La représentation du pouvoir

Introduction :

On est souvent tenté d’établir un lien entre Hernani et sa fameuse bataille, et les journées révolutionnaires de juillet 1830 qui mirent fin au régime de la Restauration (restauration de la monarchie absolue de droit divin entre 1814 et 1830 après le premier Empire). Si la pièce n’appelle pas de manière ouverte à une révolution politique, elle porte en son sein une réflexion sur le pouvoir. Le fait que l’intrigue se déroule dans l’Espagne du XVIe siècle n’enlevait rien à son actualité, comme le sentirent bien les censeurs, choqués par l’image de la royauté qui s’y déployait. En effet, par l’entremise du même personnage, Victor Hugo offre deux images opposées du pouvoir, l’une négative, incarnée par le roi don Carlos, l’autre positive, endossée par le même homme devenu l’empereur Charles Quint. Entre ces deux faces du même Janus s’impose la figure tutélaire et mythique de Charlemagne qui occupe la place centrale dans l’acte IV.

Nous étudierons donc tour à tour les deux modèles politiques présentés dans la pièce : la royauté avec don Carlos puis l’empire avec Charles Quint, émule de Charlemagne. Enfin, nous montrerons en quoi cette opposition reflète les conceptions politiques de Victor Hugo et ses engagements à venir.

Don Carlos ou le mauvais roi

Le roi d’Espagne, don Carlos, est représenté comme mauvais et défaillant dans la pièce de Victor Hugo.
Ce qui intéresse le roi au tout début, plus que la politique et l’état du monde, c’est doña Sol. Carlos est représenté comme un séducteur frivole, prêt à toutes les entreprises, même les plus ridicules, pour se rapprocher d’une femme convoitée : ainsi, il n’hésitera pas à se laisser enfermer dans une armoire et à oublier la dignité de son rang (acte I, scène 1).

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À retenir

Ses premières paroles dans la pièce donnent le ton : c’est un homme foncièrement irrespectueux à l’égard de tous et moqueur.

Dans le passage suivant, l’emploi du mot « la belle » est dévalorisant pour doña Sol car réducteur ; le résumé de la situation la dépeint en femme légère, ce qu’elle n’est pas en réalité. Hernani est décrit comme un gamin et don Ruy Gomez est réduit, lui aussi, à son âge : il est « caduc », c’est-à-dire « périmé » !

« DON CARLOS, lui saisissant le bras :
Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !
Il la regarde fixement. Elle se tait, effrayée.
Suis-je chez doña Sol ? fiancée au vieux duc
De Pastraña, son oncle, un bon seigneur, caduc,
Vénérable et jaloux ? dites ? La belle adore
Un cavalier sans barbe et sans moustache encore
Et reçoit tous les soirs, malgré les envieux,
Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux. »

Vers 5-10

L’entrée fracassante de Carlos révèle d’emblée son caractère violent : il menace de mort la servante puis la secoue par le bras (v. 11).

Il fera usage de cette violence contre doña Sol elle-même, qu’il dit aimer, à la scène 2 de l’acte II, occasionnant une véritable scène de combat comme le prouvent les didascalies : « la saisissant avec violence », « Doña Sol se débattant », « elle se jette à genoux. Il cherche à l’entraîner », « elle se débat dans ses bras »
Finalement, il la menace de la faire saisir par un petit groupe d’hommes : « J’ai là pour vous forcer trois hommes de ma suite » (v. 546).
À la scène 6 de l’acte III, il la prend en otage.

  • Carlos apparaît donc, au plan personnel, comme un personnage peu recommandable même s’il est capable, dans certaines circonstances, de respecter le code de l’honneur avec ses ennemis.
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À retenir

Ce qui apparaît de sa manière de gouverner l’Espagne ne donne pas non plus de lui une image valorisante et positive. La politique, telle qu’elle ressort de ses propos, n’est rien d’autre que du marchandage.

Par exemple, pour obtenir la voix de Guzman de Lara aux élections, il est prêt à le soudoyer en lui offrant ce qu’il désire :

« DON RICARDO :
Puis Guzman de Lara, mécontent, qui réclame Le collier de votre ordre.

DON CARLOS :
Ah ! Guzman de Lara !
Si ce n’est qu’un collier qu’il lui faut, il l’aura. »

Vers 1326-1328

Avec le pape, l’autre dirigeant de l’Empire, Carlos est prêt aux mêmes tractations :

« DON CARLOS :
Le pape veut ravoir la Sicile, que j’ai ;
Un empereur ne peut posséder la Sicile,
Il me fait empereur; alors, en fils docile,
Je lui rends Naple. »

Vers 314-317

L’impression que tout cela n’est que de la « cuisine » est renforcée par l’image des vers 317-318 :

« Ayons l’aigle, et puis nous verrons
Si je lui laisserai rogner les ailerons. »

  • L’aigle est le symbole de l’Empire mais ici, il se réduit à une sorte de poulet dont on se partagerait les ailes !

Un autre champ lexical est mis à contribution dans les passages où Carlos évoque ces arrangements : celui de la couture, comme dans le passage suivant :

« Le Saint-Père est adroit. – Qu’est-ce que la Sicile ?
C’est une île qui pend à mon royaume, une île,
Une pièce, un haillon, qui, tout déchiqueté,
Tient à peine à l’Espagne et qui traîne à côté.
– Que ferez-vous, mon fils, de cette île bossue
Au monde impérial au bout d’un fil cousue ?
Votre empire est mal fait : vite, venez ici,
Des ciseaux ! Et coupons ! – Très Saint-Père, merci !
Car de ces pièces-là, si j’ai bonne fortune,
Je compte au saint-empire en recoudre plus d’une,
Et, si quelques lambeaux m’en étaient arrachés,
Rapiécer mes états d’îles et de duchés ! »

Vers 324-334

  • Le territoire de l’Empire est donc un ensemble constitué de pièces qu’on arrache ou réassemble au gré de négociations avec d’autres dirigeants (ici le pape).

Ce style traduit une certaine conception du pouvoir et une absence totale de considération pour les populations de ces territoires. D’ailleurs, même à doña Sol, Carlos en propose certains en échange de son amour (v. 537-538).

Les courtisans sont aussi montrés à l’œuvre. Vils et flatteurs, ils ne cherchent qu’à obtenir plus d’honneurs et les mendient sans vergogne, à l’image de don Ricardo à l’acte IV, qui, parce que Carlos a laissé échapper un tutoiement, réclame de faire partie des grands d’Espagne, seigneurs qui se distinguent par leur proximité avec le roi. Si Carlos cède, il n’est pas aveugle ; l’image de la basse-cour et des honneurs qu’on émiette comme du pain est parlante :

« DON RICARDO :
Seigneur, vous m’avez tutoyé,
Saluant de nouveau.
Me voilà grand d’Espagne.

DON CARLOS, à part :
Ah ! tu me fais pitié,
Ambitieux de rien ! – Engeance intéressée !
Comme à travers la nôtre ils suivent leur pensée !
Basse-cour où le roi, mendié sans pudeur,
À tous ces affamés émiette la grandeur! »

Vers 1371-1376

Enfin, jusqu’à sa transformation, Carlos ne tolère pas la contestation. Il se montre sans pitié à l’égard de ses opposants dont il souhaite la disparition totale : « J’ordonne au duc d’Arcos d’exterminer la bande. » (v. 363).

C’est pourtant ce même personnage qui, élu empereur, se métamorphose pour incarner, ou du moins annoncer, une nouvelle manière de diriger les hommes.

Charles Quint ou le bon empereur

Charlemagne, du latin Carolus Magnus, ou Charles « le Grand », est un personnage historique élevé au rang de personnage légendaire : né à une date inconnue et mort le 28 janvier 814 à Aix-la-Chapelle, il fut roi des Francs et couronné empereur à Rome par le pape Léon III en 800. La légende (mélange d’histoire et de fiction) en fait une figure d’empereur idéal.

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À retenir

La métamorphose du mauvais roi en bon empereur fait partie des coups de théâtre de la pièce. C’est inspiré par Charlemagne que Carlos opère sa « conversion ».

Quand Carlos pénètre dans les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, c’est d’abord pour surprendre et faire arrêter les conjurés. Mais cette intervention se mue en pèlerinage auprès du tombeau du mort, une fois que Carlos, resté seul, se met à rêver et s’adresse directement à l’esprit du défunt. Il veut « s’élargir l’âme » (v. 158l). C’est la première fois que le personnage fait preuve de gravité et d’élévation en considérant l’importance capitale des rôles joués par le pape et par l’empereur, puis en étant assailli par la conscience aiguë de la finitude humaine : tout destin, même le plus noble, se clôt par la mort (long monologue de la scène 2).

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À retenir

Carlos vient d’apprendre son élection à la tête de l’Empire et il renaît, changeant soudainement de comportement et de registre de parole : pour s’adresser à doña Sol, il lui attribue les titres de noblesse que lui confèrera son mariage avec Hernani – Hernani les a rappelés un peu plus haut – et lui rend sa dignité bafouée jusqu’alors.

Hernani à Charles Quint, v. 1723-1726

« Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna
M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona,
Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte. »

Charles Quint à doña Sol, v. 1754-1755

« Allons ! relevez-vous, duchesse de Segorbe,
Comtesse Albatera, marquise de Monroy »

Il fait preuve d’une générosité et d’une clémence inattendues et générales : il permet à Hernani et doña Sol de se marier (v. 1757), fait Hernani chevalier de la toison d’or (v. 1774) ; il pardonne aux conjurés (v. 1780-1781).

  • Il veut être un exemple, étant passé d’« altesse catholique » (roi d’Espagne, pays catholique) à « Majesté sacrée » (empereur du Saint Empire germanique).

Je veux tout oublier. Allez, je vous pardonne !
C’est la leçon qu’au monde il convient que je donne.
Ce n’est pas vainement qu’à Charles premier, roi,
L’empereur Charles Quint succède, et qu’une loi
Change, aux yeux de l’Europe, orpheline éplorée,
L’altesse catholique en majesté sacrée. »

En se voulant fils symbolique de Charlemagne, il souhaite se hisser à sa hauteur (v. 1809-1810) :

« Je t’ai crié : - Par où faut-il que je commence ?
Et tu m’as répondu : - Mon fils, par la clémence ! »

Cette métamorphose de Carlos, devenu « un autre homme » (v. 1793) en si peu de temps, fut vivement critiquée par les contemporains de Victor Hugo qui reprochèrent au dramaturge cette invraisemblance. Il est vrai que les ficelles sont assez grosses. Hugo lui-même ne pouvait l’ignorer.

  • En fait, s’il se laisse aller à un tel coup de théâtre psychologique, c’est parce que l’opposition entre le mauvais roi et le bon empereur sert le message politique de la pièce.

Le sens politique d’Hernani

L’opposition entre un bon et un mauvais dirigeant pose la question du meilleur régime politique possible et y répond : l’Empire est supérieur à la royauté.

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Attention

Il ne faut cependant pas s’y tromper. Hugo ne souhaite pas le retour au Saint Empire romain germanique ni au premier Empire.

Mais l’Empire, tel qu’il existait du temps de Charles Quint, présentait de sérieux avantages sur la royauté.

  • Il s’agit avant tout d’un pouvoir électif. Même si ce n’est pas le peuple qui élit l’empereur mais un collège de grands électeurs (princes, grands seigneurs, grands ecclésiastiques dont le pape), l’élection est supérieure à l’hérédité. Or, en France, la monarchie est héréditaire, tout comme en Espagne : Carlos est devenu roi d’Espagne car il était fils de roi.
  • L’élection confère une légitimité. Carlos, devenu Charles Quint, s’interroge sur sa propre légitimité à l’acte IV, scène 5, dans un monologue adressé à Charlemagne. Il s’interroge aussi sur sa capacité à régner. Le passage suivant (v. 1791-1800) est caractérisé par l’emploi de verbes d’autorisation (« puis-je », « puisse », « ai-je droit ») et de l’adverbe de qualité « bien » qui apparaît à trois reprises.

« Es-tu content de moi ?
Ai-je bien dépouillé les misères du roi,
Charlemagne ? Empereur, suis-je bien un autre homme ?
Puis-je accoupler mon casque à la mitre de Rome ?
Aux fortunes du monde ai-je droit de toucher ?
Ai-je un pied sûr et ferme, et qui puisse marcher
Dans ce sentier, semé des ruines vandales,
Que tu nous as battu de tes larges sandales ?
Ai-je bien à ta flamme allumé mon flambeau ?
Ai-je compris la voix qui parle en ton tombeau ? »

  • Être élu, c’est, en effet, avoir été jugé capable d’endosser une fonction. La question ne se pose pas en cas de pouvoir héréditaire.

Bien qu’il soit quasiment absent de la pièce puisque représenté par un seul personnage – la duègne de la scène 1 de l’acte I, – le peuple occupe une place centrale dans la longue tirade de Carlos de la scène 2 de l’acte IV (v. 1522-1544).

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À retenir

Ce passage est remarquable : il montre que le peuple, invisible (« tout au fond de l’abîme ») par rapport aux sommités qui dominent le monde – l’empereur et le pape – est en réalité une force insurmontable.

Le style de Victor Hugo est ici parfaitement reconnaissable par l’usage du registre épique : le peuple est un océan, capable de tout balayer, même de puissants empires (v. 1542).

« Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, – les hommes.
– Les hommes ! – c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare,
À travers tant d’échos nous arrive fanfare !
Les hommes ! – Des cités, des tours, un vaste essaim,
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin !
Rêvant.
Base de nations portant sur leurs épaules
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante à leur vaste roulis,
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… Rois ! regardez en bas !
– Ah ! le peuple ! – océan ! – onde sans cesse émue,
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus ! »

Vers 1522-1544

Cependant, Hugo n’appelle pas ici à une révolution populaire. La pièce, ni manifeste, ni programme politique, témoigne plutôt d’une réflexion politique inspirée par la contestation contre le régime liberticide du roi Charles X.

Conclusion :

Une lecture politique d’Hernani est donc possible. Hugo y conteste toute forme de pouvoir abusif. Si le peuple est absent de l’intrigue, c’est pour mieux montrer que tout régime qui n’en tient pas compte est voué à l’effondrement. La pièce annonce l’engagement politique ultérieur de Victor Hugo qui, de royaliste, deviendra un fervent républicain, défenseur du peuple et pourfendeur des injustices sociales. Les journées de révolution de juillet 1830 aboutiront à la mise en place d’un régime monarchique plus libéral que sous la Restauration, mais il faudra attendre 1848 pour l’instauration de la seconde République en France.