Musique et sensibilité artistique

Introduction :

Pourquoi écoutons-nous de la musique ? Peut-être pour y retrouver et y reconnaître des sentiments qui sont les nôtres. Pourquoi la musique exerce-t-elle une telle puissance sur notre moi intérieur – puissance à laquelle nous sommes consentants ?

Au XIXe siècle, dans le cadre de l’étude de la formation des sentiments moraux, on prête une attention particulière aux émotions esthétiques et artistiques. On puise dans l’art de nouvelles formes de spiritualité, et on s’intéresse à la personnalité créatrice. Dans ce contexte, la musique va jouer un rôle particulier. La musique romantique cherche à mettre en évidence les sentiments humains. Par exemple, la « Sonate n°14 » dite « au clair de lune » de Beethoven évoque une balade en barque sur un lac durant une nuit éclairée.
En outre, des liens forts se tissent entre musique et littérature afin de mieux exprimer sentiments et espoirs. Preuve en est le 4e mouvement de la 9e Symphonie de Beethoven, qu’on appelle couramment « Hymne à la joie », dont le texte a été écrit par le poète Schiller. Le morceau – qui est aussi l’hymne de l’Union européenne – constitue un appel à la fraternité :

« Joie, éclair divin,
Fille de l’Élysée,
Nous pénétrons, ivres de feu,
Divine, ton sanctuaire.
Tes charmes rassemblent
Ce que la vogue avait durement séparé.
Tous les hommes deviennent frères,
Là où s’attarde ton aile clémente.
Que ce baiser du monde
Vous embrasse, multitudes !
Frères – au-dessus de la voûte étoilée
Doit demeurer un tendre Père. »

La musique peut donc se rapprocher de la littérature et de la poésie.

Le rôle de la musique est-il d’exprimer nos sentiments ?

La musique, expression de la puissance des sentiments

La musique est-elle l’expression de la puissance des sentiments ? Et cette puissance, réside-t-elle dans la musique ou dans les sentiments ? Qu’est-ce qui amplifie et qu’est-ce qui est amplifié ?

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) est un philosophe majeur de l’idéalisme allemand.

Pour Hegel, il faut d’abord attribuer la puissance à l’art et à la musique. En effet, nos sentiments, en tant que réalités prosaïques, peuvent être plats. Dans son Esthétique, Hegel définit ainsi l’art en général :

« L’art dégage le vrai contenu des phénomènes hors de l’apparence et de l’illusion de ce monde mauvais et périssable, pour les revêtir d’une réalité plus élevée, créée par l’esprit lui-même ».

Hegel, peinture de Jakob Schlesinger Hegel, peinture de Jakob Schlesinger, huile sur toile, 36 × 28,8 cm, 1831

L’art a la faculté de révéler le sens de la réalité, indépendamment des apparences contingentes et fugace. L’artiste peut donc montrer l’essence des sentiments, leur signification profonde. La puissance de l’art réside dans la faculté à matérialiser esthétiquement l’idée que l’esprit a d’un élément de la vie intérieure.

Dans l’extrait suivant, Hegel analyse ce qui fait la puissance de la musique en particulier :

« Le pouvoir spécifique de la musique comprend un aspect sous lequel sont exprimés un contenu, des sensations : situations de joie, de douleur, etc. [Mais] ce contenu en tant que tel n’est pas spécifique à la musique ; il n’est pas présent dans le principe élémentaire, [celui] de la pure intériorité, du moi vide lui-même. Le moi se perçoit lui-même en soi-même. C’est une perception sonore sans représentations ni contenu déterminés. En étant ce mouvement de la pure intériorité, la musique s’empare de cette région. La raison pour laquelle je suis complètement transporté par la musique, c’est que je ne me trouve plus en rapport avec quelque chose d’objectif. Le moi abstrait ici seulement est pris à partie. Il ne reste plus rien face à l’emplissement par le contenu. La musique est la pure extériorisation, identique à ce qu’il y a de plus intérieur. Le contenu appartient au pouvoir de la musique, lequel n’est pas seulement la pure sonorité elle-même. C’est pourquoi la musique est utilisée pendant les batailles. L’intériorité est occupée et submergée harmoniquement. L’ennui vient lorsque l’on ne connaît rien d’autre que le temps ; alors celui-ci devient long ; on le remplit volontiers avec la musique. Le pouvoir de la musique réside donc dans l’intériorité. »

Hegel, Esthétique, 1835.

Dans ce texte, Hegel commence par préciser que le pouvoir réservé en propre à la musique est l’expression (au sens d’une révélation, d’une extériorisation) d’un contenu de la vie intérieure, joie ou douleur. Certes, la peinture peut aussi exprimer ces sentiments, de même que le sujet peut les exprimer pour lui-même, mais dans une moindre mesure.

Quand le moi est « vide » (quand il n’éprouve rien), ce vide est comme un silence dans lequel la musique peut alors venir prendre place. Le silence du moi intérieur est dit « perception sonore sans représentations ni contenu déterminés ».

  • L’ennui, par exemple, est cette perception de soi sans contenu.

La musique vient donc combler le vide du moi et transporte celui-ci. Vers quoi la musique nous transporte-t-elle ? Vers nous-même, nos sentiments cachés dont l’absence de conscience constituait le vide précédent. La musique nous met face à nous-même, nous confronte à nos sentiments comme s’ils se présentaient à nous de façon objective et concrète. La musique est « emplissement » : elle nous remplit d’une émotion et, avec elle, d’un sens. Autrement dit, elle est « extériorisation » à l’intérieur de nous-même.

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À retenir

Le pouvoir de la musique tient dans le fait de donner une sonorité, un relief, une couleur, à la vie intérieure. Elle ne fait pas naître des sentiments mais elle réveille ceux qui dormaient en nous.

  • Comme par exemple le sentiment du courage, de l’héroïsme ou de la volonté que la musique martiale est chargée de faire naître chez le soldat.

Musique et métaphysique de la volonté

Dans ce sens, il est assez courant de dire que la musique exprime les sentiments humains, comme le désir et la volonté, et qu’elle en est une représentation. Schopenhauer va plus loin : la musique n’exprime pas ou ne représente pas la volonté mais elle est la volonté elle-même.

Arthur Schopenhauer (1788-1860) est un philosophe allemand dont la pensée a eu une influence importante sur de nombreux écrivains, philosophes ou artistes de son époque et du XXe siècle. Son œuvre principale est Le Monde comme volonté et comme représentation.

Schopenhauer, peinture de Jules Lunteschütz, 1855 Schopenhauer, peinture de Jules Lunteschütz, 1855

« De même que passer immédiatement d’un souhait à l’accomplissement de ce souhait, puis à un autre souhait, rend l’homme heureux et content, de même une mélodie aux mouvements rapides et sans grands écarts exprime la gaieté. Au contraire une mélodie lente, entremêlée de dissonances douloureuses, et ne revenant au ton fondamental qu’après plusieurs mesures, sera triste et rappellera le retard ou l’impossibilité du plaisir attendu. Voulons-nous avoir dans la mélodie quelque chose d’analogue à la paresse de la volonté, lente à produire un nouveau mouvement ? Voulons-nous, en un mot, exprimer l’accablement ? Pour cela il suffit de prolonger la note fondamentale (ce prolongement devient bientôt d’un effet insupportable) ; et à un degré plus faible, mais assez semblable encore, il suffit, pour exprimer la même chose, d’un chant monotone et insignifiant. Les motifs, courts et faciles, d’un air de danse rapide semblent nous parler d’un bonheur vulgaire et facile. L’allégro maestoso1, avec ses longs motifs, ses longues périodes et ses écarts lointains, nous décrit les grandes et nobles aspirations vers un but éloigné, ainsi que leur satisfaction finale. L’adagio2 raconte les souffrances d’un cœur bien né et haut placé, dédaigneux de tout bonheur mesquin. Mais ce qui tient vraiment de la magie, c’est l’effet des modes majeur et mineur. N’est-il pas merveilleux de voir que le simple changement d’un demi-ton, que la substitution de la tierce mineure à la majeure, fait naître en nous, sur-le-champ et infailliblement, un sentiment de pénible angoisse d’où le mode majeur nous tire non moins subitement ? L’adagio arrive, par ce mode mineur, à exprimer la douleur extrême ; il devient une plainte des plus émouvantes. L’air de danse en mineur semble raconter la perte d’un bonheur frivole et qu’on devrait mépriser, ou bien encore il semble dire qu’au prix de mille peines et de mille tracas, on a atteint un but misérable. Le nombre inépuisable des mélodies possibles correspond à l’inépuisable variété d’individus, de physionomies et d’existences que produit la nature. Le passage d’une tonalité à une tonalité différente, brisant tout lien avec la tonalité précédente, ressemble à la mort en tant qu’elle détruit l’individu ; mais la volonté qui se manifestait dans celui-ci continue de vivre et se manifeste dans d’autres individus, dont la conscience cependant ne continue pas celle du premier. »

Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, § 52, 1819.

1 L’allégro maestoso est un tempo (une vitesse) et se mesure en BPM (battement par minute), soit, pour ce tempo, entre 112 et 160 BPM.
2 L’adagio est un tempo qui correspond à 60-80 BPM.

Pour bien comprendre, à travers les nombreux exemples de cet extrait, en quoi la musique est volonté, il faut poser les deux principes qui guident l’ensemble du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer.

  • D’abord, pour le philosophe, le monde n’existe pas en lui-même mais est l’objet de ma représentation ; généralement tout ce que je vois, entends ou sens est comme un voile entre le monde lui-même, que je ne vois pas tel quel, et ma subjectivité. Ce voile est ce qui produit ma représentation du monde.
  • De plus, la volonté, selon Schopenhauer, n’est pas qu’un phénomène psychologique humain : elle s’assimile au désir qui existe dans toute chose, et notamment dans toutes les choses qui sont en mouvement (donc, par exemple, les ondes sonores), particulièrement les êtres vivants, y compris les végétaux.
  • Dans le monde, tout son est musique et, par conséquent, il y a une musique indépendamment de l’être humain.

Qu’est-ce que l’art humain dans ces conditions ? L’art est une représentation esthétique du monde et de la volonté, qu’il s’agisse de peinture ou de poésie (qui, pour le penseur allemand, est l’art qui exprime la volonté du monde de la façon la plus puissante). La peinture et la poésie étant des représentations, elles ne peuvent exister sans l’être humain.

Mais la musique est une exception. Elle a un statut très spécial. En effet, la musique est la volonté du monde elle-même, directement, par intuition, c’est-à-dire par saisie immédiate et sans raisonnement. Pour Schopenhauer, la musique est l’art le plus haut parce que, justement, elle ne représente ni n’exprime quelque chose. Ou alors il faut dire que la musique du monde, avec ou sans l’Homme, ne fait que s’exprimer elle-même, et non un objet qui lui serait extérieur. La musique est une métaphysique du monde et tout ce qui est métaphysique est aussi, par essence, musical.
Schopenhauer le dit ainsi :

« La musique est un exercice de métaphysique dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie ».

D’où les exemples que donne Schopenhauer dans l’extrait précédent, qui montrent qu’il n’y a aucune différence entre le son, le sentiment et la musique : il s’agit de la même réalité, le monde, dans laquelle le sujet humain est plongé. L’artiste génial abandonne finalement toute raison au profit de l’intuition et d’une contemplation acoustique ; il abandonne également toute subjectivité, tout moi, se confondant avec le monde.

  • C’est ce que Schopenhauer nomme « objectité ».

Par exemple, les sons des basses de l’orchestre symphonique sont le grondement souterrain de la nature et les sons plus aigües, entendus à la surface des forêts et des mers, sont les mélodies qui transportent tout de suite l’âme.

La musique inexpressive

Peut-on alors dire que la musique (tout au moins quand elle est purement instrumentale) exprime quelque chose ? Schopenhauer lui-même parle de la musique comme étant pure et ineffable : le son n’exprime rien d’autre que lui-même ; il n’a pas de message particulier à faire passer. Il ne représente pas le sentiment, il est le sentiment. Pour qu’il y ait une expression, il faut un rapport, c’est-à-dire une distance entre ce qui exprime et ce qui est exprimé. Or, en musique, cette distance entre le musicien, le son, le sentiment et le monde, n’existe plus.

Certes, la musique peut produire en nous des évocations subjectives, quand nous écoutons un morceau instrumental par exemple. Mais ces évocations, ou images, viennent de nous, elles sont des réactions mentales que la musique provoque. En elle-même et venant d’elle-même, elle ne nous impose aucun contenu particulier.
Par exemple, écoutant le thème musical principal de Pelléas et Mélisande de Debussy pour la première fois, si je ne connais pas le titre de la pièce, je ne vais pas me dire : « Cette musique me rappelle les personnages de Pelléas et de Mélisande ! ».
Plus simplement, si j’écoute « Le vol du bourdon » de Rimsky-Korsakov sans connaître cette musique ni son titre, je ne vais pas me dire «  Cette musique imite le vol du bourdon ». Elle peut certes m’évoquer le vol d’un bourdon, mais elle pourrait tout aussi bien me faire penser à une tempête de neige ou à une course-poursuite en voiture dans les rues d’une ville d’Italie du Sud ».

  • Le son musical n’est l’imitation de rien.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch ne pense pas différemment quand il développe son concept d’« espressivo inexpressif », c’est-à-dire d’« expression inexpressive », pour dire que la musique « s’exprime » et « n’exprime pas » ; « elle s’exprime » signifie que la musique s’exprime elle-même, d’elle-même, et qu’elle n’exprime qu’elle-même et rien d’autre.

Vladimir Jankélévitch (1903-1985) est un philosophe et musicologue français.

« La musique ne signifie rien, mais l’homme qui chante est le lieu de rencontre des significations. La musique est le régime ambigu de l’Espressivo qui n’exprime rien : par opposition à une pensée honnête, sincère et sérieuse qui nécessairement conçoit ou exprime quelque idée présente et particulière, ceci ou cela, et à cette minute même, la musique ne sait rien de l’exigence nominaliste1 ; c’est ainsi que la polyphonie elle-même est par définition équivoque ou plurivoque puisqu’elle conduit à la fois plusieurs intentions hétérogènes et souterraines. Les mots du langage, portant le sens, sont naturellement univoques : aussi l’équivoque, – homonymie ou paronymie, est-elle un jeu que le virtuose en calembours joue avec les sons. L’équivoque, par contre, est le régime normal d’un langage qui porte le sens indirectement et suggère sans signifier. La mutualité paradoxale de l’ “Être-dans”, le miracle de l’inesse2 réciproque s’accomplit à chaque pas en musique… Comme la conscience avec ses arrière-pensées subconscientes et ses arrière-intentions inconscientes, la musique ignore le principe de contradiction. Les différents thèmes de Pelléas et Mélisande, chez Debussy, sont par éclairs presque immanents l’un à l’autre et permettent d’exprimer les sentiments les plus subtils : entre les sentiments contradictoires la musique n’est plus tenue d’opter, et elle compose avec eux, au mépris de l’alternative, un état d’âme unique, un état d’âme ambivalent et toujours indéfinissable. La musique est donc inexpressive non pas parce qu’elle n’exprime rien, mais parce qu’elle n’exprime pas tel ou tel paysage privilégié, tel ou tel décor à l’exclusion de tous les autres ; la musique est inexpressive en ceci qu’elle implique d’innombrables possibilités d’interprétation, entre lesquelles elle nous laisse choisir. Ces possibles se compénètrent au lieu de s’entr’empêcher comme s’entr’empêchent, dans l’espace, les corps impénétrables localisés chacun en son lieu propre. Langage ineffablement général (si tant est que ce soit un “langage”), la musique se prête docilement à d’innombrables associations. »

Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, 1961.

1 Ici, « l’exigence nominaliste » consiste à devoir, avec un nom, exprimer quelque chose.
2 L’« inesse réciproque » : la présence (inesse en latin) réciproque de la musique et de l’être humain.

L’une des phrases clé du texte semble être la suivante : « la musique est inexpressive en ceci qu’elle implique d’innombrables possibilités d’interprétation ». En effet, si une musique exprimait d’emblée quelque chose, alors le musicien comme l’auditeur ne pourraient proposer une autre interprétation que celle contenue dans la musique.

  • La musique n’impose donc jamais une signification ; elle permet, au contraire, à la sensibilité de celui qui joue ou écoute de lui trouver un sens.

Conclusion :

Hegel, Schopenhauer et Jankélévitch ont chacun une approche différente de la musique, mais ils révèlent tous le lien entre la musique et la sensibilité. Parce que la musique permet de percevoir ou d’inventer des significations, elle permet une libre exploration du moi. Mais dans le même temps, sa dimension à la fois sensorielle et abstraite permet d’échapper à l’enfermement subjectif.