clément : le cadre de l’action a donc eu des répercussions sur son esprit.

Parmi les objets qui ont une importance dramatique, on peut également citer le cor, qui offre un exemple prégnant : c’est l’instrument laissé en gage par Hernani à l’acte IV dont le son lui rappellera, à l’acte V, qu’il est temps pour lui de mourir.

Les lieux et leur décor ont donc bien une fonction dramatique puisqu’ils influencent les personnages et infléchissent l’action. Le symbolisme de certains éléments en renforce encore l’importance.

La fonction symbolique des décors et objets

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Définition

Symbole :

Un symbole est un élément (objet ou fait) qui renvoie à autre chose que lui-même par le jeu d’une correspondance analogique. Ainsi, la colombe peut être le symbole de la paix.

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À retenir

Les costumes des personnages correspondent bien sûr à leur rang et à leur sexe, mais Hugo leur attribue aussi une fonction symbolique à travers leurs couleurs et leur matière.

Ainsi, doña Sol est vêtue de blanc, le blanc symbolisant la pureté à laquelle elle est constamment associée dans les propos des personnages masculins, mais aussi la mariée qu’elle est – promise à don Ruy Gomez dès le début et finalement épouse d’Hernani – ou encore la lumière : son nom signifie « soleil ».

  • Doña Sol est en effet un personnage solaire, franc et entier, passionné.

Don Ruy Gomez est, lui, vêtu de noir. Au cours du bal de mariage d’Hernani et de doña Sol, il apparaît, le visage barré d’un domino noir qui contraste avec les couleurs des vêtements des fêtards :

« DON GARCI :
Avez-vous remarqué, messieurs, parmi les fleurs,
Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade,
De son domino noir tachait la mascarade ? »

Vers 1861-1864

Il est d’emblée évident pour le spectateur que ce noir est annonciateur de malheur et de tragédie.

  • Dans le reste de la pièce, le noir qu’il revêt symbolise la rigueur morale du personnage.

Les matières des vêtements ont aussi une fonction symbolique : don Ruy Gomez oppose le velours des courtisans (v. 226) au fer et à l’acier des armures des anciens nobles.

  • C’est tout de velours noir vêtu qu’Hernani, à nouveau en possession de ses titres et intégré au groupe des courtisans, apparaît à l’acte V.

Certains accessoires ont, eux aussi, une fonction symbolique, par exemple les flambeaux et la clé dans l’acte IV. En effet, les caveaux dans lesquels se situe l’acte IV sont plongés dans une obscurité où brille une seule lampe. « Il est nuit » disent les didascalies du début de l’acte. Tout un jeu d’ombres et de lumières va s’instaurer au fil des scènes :

  • flambeaux allumés des conjurés entrés dans les caveaux alors que Carlos est isolé dans celui qui renferme le tombeau de Charlemagne (scène 3) ;
  • obscurité totale quand Carlos en sort et surprend les conjurés, ceux-ci éteignant d’un coup leurs flambeaux (« Tous les flambeaux s’éteignent à la fois. – Profond silence. – Il [Carlos] fait un pas dans les ténèbres, si épaisses qu’on y distingue à peine les conjurés muets et immobiles. ») ;
  • puis à nouveau plein éclairage :

« Vos torches flamboyaient sanglantes sous ces voûtes.
Mon souffle a donc suffi pour les éteindre toutes !
Mais voyez, et tournez vos yeux irrésolus,
Si j’en éteins beaucoup, j’en allume encor plus.

Il frappe de la clef de fer sur la porte de bronze du tombeau. À ce bruit, toutes les profondeurs du souterrain se remplissent de soldats portant des torches et des pertuisanes. »

Vers 1665-1668

Cette alternance entre obscurité et lumière crée une ambiance troublante et quasiment fantastique dans ce lieu habité par les mânes de Charlemagne : Hernani lui-même se laisse prendre à cette atmosphère, croyant que l’apparition sortie de la salle du tombeau est le fantôme de Charlemagne :

« À la bonne heure ! – Seul, il me semblait trop grand.
C’est bien. J’ai cru d’abord que c’était Charlemagne.
Ce n’est que Charles Quint. »

Vers 1672-1674

Aux torches des soldats se joignent bientôt les flambeaux du cortège venu annoncer à Carlos qu’il est empereur. Celui-ci donne aussitôt au monde une leçon de clémence et de bonté.

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À retenir

Ainsi, les lumières symbolisent ici les lumières de l’esprit au sens où on dit de quelqu’un qui est sage et sait comment se comporter qu’il « voit clair » ou encore qu’il est « éclairé ».

  • Carlos, au début de l’acte IV, était dans l’obscurité ; à la fin du même acte, il a été inspiré par la sagesse de Charlemagne.

De même, la clé avec laquelle il ouvre la porte du tombeau est aussi, selon le double sens du mot, l’élément de résolution, au sens où on parle de la clé d’une énigme par exemple.
Certains critiquent voient aussi dans cette clé le symbole du pouvoir répressif de Carlos qui, d’un simple coup frappé avec elle contre la porte du tombeau, en fait sortir tous les conjurés.

Conclusion :

Décors et accessoires ont donc dans Hernani une triple fonction : historique, dramatique et symbolique. S’ils contribuent à reconstituer une époque et son atmosphère, ils influent aussi sur les personnages et sur l’évolution de l’intrigue tout en dépassant le cadre strict de celle-ci par leur symbolisme. On comprend dès lors la difficulté de mettre en scène une pièce aussi exigeante et riche, qui nécessite en outre des changements à chacun de ses actes.