Les représentations de la mort dans le théâtre

Introduction :

La mort traverse les préoccupations théâtrales, que ce soit à travers le rapport à la justice et à la responsabilité, à travers les relations entre les êtres et l’amour, ou à travers les valeurs propres à une société ou à une culture.
La mort a donc toujours fait partie des thèmes abordés par les dramaturges. Mais la conception de la mort et sa place dans la société ont évolué. On peut se demander quelles sont les représentations de la mort dans le théâtre contemporain, en quoi elles diffèrent des représentations théâtrales classiques et quelles sont leurs significations.

Nous chercherons une première réponse dans dans un panorama rapide de l’histoire du rapport à la mort au théâtre, et nous verrons sur quels fondements théoriques repose le traitement de cette thématique dans le théâtre contemporain. Ensuite, nous montrerons que le théâtre met en scène la mort pour exprimer un traumatisme tant historique que métaphysique. Enfin, nous verrons que la représentation de la mort dans le théâtre contemporain peut exprimer un malaise social.

Perspective historique : de la bienséance à la cruauté

Le tabou de la mort

Le théâtre classique, c’est-à-dire des XVIIe-XVIIIe siècles, a codifié l’écriture dramaturgique et instauré des règles que les auteurs devaient respecter. Parmi celles-ci, la règle de bienséance prescrit de ne rien montrer qui puisse troubler les spectateurs. Ce sont notamment les actes de violence, bataille, sang et mort, qui se retrouvent exclus de la scène. Tous ces actes doivent se dérouler hors scène et sont racontés par les personnages plutôt que montrés. Boileau, écrivain français du XVIIe siècle qui a notamment théorisé les règles du théâtre classique, résume ainsi ce principe :

« Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose :
Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux. »

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Attention

Ce n’est pas la mort proprement dite qu’il est interdit de montrer, seulement les morts considérées comme « violentes ».

À la fin du XVIIIe siècle puis au cours du XIXe siècle, cette règle perd de son caractère impératif et surtout de sa pertinence au fur et à mesure que les possibilités de mise en scène et la morale évoluent.

Le théâtre de la cruauté

Dans la première moitié du XXe siècle, Antonin Artaud propose une toute nouvelle esthétique théâtrale. Antonin Artaud était un acteur et poète mais c’est en tant que théoricien du théâtre qu’il a développé le concept de « théâtre de la cruauté ».

  • Son but était de transformer la pratique du théâtre et notamment l’expérience des spectateurs.

Cette idée a été développée dans son livre Le Théâtre et son double.

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À retenir

Pour Artaud, il faut donner au spectacle théâtral une dimension sacrée et provoquer une sorte de transe chez le spectateur. Pour cela, l’acteur doit sembler brûler sur les planches comme un supplicié sur le bûcher.

La « cruauté » fait ici référence à la souffrance d’exister :

« […] il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres […] mais […] celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous apprendre d’abord cela. »

Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, « En finir avec les chefs-d’œuvre », 1938

Pour provoquer et développer la sensibilité du spectateur, il faut lui proposer des images violentes.

  • Le théâtre doit cesser d’être un lieu d’illusions qui ne donne à voir que des situations artificielles. Au contraire, le théâtre doit se plonger dans les réalités les plus troubles et les plus affreuses.

Cette nouvelle esthétique, si elle n’a pas toujours été réalisée telle qu’Antonin Artaud le proposait, a ouvert le théâtre à de nouvelles représentations de la mort, notamment celles du crime et du sacrifice.

Le traumatisme historique et métaphysique

La deuxième moitié du XXe siècle donne lieu à une exploration plus libre des principes qu’Artaud avait énoncés. Mais c’est moins la souffrance et le sacré qui intéressent alors les dramaturges que l’absurde de l’existence.

Ces nouvelles représentations prennent racine dans le traumatisme des deux guerres mondiales et les horreurs qu’elles ont engendrées. Si l’on parle d’absurde, c’est parce que les atrocités de l’Histoire renvoient également à une angoisse métaphysique.

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Astuce

Métaphysique désigne ici tout un pan de la pensée et de l’expérience humaine qui se situe « au-delà de la physique » (au sens étymologique du mot) et qui s’interroge notamment sur le sens de l’existence.

L’œuvre d’Albert Camus inaugure cette pensée de l’absurde. Sa pièce Caligula figure cette folie d’une mort qui s’abat sans raison sur les hommes : l’empereur Caligula y décide arbitrairement de la mort violente et injuste d’un grand nombre de ses sujets.

Beckett et l’attente de la mort

Samuel Beckett est un poète et dramaturge irlandais. Ses pièces ont un caractère abstrait : elles ne présentent pas une série de péripéties, ne racontent pas vraiment d’intrigue mais montrent des personnages en train de discuter, et ce dans des lieux souvent indéterminés. On ne verra pas chez lui d’actions spectaculaires, ni les cris et les larmes qu’Artaud attendait d’un nouveau théâtre. Par l’absurde et la pauvreté des moyens, Beckett suggère l’angoisse existentielle et la présence de la mort.

En attendant Godot, la pièce la plus célèbre de Beckett, a été écrite en 1948-1949, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Elle présente deux vagabonds, Estragon et Vladimir, qui attendent un mystérieux Godot dont on ne saura rien. Ils sont rejoints par Pozzo, un homme autoritaire tenant au bout d’une laisse un autre homme, Lucky, qui semble être son esclave.

La scénographie est volontairement minimaliste, afin que la situation puisse atteindre une dimension universelle. La seule indication de décor, au début de la pièce, est la suivante :

« Route à la campagne, avec arbre.
Soir. »

Le dénuement du décor comme des personnages, ainsi que les rapports de domination, confèrent à la pièce une atmosphère angoissante.

Au début de la pièce, Estragon après avoir regardé l’arbre, propose à Vladimir : « Si on se pendait ? » Après avoir débattu de la question, les deux personnages renoncent à ce projet. Pourtant, la pièce se termine ainsi :

« ESTRAGON :
Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?

VLADIMIR :
Avec quoi ?

ESTRAGON :
Tu n’as pas un bout de corde ?

VLADIMIR :
Non.

ESTRAGON :
Alors on ne peut pas.

VLADIMIR :
Allons-nous-en.

ESTRAGON :
Attends, il y a ma ceinture.

VLADIMIR :
C’est trop court.

ESTRAGON :
Tu tireras sur mes jambes.

VLADIMIR :
Et qui tirera sur les miennes ?

ESTRAGON :
C’est vrai.

VLADIMIR :
Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon. Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?

ESTRAGON :
On va voir. Tiens.

Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.

VLADIMIR :
Elle ne vaut rien.

Silence.

ESTRAGON :
Tu dis qu’il faut revenir demain ?

VLADIMIR :
Oui.

ESTRAGON :
Alors on apportera une bonne corde.

VLADIMIR :
C’est ça.

Silence.

ESTRAGON :
Didi.

VLADIMIR :
Oui.

ESTRAGON :
Je ne peux plus continuer comme ça.

VLADIMIR :
On dit ça.

ESTRAGON :
Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.

VLADIMIR :
On se pendra demain. (Un temps.) À moins que Godot ne vienne.

ESTRAGON :
Et s’il vient ?

VLADIMIR :
Nous serons sauvés.

Vladimir enlève son chapeau — celui de Lucky — regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.

ESTRAGON :
Alors, on y va ?

VLADIMIR :
Relève ton pantalon.

ESTRAGON :
Comment ?

VLADIMIR :
Relève ton pantalon.

ESTRAGON :
Que j’enlève mon pantalon ?

VLADIMIR :
RE-lève ton pantalon.

ESTRAGON :
C’est vrai.

Il relève son pantalon. Silence.

VLADIMIR :
Alors, on y va ?

ESTRAGON :
Allons-y.

Ils ne bougent pas.

RIDEAU »

La pièce se déroule entre ces deux projets de suicide qui ne sont jamais montrés. Mais c’est précisément l’attente et l’incertitude qui créent le malaise croissant du spectateur.
Vladimir et Estragon semblent ne pouvoir se rattacher à aucune autre occupation que l’attente. Ce mystérieux Godot pourrait tout aussi bien être la mort : perdus dans une zone indéfinie qui semble se situer au bout d’une route, comme si rien n’existait au-delà, leur existence n’est que l’attente de la fin. La scénographie minimaliste renforce l’importance de cette attente puisque les décors et les jeux de scène sont organisés autour de deux objets, l’arbre et la corde : il n’y a littéralement pas d’autre action possible que celle de mourir. Pourtant, même cette fin est reportée au lendemain, comme si le cycle devait se reproduire éternellement.

  • Tout l’art du théâtre de Beckett tient dans cette façon de ne pas vouloir finir, dans cette idée que la fin peut toujours être repoussée et que les hommes s’obstinent à vivre, malgré leur condition tragique.

Reste alors une interprétation possible : En attendant Godot ne propose pas une représentation de ce qu’est la mort pour les vivants ; Vladimir et Estragon sont déjà morts, et la pièce tout entière est une allégorie du néant dans lequel ils évoluent.

Ionesco et la mort d’un monde

Ionesco appartient, comme Beckett, au théâtre de l’absurde, et une particularité de son théâtre vient de son usage de la langue : les dialogues semblent dépourvus de sens ou déplacés par rapport au contexte.

Dans Jeux de massacre, Ionesco décrit une ville décimée par une étrange maladie qui tue les habitants à une vitesse impressionnante. Pourtant, certaines scènes donnent à voir des personnages échangeant des propos insignifiants et quotidiens : la langue ne sert plus à communiquer ni à signifier, elle est un symptôme de l’absurdité de l’existence. L’une des scènes présente des personnages échanger presque mécaniquement une même phrase :

« PIERRE, entre par la gauche, les deux autres entrent par la droite :
Comment allez-vous ?

JACQUES :
Comment allez-vous ?

ÉMILE :
Comment allez-vous ? »

Dans ce contexte d’épidémie massive, la question est évidemment étrange. Elle est cependant révélatrice de l’importance des normes sociales dans les échanges entre humains. Mais Ionesco pousse cette logique jusqu’à l’absurde, comme au début de cette autre scène :

« UN PASSANT, à son compagnon :
En quittant la maison de mes amis, ils étaient deux. Je suis allé chercher le journal et je suis revenu. Je suis remonté ; eh bien, j’ouvre la porte et je vois onze cadavres étendus.

LE COMPAGNON :
Comment ont-ils fait pour se multiplier ?

LE PASSANT :
Ce qu’il faudrait savoir, ce qu’il faut bien établir, c’est ceci : se sont-ils multipliés de leur vivant ou après ? En tout cas, cela s’est fait en cinq minutes.

LE COMPAGNON :
Peut-être par la machine. »

L’ampleur de l’épidémie est montrée ici par l’exagération comique de la multiplication des cadavres. Le calme des deux personnages renforce l’effet comique puisqu’ils entreprennent aussitôt d’analyser la situation et d’y trouver une explication rationnelle. Or, c’est justement de s’en tenir à la rationalité qui est absurde ici, en témoigne l’explication du compagnon : les morts se multiplieraient grâce à une machine, objet qui symbolise parfaitement la rationalité humaine et sa maîtrise technique.

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À retenir

L’épidémie est ici révélatrice du rapport que la modernité entretient avec la technologie et le désir de rationalisation, qui semblent faire perdre aux hommes une partie de leur humanité.

Malgré ce désir de maîtrise, les personnages cèdent à la méfiance, voire à la panique. Les rencontres sont l’occasion de douter de soi-même et des autres. Dans cette scène, la simplicité et la trivialité de la langue constituent une fois de plus un ressort comique, mais d’un comique glaçant :

« PREMIER BOURGEOIS :
Tiens, vous voilà. Vous n’êtes pas mort ?

DEUXIÈME BOURGEOIS :
Je ne suis pas un revenant. Cela m’étonne parfois de ne pas être mort. Le fait est que je ne le suis pas. J’existe, j’existe encore. »

La parole tourne toujours autour de la question de la mort et de la difficulté de sa définition. Le langage figure l’avancée inévitable de l’absurde de la condition humaine. Cependant, l’interrogation est moins individuelle que collective. En effet, dans la pièce de Ionesco, la mort agit comme l’élément révélateur d’une situation sociale et politique : sous la menace de la contagion, les quartiers et les classes sociales s’opposent ou s’évitent. Ici, le premier bourgeois se méfie du deuxième, qui habite selon lui un quartier où sévit plus gravement la maladie. Il voudrait que des barrières soient érigées entre les quartiers afin de protéger les quartiers sains comme le sien.

  • Le réflexe de ségrégation et l’absence de solidarité semblent se répandre aussi dangereusement que la maladie elle-même.
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À retenir

Du fait même de l’amplitude de la pièce, qui comporte un grand nombre de personnages et de scènes, la représentation de la mort n’est pas seulement individuelle, renvoyant comme chez Beckett à une angoisse métaphysique, mais politique et historique : c’est une ville, c’est-à-dire une collectivité tout entière, qui est en train de mourir.

Comment comprendre cette mort collective ?
Chacune des scènes propose de nouvelles victimes. À la fin de la pièce, un fonctionnaire annonce que les statistiques sont bonnes : les morts diminuent, certains guérissent, c’est la fin de la maladie, les survivants vont s’en sortir. Mais un feu éclate et les habitants se retrouvent encerclés. Cet incendie n’est pas plus explicable que la mystérieuse maladie qui a frappé la ville. Le fait qu’une cause de mortalité soit remplacée par une autre achève de donner le sens de cette représentation de la mort.

  • La ville est en train de mourir en tant qu’entité politique et l’unité que formaient les habitants se désagrège.

Dans cette pièce, la mort a une portée historique.

La mort, représentation de l’oppression de la société moderne

Lorsque la société n’a plus d’unité politique, c’est-à-dire que ses membres n’ont plus l’impression d’appartenir à une collectivité, l’individu n’entretient plus un rapport de coopération avec celle-ci mais se sent, au contraire, menacé par elle. La représentation de la mort est alors une manière d’exprimer cette dissociation entre l’individu et la société.

Le meurtre

Le meurtre est la manière la plus radicale d’exprimer le refus de la société. La pièce de Koltès, Roberto Zucco, qui décrit l’errance d’un tueur, repose sur cette dissociation : Roberto Zucco refuse d’appartenir à la communauté des hommes. Ce n’est plus la mort individuelle qui est représentée mais la mise à mort des autres. La schizophrénie du personnage (la pièce de Koltès est inspirée de faits réels, les meurtres en séries commis par un schizophrène italien, Roberto Succo) renvoie à une autre dichotomie : celle qui naît de la dissociation entre l’individu et le monde où il vit.

Les Bonnes, de Jean Genet, repose sur une folie similaire. Cette pièce, représentée pour la première fois en 1947, montre deux bonnes, Claire et Solange, qui sont pleines à la fois d’admiration et de haine pour leur patronne. Bien que celle-ci n’exprime aucune hostilité ni sentiment de supériorité à leur égard, les deux bonnes sont dévorées par l’envie de la tuer. Elles mettent régulièrement en scène sa mort dans des jeux de rôle où elles semblent perdre leur identité, jusqu’au jour où elles décident de passer à l’acte en empoisonnant une tasse de tisane. Mais leur patronne ne boit pas le breuvage. Les deux femmes se retrouvent seules, mais Claire veut continuer le jeu de rôle. Finalement, s’égarant dans les identités des différents personnages, elle incarne si bien la patronne qu’elle oblige Solange à lui donner la tisane empoisonnée et finit par la boire.

« SOLANGE :
Nous sommes mortes de fatigue. Il faut cesser.

Elle s’assoit dans le fauteuil.

CLAIRE :
Ah ! Mais non ! Vous croyez, ma bonne, vous en tirer à bon compte ! Il serait trop facile de comploter avec le vent de faire de la nuit sa complice.

SOLANGE :
Mais…

CLAIRE :
Ne discute pas. C’est à moi de disposer en ces dernières minutes. Solange, tu me garderas en toi.

SOLANGE :
Mais non ! Mais non ! Tu es folle. Nous allons partir ! Vite, Claire. Ne restons pas. L’appartement est empoisonné.

CLAIRE :
Reste.

[…]

SOLANGE :
Parle, mais tout bas.

CLAIRE, mécanique :
Madame devra prendre son tilleul.

SOLANGE, dure :
Non, je ne veux pas.

CLAIRE, la tenant par les poignets :
Garce ! Répète. Madame prendra son tilleul.

SOLANGE :
Madame prendra son tilleul…

CLAIRE :
Car il faut qu’elle dorme…

SOLANGE :
Car il faut qu’elle dorme…

CLAIRE :
Et que je veille.

SOLANGE :
Et que je veille.

CLAIRE, elle se couche sur le lit de Madame :
Je répète. Ne m’interromps plus. Tu m’écoutes ? Tu m’obéis ? (Solange fait oui de la tête.) Je répète ! Mon tilleul !

SOLANGE, hésitant : Mais…

CLAIRE :
Je dis ! Mon tilleul.

SOLANGE :
Mais, madame…

CLAIRE :
Bien. Continue.

SOLANGE :
Mais, madame, il est froid.

CLAIRE :
Je le boirai quand même. Donne.

Solange apporte le plateau.

Et tu l’as versé dans le service le plus riche, le plus précieux…

Elle prend la tasse et boit cependant que Solange, face au public, reste immobile, les mains croisées comme par des menottes.

RIDEAU »

Jean Genet, Les Bonnes, 1947

C’est par une mise en abyme que la mort est représentée ici : comme au théâtre, chacune joue un rôle. Claire est à la fois la metteuse en scène et l’actrice principale. Les didascalies indiquent le passage de la réalité vécue à la réalité jouée : Claire est « mécanique », lorsqu’elle se met à réciter son rôle, tandis que Solange devient « dure » lorsqu’elle refuse de jouer. Mais la distinction entre le jeu et la réalité disparaît finalement puisque Claire boit effectivement le poison.

L’effacement de la frontière qui sépare le théâtre de la réalité donne d’autant plus de poids à la représentation dramaturgique de la mort : il ne s’agit pas d’une simple représentation, au sens d’une figuration imaginaire, mais de la manifestation de la possibilité réelle de tuer et de mourir.

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À retenir

Genet rejoint ici Artaud en cela que le théâtre n’est pas le lieu des illusions, mais bien la mise en scène d’un danger réel, qui déborde le cadre de la scène théâtrale.

Jean Genet a d’ailleurs théorisé l’idée que la mort au théâtre n’est jamais coupée de la mort réelle :

« Dans les villes actuelles, le seul lieu – hélas encore vers la périphérie – où un théâtre pourrait être construit, c’est le cimetière. […]
Qu’on songe à ce que serait la sortie des spectateurs après le Don Juan de Mozart s’en allant parmi les morts couchés dans la terre, avant de rentrer dans la vie profane. Les conversations ni le silence ne seraient les mêmes qu’à la sortie d’un théâtre parigot.
La mort serait à la fois plus proche et plus légère, le théâtre plus grave. »

Jean Genet, L’étrange mot D’… Œuvres complètes IV, NRF, Gallimard, Paris, 1968.

L’emprise de la société jusque sur les morts

Le théâtre contemporain rend également compte d’un autre rapport entre la société et la mort : rien n’empêche la société de régenter les hommes, même la mort.
C’est ce qu’exprime Asja Srnec Todorovic, dramaturge croate, dans la pièce Mariages Morts, publiée en 1998.

Dans cette pièce, suite à la mort d’une femme, son mari et sa fille décident de conserver le cadavre dans une armoire.

« LA MÈRE, sourit :
Je suis morte, morte. Peut-être j’ai l’air mieux à cause de l’ambiance de la maison. Une fois que l’on s’allonge dans l’humidité, c’est fini.

LE PÈRE : Nous avons eu beaucoup de peine pour pouvoir tromper la loi.

LA MÈRE : La loi interdit strictement de garder les cadavres dans les maisons. La loi aime les affaires propres. Les vivants dans les villes, les morts au cimetière. Le moment pour rendre visite aux morts est très précis, et c’est tout.

LE PÈRE :
Vous pouvez avoir une amante, mais à partir du moment qu’elle meurt elle devient la propriété de la ville.

LA MÈRE :
Vous ne pouvez même pas enterrer un enfant mort près de chez vous. C’est interdit. Tous au cimetière public. »

Asja Srnec Todorovic, Mariages morts, Les solitaires intempestifs, Paris, 1998.

Le père et la fille ne supportent pas l’idée de sa disparition et refusent de se séparer de son corps : l’enterrer dans l’espace public d’un cimetière signifierait que la mère cesserait définitivement d’appartenir à la famille et serait alors la propriété de la collectivité.

  • Cette pièce souligne une étrangeté : la mort n’est pas seulement un phénomène individuel et privé, par exemple familial, mais concerne également la société.

La mort est également un phénomène social, si bien que même les morts continuent à être soumis aux lois. L’expérience la plus irréductiblement individuelle, la plus intime, est en même temps entièrement contrôlée et gérée par les normes sociales et administratives.

Le cadavre est le symbole d’une dépossession. La pièce soulève cette étrange question : à qui appartient un corps mort ? N’appartenant plus à l’individu, puisqu’il n’est plus, il appartient à la collectivité, qui doit le prendre en charge.

Conclusion :

La principale nouveauté de la représentation de la mort dans le théâtre contemporain est l’expression directe du rapport entre mort et communauté. La mort peut être le fait de la société, dans le cas des guerres ou de la décomposition d’une collectivité. Elle relève également d’un refus du monde. Mais en définitive, les morts appartiennent d’abord à la société : la dépossession n’est pas seulement affective (perte d’un être cher) et physique, elle est également sociale (le mort appartient désormais à l’espace public).