Le Journal des Faux-Monnayeurs : une source d’informations sur la genèse du roman

Introduction :

Le Journal des Faux-Monnayeurs forme avec le roman un diptyque qui se trouve reproduit, au cœur du roman même, par l’existence du journal d’Édouard. Pour Gide, le processus de création de l’œuvre est aussi important que l’œuvre elle-même et, bien loin de vouloir l’occulter pour plonger le lecteur dans l’illusion romanesque, il le met en avant. Le Journal des Faux-Monnayeurs, publié dans sa version complète en 1927, soit deux ans après le roman, n’en est pas un brouillon ; il ne présente pas d’états successifs du texte avec ses ratures et ses corrections comme pourrait le faire un manuscrit. Il rend compte des infléchissements du projet initial de Gide, de ses doutes et interrogations ; il retrace l’histoire de la formation et de la composition du roman. Il témoigne aussi des sources d’inspiration de l’écrivain et nous informe des techniques de travail de Gide.

Dans un premier temps, nous allons étudier les indications chronologiques du journal qui indiquent la durée et les grandes étapes de la genèse du roman ; puis, nous ferons la synthèse de toutes les informations délivrées par Gide sur ses techniques de travail. Enfin, nous retracerons l’évolution du projet romanesque de l’auteur en partant de son projet initial et en en montrant les infléchissements qui ont conduit à la version publiée en 1925.

Les indications chronologiques du journal

Gide commence à rédiger le Journal des Faux-Monnayeurs le 17 juin 1919 et le premier cahier court jusqu’au 7 décembre 1921. Le second cahier débute en août 1921 et se termine le 9 juin 1925 : « Hier, 8 juin, achevé Les Faux-Monnayeurs ».

  • Il aura donc fallu 6 ans à Gide pour venir à bout de son roman.

D’autres dates importantes permettent de préciser cette chronologie :

  • 6 juillet 1919 (carnet 1)

Le Journal des Faux-Monnayeurs indique que le début du roman a été écrit puisque Gide le lit à Jacques Copeau, homme de théâtre. Mais rien n’est encore fixé : « je lui ai lu le début encore incertain du livre. » Il s’agit en fait d’un projet initial qui sera abandonné.

  • 7 décembre 1921 (carnet 1)

« Depuis treize jours que je suis ici, j’ai écrit les trente premières pages de mon livre sans difficulté presque aucune et currente calamo [au fil de la plume] ». Gide a commencé l’écriture du projet définitif.

  • 27 décembre 1923 (carnet 2)

Les 17 premiers chapitres sont écrits mais les deux premiers doivent être complètement refaits.

  • 17 mai 1924 (carnet 2)

Les trois chapitres qui doivent précéder la rentrée dans la pension sont écrits : il s’agit, dans le journal d’Édouard, de ses entretiens avec Molinier, avec les Vedel-Azaïs et avec La Pérouse (partie III, chapitre 3). Ces trois passages correspondent, dans la version que nous connaissons, aux trois premiers chapitres de la partie III. Mais, en mai 1924, cette troisième partie n’existe pas ; le roman n’en compte encore que deux comme en témoignent les notes de mai 1925 :

« j’en viens à considérer l’avantage qu’il y aurait à diviser le livre en trois parties. La première (Paris) s’arrêtant au chapitre XVI [en fait, il y en aura dix-huit]. La seconde comprenant les huit chapitres de Saas-Fée [il n’y en aura que sept]. Ce qui ferait l’emporter en importance la troisième. »

Ces différentes dates permettent d’établir les points suivants.

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À retenir

Sur les six ans de gestation du roman, deux auront été nécessaires à fixer le projet. L’écriture proprement dite du roman tel que nous le connaissons aura duré quatre ans.

Cependant, Gide note en juillet 1919 avoir ressorti des coupures de journaux datant de 1906 ayant trait à une affaire de faux-monnayeurs. C’est que, dès cette date, l’écrivain, sans savoir précisément comment il s’en servirait, avait l’intention d’exploiter ce fait divers.

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À retenir

Comme les dates le révèlent, les deux cahiers se chevauchent pendant les cinq derniers mois de l’année 1921, signe que, pendant cette période, ils étaient utilisés parallèlement l’un à l’autre.

Le cahier 2 est commencé alors que l’écriture des trente premières pages du projet final a été réalisée. Il témoigne d’un nouvel élan : le thème central du livre est posé.

« D’une part, l’événement, le fait, la donnée extérieure ; d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela. »

08/1921

« Somme toute, ce cahier où j’écris l’histoire même du livre, je le vois versé tout entier dans le livre, en formant l’intérêt principal, pour la majeure irritation du lecteur. »

08/1921

Le personnage d’Édouard, romancier, a pris la place centrale : certains propos théoriques sur le roman sont placés dans sa bouche :

« Faire dire à Édouard, peut-être :
L’ennui, voyez-vous, c’et d’avoir à conditionner ses personnages. Ils vivent en moi ».

08/1921

Le travail de gestation du roman paraît assez long. Les carnets, essentiellement le carnet 1, témoignent des difficultés de se mettre à l’écriture et du temps qui passe sans que le travail n’avance :

« Furieux contre moi-même de laisser tant de temps s’écouler sans profit pour le livre »

11/07/1919

« Brassé des nuages des heures durant. »

01/08/1919

En revanche, les deux carnets révèlent l’intensité du travail fourni :

« Cet effort de projeter au-dehors une création intérieure, d’objectiver le sujet […] est proprement exténuant. »

01/08/1919

Les nombreuses périodes de doute et de découragement qui submergent l’auteur le font se détourner de la création :

« Tant j’étais exaspéré par les difficultés de mon entreprise – et vrai ! je ne voyais plus qu’elles- je me suis détourné quelque temps de ce travail »

05/08/1919

Ce doute tiendra Gide jusqu’à l’achèvement du texte :

« une des particularités de ce livre […] c’est cette excessive difficulté que j’éprouve, en face de chaque nouveau chapitre – difficulté presque égale à celle qui me retenait au seuil du livre et qui m’a forcé à piétiner si longuement. »

29/03/1925

Les intervalles entre les notes varient entre un jour (du 19/06/1919 au 20/06/1919 par exemple) et plus de huit mois (du 07/12/1921 au 20/08/1922). Les années 1922 et 1923 sont les moins riches.

  • Le travail de Gide est donc irrégulier. Il se fait également en divers lieux.

Le journal en indique douze : de Cuverville en Normandie, Dudelange, Paris, Bruxelles, Colpach, Pontigny, Annecy, Brignoles, Vence, Roquebrune, Coxyde, La Bastide.

Gide travaille aussi alors qu’il fait un séjour dans une maison de santé (03/01/1925) ou dans le train (vers Cuverville, 08/02/1924). Même pendant ses déplacements, il garde ses carnets avec lui.

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À retenir

La réflexion sur le roman, même si les notes n’ont pas un rythme régulier, n’a pas de trêve. C’est une part constitutive de la création.

Mais l’écriture est entrecoupée de voyages à l’étranger : à Rome (25/11/1921), en Algérie (21/11/1920).

De même, Gide se livre à d’autres travaux littéraires : il poursuit en même temps l’écriture de son autobiographie Si le grain ne meurt (21/11/1920 ; dernier chapitre le 16/06/1921), rédige la préface d’Armance (16/06/1921), le scénario du Curieux Malavisé (16/06/1921). Il a également le projet de rédiger une préface à la traduction de Tom Jones, finalement abandonné parce qu’il en juge la traduction médiocre (14/02/1924).

Le journal nous délivre aussi des informations sur les techniques de travail de Gide et sur l’organisation matérielle de celui-ci.

Le travail de Gide

Le processus de création

L’importance de l’étude et de la réflexion est exprimée à plusieurs reprises. Ce qu’on nomme « inspiration » n’est que le fruit de ce travail préparatoire à l’œuvre :

« J’attends trop de l’inspiration ; elle doit être le résultat de la recherche ; et je consens que la solution d’un problème apparaisse dans une illumination subite ; mais ce n’est qu’après qu’on l’a longuement étudié. »

11/07/1919

Même pendant les périodes où Gide n’écrit rien, le travail de maturation du projet se poursuit en lui :

« Resté nombre de mois sans rien écrire dans ce cahier ; mais je n’ai guère arrêté de penser au roman ».

21/11/1920

L’image de la baratte est employée pour rendre compte de cette maturation mentale :

« plusieurs soirs de suite, j’ai baratté (to churn) le sujet dans ma tête, sans obtenir le moindre caillot, mais sans perdre l’assurance que les grumeaux finiraient bien par se former. »

25/11/1921

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Définition

Baratte :

Le barattage consiste à battre la crème du lait pour séparer les particules de matière grasse du lactosérum ou « petit lait » ; on produit ainsi du beurre. La baratte est l’instrument employé à cette fin.

Les lectures menées pendant la période de création influencent le travail de l’auteur. Non qu’il soit tenté d’imiter ce qu’il lit mais les œuvres d’autrui le stimulent :

« je prolonge jusqu’à minuit la lecture de Browning : « Death in the desert », où bien des détails m’échappent mais qui met en fermentation ma cervelle comme les plus capiteux des vins. »

20/06/1919

Suit une citation en anglais que Gide déclare noter « pour l’usage de Lafcadio » personnage principal dans une première version du roman. Elles constituent aussi des éléments de comparaison avec son projet qui lui permettent de le préciser :

« Je me retrouve en face de mes Faux-Monnayeurs ; mais cette courte plongée dans Fielding [auteur de Tom Jones dont Gide vient de lire la traduction] m’éclaire sur les insuffisances de mon livre. Je doute si je ne devrais pas élargir le texte ».

14/02/1924

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À retenir

La lecture à voix haute des passages rédigés devant des amis, hommes de lettres eux-mêmes, entraîne Gide à avoir un regard plus distancié sur son travail.

« Je lui [Copeau, homme de théâtre] ai lu le début encore incertain du livre ; pris conscience assez nette du parti que je pouvais et devais tirer de cette forme nouvelle. »

20/06/1919

« Force fut de me rendre compte, lors de cette lecture que je fis à R. Martin du Gard : les meilleures parties de mon livre sont celles d’invention pure. »

03/11/1923

Leurs conseils ou remarques interviennent aussi dans la genèse du roman (voir les notes du 14/02/1924, du 08/03/1925 et de mai 1925).

Enfin, le journal révèle certaines sources d’inspiration pour construire une intrigue ou un personnage : l’appendice contient le texte d’articles de journaux relatant un trafic de fausse monnaie et le suicide d’un lycéen.
Des scènes vécues, vues ou entendues pendant la période de gestation du roman peuvent aussi y être intégrées : la rencontre avec un jeune garçon s’apprêtant à voler un guide de voyage se retrouvera dans la version définitive du roman accompagnée des mêmes remarques du narrateur sur le changement de point de vue bénéfique (03/05/1921).
Des conversations sont retranscrites : celle d’un couple occupant le même wagon de train que Gide lui inspire un tic de langage pour le personnage de la pastoresse Vedel (08/02/1924) ; le récit d’un certain Z alimente une des intrigues de la première version (16/06/1921).

L’organisation matérielle du travail

Le journal lui-même fait référence à d’autres supports de notes utilisés par Gide : un « cahier gris » (17/06/1919), « une feuille à part », des fiches.
Chacun d’eux est en principe réservé à un type de contenu particulier :

« Je ne dois noter ici [dans le journal] que les remarques d’ordre général sur l’établissement, la composition et la raison d’être du roman. Il faut que ce carnet devienne en quelque sorte “le cahier d’Édouard”. Par ailleurs, j’inscris sur les fiches ce qui peut servir : menus matériaux, répliques, fragments de dialogues, et surtout ce qui peut m’aider à dessiner les personnages. »

13/01/1921

  • En réalité, Gide ne se tient pas aux règles qu’il se fixe : le journal finit par tout contenir.

Grâce au journal, nous découvrons aussi des bribes du projet initial et suivons son évolution. De plus, nous sommes amenés à comprendre en partie où résidaient les principales difficultés pour l’auteur.

Du projet initial à la version définitive des Faux-Monnayeurs

Les personnages et les thèmes liés

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À retenir

Le premier cahier montre que ni les personnages, ni les intrigues ne sont encore fixés, mais que certains thèmes unificateurs du livre sont déjà en place. Ils seront parfois dissociés des personnages qui étaient censés les introduire dans le roman et certaines intrigues seront redistribuées à d’autres personnages qu’à ceux pour lesquels elles étaient initialement prévues.

Le projet initial est centré sur le personnage de Lafcadio, héros d’un roman précédent paru en 1914 : Les Caves du Vatican (17/06/1919). Le personnage d’Édouard apparaît très vite dans le premier cahier sans que Gide ne précise quel sera son rôle exact (06/07/1919). Un vagabond devrait faire le lien entre lui et Lafcadio (30/07/1919) ; ils auront une relation homosexuelle (03/05/1921). Mais Lafcadio s’efface progressivement du second cahier.

Le thème des femmes bafouées est présent dès les débuts de la conception du roman avec deux sœurs dont l’une, mal mariée, est rejetée par sa famille quand elle veut divorcer (17/06/1919). Si l’idée de les opposer est abandonnée le jour même où elle est avancée, cette opposition est repensée deux ans plus tard (16/06/1921) : les deux sœurs aimeraient le même homme qui en abandonnerait l’une pour l’autre. Encore une fois, cette idée, aussitôt notée, est écartée car jugée trop plate.

L’intrigue du trafic de fausse monnaie est très vite mentionnée dans le premier cahier (06/07/1919), de même qu’un pasteur et ses fils dont l’un, X, est entraîné par un pervertisseur, Z, à jouer pour subvenir aux frais de couches de M. Z agit ainsi par haine de la religion protestante, trop sévère (25/07/1919). Le diable pourrait devenir le sujet central du livre (02 et 13/01/1921). Un dialogue écrit à ce sujet figure dans l’appendice car il n’a pas été conservé.

Le début du second cahier (août 1921) fait mention de personnages qui n’ont pas encore d’identité : à part un certain Valentin, Gide cite G et X, personnages en rapport avec le thème de la religion qui fait perdre le sens de la vérité ; Lucien, un hypocrite, « esprit faux » ou faux-monnayeur au sens psychologique du terme et Jude, un jeune homme qui juge tout « admirable » ou « affreux » sans demi-mesure.

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À retenir

Mais les personnages définitifs se précisent à partir de l’été 1922.

L’époque de l’action

Gide hésite entre la période d’avant-guerre ou d’après-guerre pour y situer son action. Il pense un moment à diviser le livre en deux parties, une située avant 14-18, l’autre après. Mais le trafic de fausses pièces d’or ne peut avoir lieu qu’avant le premier conflit mondial car ces pièces ne sont plus en circulation par la suite (30/07/1919).

Le point de vue

La question du point de vue narratif n’est pas évidente non plus pour Gide. Il veut éviter « le simple récit impersonnel » des romans réalistes mais se demande si ce n’est pas « folie ». Faire de Lafcadio le narrateur unique serait pourtant trop limitatif (26/07/1919). La question est réglée deux jours après : la narration passera par des « truchements successifs », par exemple des notes de Lafcadio et d’Édouard, un dossier d’avocat, etc.

La scène d’ouverture

Comment commencer le roman est aussi une question que se pose Gide de manière récurrente : une conversation générale dans un café ? Plutôt au jardin du Luxembourg car le cadre doit toujours servir l’action, ne pas être gratuit (06/07/1919).
Autre idée : Édouard et Lafcadio pourraient se rencontrer sur un quai de gare mais au moment même de noter cette piste, elle ne semble plus intéressante (22/04/1921).
Le 27/12/1923, Gide veut même refaire complètement le chapitre 1.

Conclusion :

Le Journal des Faux-Monnayeurs est donc une source d’informations très importantes sur la genèse du roman. Bien loin d’offrir l’image d’un artiste inspiré qui écrit dans la facilité, il révèle les affres de la création, les réflexions et tâtonnements incessants, les réécritures, le temps de manière générale : un travail difficile et de longue haleine.