Le renouveau de l'éducation

Introduction :

La recherche de soi implique de se demander : qui suis-je ? Cette question est fondamentale car elle en entraîne une autre : puis-je être moi-même ? Or, pour être soi-même, il faut d’abord savoir qui nous sommes, il faut une « recherche de soi ». D’où, notamment au XIXe siècle, une réflexion autour d’une interrogation majeure : qu’est-ce qu’un être éduqué ? La question initiale porte en effet sur qui nous sommes en tant qu’individu, mais s’interroger sur l’éducation permet de mettre en lumière ce que pourrait être l’humanité par essence.
La réflexion sur l’éducation cherche à identifier différents stades de développement de la personne. Ce thème est abordé par la littérature et se retrouve notamment dans le roman d’apprentissage : se développer, c’est faire l’apprentissage de la vie sans autre maître que soi (par exemple dans L’Éducation sentimentale de Flaubert). À cela, Nietzsche, dans Généalogie de la morale, répond par une approche bien plus critique : l’éducation, en particulier l’éducation morale, est un dressage.

Ces approches variées de l’éducation soulèvent la question suivante : l’éducation forme-t-elle ou déforme-t-elle la personne ?

Le développement de l’enfant

Rousseau, dans son traité Émile ou De l’éducation, amorce une réflexion, sur la question des règles éducatives, sera reprise au XIXe siècle.

Alt texte Jean-Jacques Rousseau, portrait de Quentin de La Tour, pastel sur papier, 45 cm × 35,5 cm, fin du XVIIIe siècle

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est un philosophe, écrivain et musicien genevois. En philosophie politique, son essai Du contrat social énonce de nouveaux principes républicains : plus généralement, il s’agit de montrer comment une vie collective harmonieuse est possible. Son roman Julie ou la Nouvelle Héloïse est l’un des plus importants tirages de son siècle.

Pour Rousseau, les règles d’éducation doivent être adaptées à l’âge de l’enfant, et ce jusqu’à sa majorité (la notion d’adolescence n’existe guère à l’époque). Chaque tranche d’âge correspond à l’apparition et au développement d’une aptitude précise que Rousseau retranscrit en découpant son ouvrage en cinq volumes. Il expose ainsi une théorie sur les stades du développement de l’enfant.

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À retenir

L’enfant mûrirait selon un progrès qui lui serait naturel et qui serait universel (c’est-à-dire le même pour tous). L’éducation consisterait alors à favoriser la perfectibilité naturelle de l’enfant et à éviter de corrompre ce dernier.

Chacun des cinq livres de l’Émile ou De l’éducation suit le développement éducatif d’Émile, un être fictif à travers lequel sont présentés les différents stades du développement de l’enfant.

  • Livre 1 : de 0 à 2 ans.

Émile est nourrisson et ne parle pas ; son éducation doit porter sur les gestes et les signes qu’il peut exprimer.

  • Livre 2 : de 2 à 12 ans.

L’éducation d’Émile est axée sur le développement des sens, lui permettant de tisser des relations avec le monde et ses semblables. De la multitude de ses sensations, l’enfant tire des déductions générales. L’expérience joue ainsi un rôle plus important que les livres éducatifs, surtout si le propos de ceux-ci est abstrait. À ce sujet, Rousseau bannit d’ailleurs les contes des lectures à donner aux enfants, car ils faussent la représentation du réel.

  • Livre 3 : de 12 à 15 ans.

Il s’agit de l’âge de la force, au cours duquel l’enfant choisit son futur métier. Pour Rousseau, dans l’Émile il est plus utile, pour l’intégration dans la vie sociale, d’apprendre un métier manuel.

  • Livre 4 : de 15 à 20 ans.

Rousseau nomme cette période la « puberté ». Ce quatrième livre contient un autre livre, « La profession de foi du vicaire savoyard », consacré à la religion et à l’amour, et qui étudie la question de la foi et de son origine. Dans cette « Profession », Rousseau fait la critique de l’institution qu’est l’Église : c’est en soi-même, en écoutant ses sentiments, et non dans les dogmes institués que la personne trouve la foi en Dieu.

Entre le livre 4 et le livre 5, Émile rencontre Sophie.

  • Livre 5 : après 20 ans.

Émile se marie avec Sophie et fonde une famille. Le développement achevé du corps développe l’intérêt porté à l’autre sexe ainsi que l’éveil à la sexualité. Selon la conception rousseauiste, l’amour n’est pas sans lien avec la formation du citoyen juste : les institutions du mariage et de la famille sont, dans son texte, considérées comme des éléments clés de la société. La rencontre avec Sophie est une rencontre amoureuse mais elle marque aussi l’entrée d’Émile dans la vie sociale.
Rousseau considère, par ailleurs, qu’avant de faire pleinement partie de la société, il est indispensable qu’Émile voyage pour comprendre la diversité des cultures, et découvre les coutumes et les mœurs d’autres peuples. À son retour, il pourra mieux comprendre, en tant que citoyen, la nécessité d’un contrat social pour les individus, seule manière de faire face à la corruption. Autrement dit, il faut partir de chez soi pour mieux y revenir et y trouver sa place. C’est à la campagne qu’Émile devra s’installer, car selon Rousseau, les mœurs y sont stables et meilleures qu’en ville. Ayant appris le sens de la justice morale, Émile pourra alors fonder une famille avec Sophie. L’éducation d’Émile touche à son terme lorsqu’il devient père à son tour.

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Astuce

Ce 5e livre comprend également une réflexion sur l’éducation des femmes.

Cet ouvrage constitue une nouveauté pour l’époque en matière de théorie de l’éducation et va à l’encontre des méthodes éducatives de son siècle, souvent fondées sur l’autorité. En effet, le XVIIIe siècle considérait l’enfant comme un être sauvage, vide de savoir, de morale et de sagesse, et qui ne pouvait être éduqué que par des pratiques très contraignantes.
La philosophie de l’éducation de Rousseau va dans le sens du développement naturel de la sensibilité de l’enfant puis, lorsqu’il en a l’âge, de sa raison. L’introduction de l’ouvrage expose cette intention novatrice :

« On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. Voilà l’étude à laquelle je me suis le plus appliqué, afin que, quand toute ma méthode serait chimérique et fausse, on pût toujours profiter de mes observations. Je puis avoir très mal vu ce qu’il faut faire ; mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point ; or, si vous lisez ce livre dans cette vue, je ne le crois pas sans utilité pour vous. À l’égard de ce qu’on appellera la partie systématique, qui n’est autre chose ici que la marche de la nature, c’est là ce qui déroutera le plus le lecteur ; c’est aussi par là qu’on m’attaquera sans doute, et peut-être n’aura-t-on pas tort. On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. Qu’y faire ? Ce n’est pas sur les idées d’autrui que j’écris ; c’est sur les miennes. »

Rousseau, Émile ou De l’éducation, préface.

L’auto-apprentissage de la vie (le roman d’apprentissage)

Pour Rousseau, l’éducation n’est pas scolaire et théorique, elle s’ancre au contraire dans la vie sociale, dans les expériences concrètes et les rencontres que nous pouvons faire. Le sentiment amoureux est lui-même l’objet d’une formation.
Le roman d’apprentissage du XIXe siècle abondera dans ce sens : apprendre, ce n’est pas seulement se retrouver assis à une table, dans une salle de cours, devant un·e professeur·e qui dispense un savoir magistral. L’éducation peut aussi se faire par soi-même, au cours d’un auto-apprentissage de la vie (intellectuelle, sociale, ou sentimentale), c’est-à-dire sur un mode empirique.

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Définition

Empirique :

Qualifie ce qui s’appuie sur l’expérience et l’observation.

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Définition

Roman d’apprentissage :

On parlera aussi de « roman de formation » ou de « roman d’éducation ».
Ce genre littéraire est né en Allemagne au XVIIe siècle. Les romans d’apprentissage présentent le parcours d’un jeune héros qui, au cours des péripéties de sa vie, est confronté à différents milieux et fait l’expérience de l’existence humaine.

Les leçons les plus pertinentes seraient alors celles de l’existence humaine et non celles des manuels scolaires. C’est en ce sens que le roman d’apprentissage met en scène des personnages qui, découvrant la vie, expérimentent en même temps une morale, un style de vie, une façon d’être. Ils sont parfois également confrontés au pire de l’existence.
En effet, les leçons de l’expérience ne sont pas toujours très morales comme le montre l’intrigue de L’Éducation sentimentale de Flaubert.

Alt texte Gustave Flaubert, photographie de Nadar

Gustave Flaubert (1821-1880) est un écrivain français. Il a marqué la littérature par les analyses psychologiques de ses personnages, son exigence de réalisme et son regard intransigeant sur nos comportements. Il a notamment écrit Madame Bovary, Salammbô et L’Éducation sentimentale.

L’Éducation sentimentale met en scène les ambitions amoureuses, sociales et politiques du jeune Frédéric Moreau et insiste sur la vacuité de sa vie. Plutôt qu’héros, Moreau est un anti-héros : durant plusieurs années de sa vie, les événements se succèdent, sans importance décisive, sans réussite véritable. Il fait l’expérience de l’amour, mais d’un amour impossible puisqu’il aime Mme Arnoux, une femme mariée et mère de famille.

Dans l’extrait suivant, situé à la fin du roman, Moreau et Mme Arnoux se revoient après s’être perdu·e·s de vue pendant seize ans. La narration du début du passage reprend les éléments de la vie de Moreau : qu’a-t-il appris ? La déception.

  • Moralité : la vie ne nous transmet pas que des expériences heureuses. Elle nous enseigne une douloureuse leçon : l’ambition humaine est le plus souvent vaine.

Lors de leur entrevue, Mme Arnoux lui raconte ce qu’est devenue sa propre vie, ils se promènent, il lui jure son amour éternel, et elle repart.
La célèbre phrase « Et ce fut tout » témoigne de cette désillusion. « Ce fut tout », c’est-à-dire « peu de choses », la finalité de cet amour contrarié se résumant au don d’une mèche de cheveux.

« Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
— « Madame Arnoux ! »
— « Frédéric ! »
Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
— « C’est lui ! C’est donc lui ! »
Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure. […]
— « La vue de votre pied me trouble. »
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l’intonation singulière des somnambules :
— « À mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamais été aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’être jeune ? Je m’en moque bien je les méprise, toutes celles qui viennent ici ! »
— « Oh ! il n’en vient guère ! » reprit-il complaisamment.
Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il se marierait.
Il jura que non.
— « Bien sûr ? pourquoi ? »
— « À cause de vous », dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
— « J’aurais voulu vous rendre heureux. »
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! — et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
— « Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous ! »
Onze heures sonnèrent.
— « Déjà ! » dit-elle ; « au quart, je m’en irai. »
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous. Enfin, l’aiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
— « Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! »
Et elle le baisa au front, comme une mère. Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux. Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— « Gardez-les ! Adieu ! »
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout. »

Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 3e partie, chapitre 7.

Quelle aura été l’intention de Flaubert, dans ce roman d’apprentissage ? Il l’exprime fort bien lui-même dans sa correspondance :

« Je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; sentimentale serait plus vrai. C’est un livre d’amour, de passion ; mais de passion telle qu’elle peut exister maintenant, c’est-à-dire inactive ».

Les sévices de l’éducation : morale et dressage

L’époque contemporaine pensait donc sortir d’un obscurantisme éducatif en proposant de nouvelles méthodes – avec le roman d’apprentissage par exemple – et en se donnant comme idéal l’art d’apprendre par soi-même à « l’école de la vie ». Or, à la fin du XIXe siècle, Nietzsche, brosse un tout autre tableau. Pour lui, la violence de l’éducation ne tient pas tant à certaines pratiques qu’à l’essence même de l’éducation, qui est avant tout une éducation morale.

  • Au fond, qu’elle soit archaïque ou moderne, toute éducation repose sur une forme de dressage (plus ou moins violent).

Alt texte Friedrich Nietzsche

Friedrich Nietzsche (1844-1900) est un philosophe allemand. Il a entrepris de faire une généalogie de la culture, c’est-à-dire de montrer l’origine réelle de nos valeurs. Nietzsche a, par exemple, démontré que les valeurs occidentales ont été forgées par le platonisme et le christianisme.

Dans son écrit Généalogie de la morale, Nietzsche analyse la morale d’un point de vue historique. Pour Nietzsche, la plupart des valeurs nous semblant éternelles et universelles sont en réalité contre-nature : l’obligation, l’obéissance à la loi et à l’autorité, la culpabilité. Elles représentent une négation de la vie et de nos instincts.

  • Par quel mécanisme sommes-nous devenus des êtres interchangeables sans esprit critique dans la société ?

Dans la 2e partie de l’ouvrage (« La “faute”, la “mauvaise conscience”, et ce qui leur ressemble »), Nietzsche montre que pour que les sociétés perdurent, elles doivent rendre les personnes prévisibles et fiables. Il faut créer en eux le sentiment de responsabilité et d’engagement, leur apprendre à mémoriser leurs promesses et les obliger à les tenir.

Nietzsche résume le devoir moral avec cette formule : « Élever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses. »

Le mot « élever » évoque l’élevage animal, allant dans le sens de l’image du « troupeau » qu’utilise le philosophe pour décrire la communauté humaine. Pour Nietzsche, l’individu civilisé n’est rien d’autre qu’un animal domestiqué. Les outils de cette domestication sont la mémoire et le fait de se sentir tenu par les promesses que l’on fait. Cette conception implique une éducation de la conscience morale – en prenant des responsabilités et en respectant ses engagements – et un façonnage de la mémoire – en mémorisant ses promesses, ses contrats, ses autres engagements et les règles morales –. Cela nécessite donc d’être « régulier », « calculable » et « appréciable » par une conduite identifiable.

Pour Nietzsche, l’éducation morale est, en réalité, une expression « de cruauté, de tyrannie, de stupidité et d’idiotie » allant à l’encontre de ce qu’est l’être humain. La conscience est une « chose ténébreuse » qui se forme d’emblée sous la forme de mauvaise conscience, tout sentiment devient alors sentiment de peur : nous avons appris à avoir quelque chose à nous reprocher.
De même, le sens de la morale n’a été inculqué à l’être humain que par la peur de la punition : ce n’est pas par principe – ni par devoir moral – que nous respectons les règles sociales, mais par la contrainte. La peur agit en profondeur. Grâce à elle, le maître n’a plus à punir, l’individu se punit lui-même en respectant les obligations qu’on lui impose.

  • Le dressage moral est donc particulièrement vicieux : nous avons appris à intérioriser notre devoir, qui est en réalité une entreprise de cruauté et d’auto-flagellation.

C’est ce que dénonce le philosophe dans cet extrait :

« On aura déjà deviné ce qui se passa avec tout cela et sous le voile de tout cela : cette tendance à se torturer soi-même, cette cruauté rentrée de l’animal homme refoulé dans sa vie intérieure, se retirant avec effroi dans son individualité, enfermé dans l’ “État” pour être domestiqué, et qui inventa la mauvaise conscience pour se faire du mal, après que la voie naturelle de ce désir de faire le mal lui fut coupée, — cet homme de la mauvaise conscience s’est emparé de l’hypothèse religieuse pour pousser son propre supplice à un degré de dureté et d’acuité effrayant. Une obligation envers Dieu : cette pensée devint pour lui un instrument de torture. Il saisit en “Dieu” les derniers contrastes qu’il peut imaginer à ses propres instincts animaux irrémissibles, il transmue ces instincts mêmes en fautes envers Dieu (hostilité, rébellion, révolte contre le “maître”, le “père”, l’ancêtre et le principe du monde), il se plante au beau milieu de l’antithèse entre “Dieu” et le “diable”, il jette hors de lui-même toutes les négations, tout ce qui le pousse à se nier soi-même, à nier la nature, le naturel, la réalité de son être pour en faire l’affirmation de quelque chose de réel, de vivant, de véritable, Dieu, Dieu saint, Dieu juste, Dieu bourreau, l’Au-delà, le supplice infini, l’enfer, la grandeur incommensurable de la punition et de la faute. C’est là une espèce de démence de volonté dans la cruauté psychique, dont à coup sûr on ne trouvera pas d’équivalent : cette volonté de l’homme à se trouver coupable et réprouvé jusqu’à rendre l’expiation impossible, sa volonté de se voir châtié sans que jamais le châtiment puisse être l’équivalent de la faute, sa volonté d’infester et d’empoisonner le sens le plus profond des choses par le problème de la punition et de la faute, pour se couper une fois pour toutes la sortie de ce labyrinthe d’ “idées fixes”, sa volonté enfin d’ériger un idéal — celui du “Dieu très saint” — pour bien se rendre compte en présence de cet idéal de son absolue indignité propre. Ô triste et folle bête humaine ! »

Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 2e partie, 22

Pour Nietzsche, l’éducation est donc un conditionnement traumatisant, mais c’est aussi une ouverture permettant de rendre à chacun le pouvoir de créer ses propres valeurs, qui seront tournées – cette fois – vers l’instinct et la vie.

Conclusion :

Dans son Gai Savoir, Nietzsche exprime l’idéal d’un savoir léger et heureux, dont la condition est que l’individu soit en adéquation avec lui-même. C’est peut-être là une piste pour l’éducation et l’apprentissage de demain, loin des illusions d’une éducation figée qui transformerait les individus en exemplaires interchangeables, loin des salles de classe où l’on continue parfois à résumer les élèves en une unique pensée. Peut-être cette voie de l’éducation joyeuse, que Rabelais mettait déjà en œuvre dans son abbaye de Thélème, est-elle à remettre au goût du jour.
« We don’t need no education / We don’t need thought control » chantent des adolescent·e·s dans l’album et le film The Wall, des Pink Floyd : il faudrait commencer à concevoir l’éducation autrement que comme un contrôle des esprits.