Le bien et le mal dans Les Faux-Monnayeurs

Introduction :

Le 2 janvier 1921, Gide note dans le Journal des Faux-Monnayeurs qu’il vient d’écrire quelques pages de dialogue au sujet du diable qui devient d’autant plus réel qu’on nie son existence. Il précise que cela « pourrait devenir le sujet central de tout le livre ». Quelques jours plus tard, le 13 janvier, il ajoute qu’il souhaiterait faire figurer le diable parmi ses personnages. Ces notes prouvent que, très tôt dans la genèse de l’œuvre, le thème du mal s’impose à l’auteur des Faux-Monnayeurs.
Mais le roman accueille aussi des anges : l’un d’eux vient à la rencontre de Bernard et accepte de lutter avec lui une nuit entière (partie III, chapitre 13).

La présence de ces deux entités opposées fait écho au conflit intérieur que traverse Gide aux alentours de 1916. Son Journal témoigne en effet de son tiraillement entre son admiration pour le Christ, alimentée par sa lecture des Évangiles et ses vœux d’abandon à la volonté de Dieu, et l’acceptation de son homosexualité et des tentations sensuelles. Ces angoisses religieuses et sexuelles le plongent dans une confusion mentale proche de la folie. Il ne cessera plus, dès lors, de s’interroger sur la question du bien et du mal. Les personnages des Faux-Monnayeurs n’échappent pas à cette lutte entre Ciel et Enfer dont ils sont l’enjeu.

Dans un premier temps, nous nous demanderons si le diable et les anges sont des personnages à part entière du roman ; puis nous verrons quels sont les moyens d’action du diable ; enfin, nous montrerons comment les personnages vivent leur exposition à ces deux forces antagonistes.

Anges et démons, personnages des Faux-Monnayeurs ?

Le champ lexical du bien et du mal

Le texte du roman ne contient pas les termes « bien » et « mal », mais on y trouve les adjectifs « bon » et « mauvais » qui ont à plusieurs reprises un sens moral : « mauvais instincts », « mauvaises fréquentations » (partie I, chapitre 2). On rencontre aussi le synonyme de « mauvais » dans un registre enfantin : « méchant » (partie II, chapitre 2).

Mais les mots appartenant au champ lexical du bien et du mal qui comptent le plus grand nombre d’occurrences sont : « diable », « démon » – parfois associé à « l’enfer » –, « ange » et « dieu ». Ces substantifs ont tous une connotation religieuse et témoignent de l’éducation protestante de Gide. D’autres expressions relèvent d’une imagerie judéo-chrétienne : « le serpent de la jalousie se déroulait et se tordait en son cœur » (partie II, chapitre 1).

Si les noms « diable », « démon » et « dieu » se rencontrent dans des expressions où ils sont privés de leur sens premier (« que diable ! », « dieu merci », « mon dieu ! », « nom de dieu », « le démon de l’aventure », « le démon de l’ennui »), la plupart du temps c’est au sens fort qu’ils sont utilisés.

Par exemple, Dieu, comme entité agissante, est le sujet de conversations réitérées entre Édouard et La Pérouse. Le vieil homme, désabusé, proclame que Dieu s’est joué de lui : « Dieu m’a roulé. Il m’a fait prendre pour de la vertu mon orgueil. Dieu s’est moqué de moi, il s’amuse. » (partie I, chapitre 13).
Dans un dialogue entre Bronja et Boris, Dieu, conçu comme le principe du bien, intervient directement dans la vie des humains. Au petit garçon qui regrette de ne pas voir les anges comme son amie, celle-ci répond : « Tu les verras peut-être si tu perds l’habitude de mentir et si Dieu veut bien te les montrer […] Il y a beaucoup de choses très belles que nous verrions si nous étions moins méchants. »

  • Dans les croyances de La Pérouse et des deux enfants, Dieu châtie ou récompense les humains mais il procède en coulisses ; jamais il ne leur apparaît.

Certains de ces êtres surnaturels sont pourtant bien présents au point qu’on peut s’interroger sur leur statut exact dans le roman. En sont-ils des personnages à part entière ?

Des personnages surnaturels

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À retenir

Est personnage d’un roman tout être – humain ou animal – entrant en interaction avec les autres, ayant une influence sur eux et/ou sur le déroulement de l’intrigue. À ce titre, on peut considérer le diable, les démons et les anges comme des personnages des Faux-Monnayeurs même s’il est nécessaire d’établir des nuances entre eux.

Le diable (ou « démon ») et les « démons » qui, selon les croyances chrétiennes, sont ses serviteurs, entretiennent une relation de proximité avec les personnages. Dès l’incipit du roman, le « démon » intervient dans la destinée de Bernard : celui-ci est à la maison où il est censé préparer son baccalauréat. « La famille respectait sa solitude ; le démon pas », nous dit le texte. C’est que le jeune homme, loin de réviser, a démonté un meuble où il a trouvé des lettres envoyées à sa mère par son amant. Il a ainsi découvert que Profitendieu n’est pas son vrai père.

Ce geste inaugural le conduit à quitter la maison familiale et entraîne, dans un enchaînement de causes à effets, tout ce qui arrive par la suite au jeune homme : par désœuvrement, il vole la valise d’Édouard, y trouve son journal, va à la rencontre de Laura dont le journal raconte l’histoire, en tombe amoureux… C’est donc le diable qui dirige Bernard et initie l’action du roman.

De même Vincent, alors qu’il possède les cinq mille francs suffisants pour aider Laura enceinte de lui, a l’idée d’aller les jouer pour avoir encore plus.

« De quel démon avait-il alors écouté le conseil ? La somme, déjà remise en pensée à cette femme, […] quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante ? »

Partie I, chapitre 4

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À retenir

Les expressions employées par Gide créent l’impression que le diable, bien que rien n’indique qu’il soit visible ou sensible aux personnages, se tient à côté d’eux pour les manipuler.

Un exemple flagrant est fourni par la scène dans laquelle Bernard n’a plus d’argent à remettre à la consigne de la gare pour y déposer la valise d’Édouard. Le diable intervient pour l’aider à aller jusqu’au bout de son acte qui s’apparente à un vol :

« Mais le démon […] glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche […] une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand ».

Partie I, chapitre 10

De même, le diable observe Vincent entrant chez sa maîtresse lady Griffith :

« Le diable amusé le regarde glisser sans bruit la clé dans la serrure ».

Partie I, chapitre 5

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À retenir

Les seules entités visibles sont les anges.

Bronja dit les voir, même si sa mère, Sophroniska, ne croit pas dans ce « mysticisme puéril » (partie II, chapitre 5). Le récit n’apporte d’ailleurs pas de « preuve » de ce qu’elle affirme.

Bernard, lui, en rencontre un, converse et se bat avec lui (partie III, chapitre 13). Il le suit jusque dans l’église de la Sorbonne où « d’autres anges circulaient […] ; mais Bernard n’avait pas les yeux qu’il fallait pour les voir ». De même, quand Bernard lutte avec l’ange, Boris le voit s’agiter mais il ne perçoit pas l’ange.

  • Le monde est donc peuplé de ces créatures que seuls ceux qui y sont prêts peuvent distinguer.

On peut donc dire que le projet de Gide de faire circuler le diable « incognito » dans le roman n’a pas été totalement abandonné par l’auteur (Journal des Faux-Monnayeurs, 13/01/1921). Le diable possède différents moyens d’action.

Les manifestations du mal

Les ruses du démon

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À retenir

Outre les moments où le diable se fait metteur en scène et installe les éléments matériels indispensables à l’accomplissement d’une mauvaise action (les dix sous retrouvés par Bernard), il agit de l’intérieur en se logeant dans la psyché des personnages. Sa principale ruse consiste à les aveugler quand ils croient bien faire alors que leurs actions ont des conséquences désastreuses.

Les mensonges qu’ils se font à eux-mêmes et donc aux autres sur leurs motivations sont, selon Gide, l’œuvre du diable. Par exemple, lorsqu’Édouard projette de confier le petit Boris à la pension Vedel-Azaïs pour le rapprocher de son grand-père, le narrateur-auteur y voit l’œuvre du diable :

« À quels sophismes prête-t-il l’oreille ? Le diable assurément les lui souffle, car il ne les écouterait pas, venus d’autrui. […] Ce qui ne me plaît pas chez Édouard, ce sont les raisons qu’il se donne. Pourquoi cherche-t-il à se persuader, à présent, qu’il conspire au bien de Boris ? Mentir aux autres, passe encore ; mais à soi-même ! […] Je ne nie pas qu’il y ait, de par le monde, des actions nobles, généreuses, et même désintéressées ; je dis seulement que derrière le plus beau motif, souvent se cache un diable habile et qui sait tirer gain de ce qu’on croyait lui ravir. »

Partie II, chapitre 7

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Définition

Sophisme :

Raisonnement à l’apparence logique mais aboutissant à une conclusion fausse.

Le diable est donc un raisonneur.

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À retenir

Cet aveuglement n’est possible que parce que la plus grande ruse du démon consiste à faire croire aux humains qu’il n’existe pas.

Vincent en fournit un exemple parlant, analysé par le narrateur-auteur lui-même :

« La culture positive [rationaliste] de Vincent le retenait de croire au surnaturel ; ce qui donnait au démon de grands avantages. »

Partie I, chapitre 16

Le comportement du jeune homme vis-à-vis de Laura est décomposé en plusieurs étapes :

  • la générosité (donner à Laura l’argent que lui ont laissé ses parents) ;
  • le doute insinué par le diable (cette somme sera-t-elle suffisante ?) ;
  • le besoin d’assumer son acte en avouant à Laura la perte de tout cet argent au jeu, et en rompant avec elle ;
  • le besoin de se trouver de bonnes raisons d’avoir agi ainsi (le diable les lui fournit) ;
  • la griserie de regagner au jeu sans avoir de but « généreux » :
    « À partir de quoi le démon a partie gagnée. À partir de quoi, l’être qui se croit le plus libre, n’est plus qu’un instrument à son service. »

L’illusion de la liberté enrobe le mal ; elle entraîne parfois à commettre un acte gratuit.

L’acte gratuit ou la gratuité du mal

Le projet initial de Gide était de faire de Lafcadio le protagoniste du roman. Or, dans un roman antérieur, Les Caves du Vatican, Lafcadio commet un « acte gratuit » c’est-à-dire apparemment dénué de toute raison et de toute intention si ce n’est celle de se sentir libre de faire ce que l’on veut quand on le veut. Dans un train, il décide de jeter un inconnu par la portière si, pendant qu’il compte jusqu’à douze, il aperçoit un feu dans la campagne. À dix, un feu lui apparaît et il accomplit son crime sans autre mobile.

  • Ce désir de faire du mal sans l’interdit ou la limite de la morale est une forme de refoulement qui permet de se laisser guider par ses pulsions.

Dans Les Faux-Monnayeurs, le trafic de fausse monnaie apparaît sans raison : en effet, ceux que leurs parents considèrent comme « des anges de pureté et d’innocence » n’ont apparemment aucun besoin d’argent puisqu’ils viennent tous de familles aisées. De même, le meurtre de Boris déguisé en suicide n’a aucun mobile.

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À retenir

Les Faux-Monnayeurs est ainsi en partie le roman d’une jeunesse dépravée et amorale.

Face aux sollicitations du mal, tous les personnages ne réagissent cependant pas de la même manière.

Le bien, le mal et les personnages

Les suppôts de Satan

Trois personnages du roman sont au service du mal. Le premier, Robert de Passavant, est qualifié de « suppôt damné » (partie I, chapitre 16).

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Définition

Suppôt :

Un suppôt est un vassal ou un serviteur. Aujourd’hui, on ne rencontre plus guère ce mot que dans l’expression « suppôt de Satan ».

Passavant est un corrupteur : c’est lui qui propose à Vincent de l’emmener dans un salon de jeu précisément le soir où il s’est mis en tête que ses 5 000 francs ne suffiraient pas pour aider Laura et qui met à sa disposition sa voiture pour le conduire dans le tripot et l’en ramener soir après soir ; lui encore qui lui prête ce qu’il a perdu pour le rejouer. C’est également lui qui lui fait rencontrer Lilian Griffith, que Vincent finira par assassiner, se croyant possédé par le diable ou plutôt « le diable lui-même » (partie III, chapitre 16).

De même, séduit par Olivier, il cherche à le posséder et utilise Vincent dans ce but :

« le démon n’aura donc de cesse, que Vincent n’ait livré son frère à ce suppôt damné qu’est Passavant. »

Partie I, chapitre 16

Il lui propose de devenir le rédacteur en chef de sa revue littéraire, l’emmène en Corse, lui fait fréquenter un milieu plein d’artifice qui ne lui correspond pas :

« auprès d’Édouard, ce qu’il avait de meilleur en lui s’exaltait ; auprès de Passavant, c’était le pire. »

Partie III, chapitre 8

La prise de conscience d’Olivier le conduit finalement à faire une tentative de suicide.

Strouvilhou est aussi un serviteur du diable : il pervertit les adolescents en organisant un trafic de fausses pièces. Comme le diable, Strouvilhou est un raisonneur :

« J’aime à retourner les problèmes ; que voulez-vous, j’ai l’esprit ainsi fait qu’ils y tiennent en meilleur équilibre, la tête en bas. »

Partie III, chapitre 11

Il agit par dégoût et mépris de l’humanité et représente une figure anti-christique :

« l’enseignement de Celui-ci n’a servi qu’à enfoncer l’humanité un peu plus avant dans le gâchis. »

Partie III, chapitre 11

Strouvilhou est un eugéniste : il rêve d’une humanité débarrassée de tous les faibles.
Son cousin Ghéridanisol le relaie ; c’est lui qui pousse ses camarades au meurtre de Boris :

« [il] ne peut souffrir Boris […]. On dirait qu’il éprouve à sa vue l’instinctive aversion qui, dans un troupeau, précipite le fort sur le faible. Peut-être a-t-il écouté l‘enseignement de son cousin […] il trouve des raisons pour se féliciter de le haïr. »

Partie III, chapitre 17

Le conflit intérieur

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À retenir

Les personnages du roman ne sont pas, dans leur grande majorité, « mauvais » ; ils sont soumis à l’attraction simultanée des deux forces opposées que sont le bien et le mal, consciemment ou inconsciemment. D’ailleurs, ces deux forces se confondent parfois dans l’esprit de certains d’entre eux, ce qui entraîne des troubles psychiques ou mêmes physiques.

Le vieux La Pérouse semble atteint de désordre mental quand il se lance dans des discours métaphysiques :

« “Non ! Non ! s’écriait-il confusément ; le diable et le Bon Dieu ne font qu’un ; ils s’entendent. Nous nous efforçons de croire que tout ce qu’il y a de mauvais sur la terre vient du diable ; mais c’est parce qu’autrement nous ne trouverions pas en nous la force de pardonner à Dieu. Il s’amuse avec nous, comme un chat avec la souris qu’il tourmente… Et il nous demande encore après cela de lui être reconnaissants. Reconnaissants de quoi ? de quoi ?…”
Puis, se penchant vers moi : “Et savez-vous ce qu’il a fait de plus horrible ?… C’est de sacrifier son propre fils pour nous sauver. Son fils ! son fils !… La cruauté, voilà le premier des attributs de Dieu.” »

Partie III, chapitre 18

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À retenir

La sexualité est en jeu dans le conflit intérieur qui ronge certains personnages : leur religion ou leur éducation leur fait vivre leurs pulsions sexuelles comme diaboliques.

Ainsi, le pasteur Vedel et le petit Boris, tous les deux en quête de pureté, sont soumis aux exigences d’une sexualité qu’ils pratiquent en solitaires. C’est ce qui ressort du journal du pasteur trouvé par sa fille Sarah et remis à Édouard. Le verbe « fumer » y est mis pour autre chose, comme le comprend la jeune fille :

« Mon Dieu donnez-moi la force de secouer le joug de ce honteux esclavage […] Suivait la notation de luttes, de supplications, de prières, d’efforts assurément bien vains… »

Partie I, chapitre 12

Boris, lui, est réprimandé et il lutte aussi pour se « libérer » du « paradis honteux où la volupté [le] plongeait ». Il croit qu’il a provoqué la mort de son père :

« Boris s’est persuadé que ses pratiques secrètes, qu’on lui peignait comme si coupables, avaient reçu leur châtiment ; il s’est tenu pour responsable de la mort de son père ; il s’est cru criminel, damné. »

Partie II, chapitre 5

Cela provoque en lui une maladie nerveuse. Un talisman, bout de papier où sont écrits les mots : « gaz, téléphone, cent mille roubles » est associé à ces pratiques. Strouvilhou le remet à Ghéridanisol qui le fait réapparaître sur le pupitre de Boris ; le texte a été au préalable encadré de petits diablotins obscènes, faisant retomber le petit dans ses « manies » : « Il lutta jusqu’au soir contre une sollicitation ténébreuse. »

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À retenir

Ce combat intérieur entre le bien et le mal est objectivé par la lutte entre Bernard et l’ange.

Ce dernier lui annonce : « C’est l’heure de faire tes comptes […]. Il va falloir se décider […]. Tu veux servir à quelque chose. Il importe de savoir à quoi. » Puis il le guide dans un meeting politique, dans des rues envahies par la misère, lui proposant ainsi différents moyens de s’engager. Leur lutte, qui dure toute la nuit, n’a pas de vainqueur, mais tout de suite après, Bernard prend en horreur le plaisir physique qu’il goûte avec Sarah (partie III, chapitre 13). À la fin du roman, il rentre chez lui, n’écoutant plus que son cœur : son père adoptif va mal.

  • Cette rencontre avec l’ange s’inscrit à la fin d’un parcours mouvementé qui a fait grandir Bernard, apparentant le roman à un roman de formation.

Conclusion :

La question du bien et du mal est donc présente du début à la fin des Faux-Monnayeurs. Aucun personnage n’échappe à cette problématique qui, selon les intentions premières de Gide, constitue véritablement la clé de voûte de l’œuvre.