La réécriture : entre imitation et innovation

Introduction :

« Tout texte n’est jamais que l’empreinte d’un autre » écrit Jean-Luc Hennig. La littérature est en effet toujours faite d’imitation et d’emprunts aux textes antérieurs. Toute œuvre se construit par rapport à une autre. Mais quels sont les textes sources aussi appelés hypotextes, à partir desquels part toute la création littéraire ? C’est ce que nous allons découvrir ensemble aujourd’hui en établissant une filiation intertextuelle des grandes œuvres antiques jusqu’à nos jours.

La réécriture de grands destins tragiques

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À retenir

Les tragédies grecques sont à la base de notre littérature depuis la Renaissance et la redécouverte des textes antiques par les auteurs humanistes.

Ces tragédies sont considérées aujourd’hui comme des textes fondateurs entretenant une relation intertextuelle avec nombre d’ouvrages. Les figures d’Œdipe et d’Antigone mais aussi les personnages d’Orphée et de Phèdre, élevés au rang de mythes seront étudiées dans ce cours.

Œdipe et Antigone

Les Labdacides sont les descendants de Labdacos, roi de Thèbes. Œdipe en est le petit-fils. Les tragédies de Sophocle, Œdipe roi et Œdipe à Colone, racontent le destin tragique du fils de Laïos et de Jocaste.

Laïos, en enlevant le petit-fils de Tantale, attire sur lui une malédiction que lui rapporte un jour un oracle : selon la prophétie, son fils le tuera et épousera sa femme, soit sa propre mère. Laïos se débarrasse donc de son fils Œdipe pour contrer la malédiction, mais celui-ci est recueilli par le couple royal de Corinthe.

Devenu adulte, Œdipe rencontre son père sans le savoir sur une route et le tue après une altercation. Il se rend à Thèbes et résout l’énigme du Sphinx ce qui lui permet d’épouser la reine Jocaste, et de devenir roi de Thèbes. Ils ont ensemble quatre enfants, dont Antigone. Cependant, il apprend un jour la prophétie et se crève les yeux. Jocaste, quant à elle, se pend.

Antigone, sa fille, est élevée par son oncle Créon. Lorsque le frère de cette dernière, Polynice, meurt, Créon qui est roi de Thèbes ne veut pas lui accorder de sépulture. Antigone s’oppose à cette décision et enterre elle-même son frère. Elle mourra pour s’être opposée à l’autorité de Créon.

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À retenir

Les destins tragiques d’Œdipe et d’Antigone ont donné lieu à de très nombreuses réécritures. Le mythe d’Œdipe a d’abord été repris par Corneille en 1659 qui en modifie quelque peu les enjeux. Dans sa pièce, Œdipe, le héros éponyme a du mal à s’affirmer en tant que roi de Thèbes, et sa belle-fille, originellement fille de Laïos, le considère comme un étranger qui n’a pas sa place sur le trône.

Jean Cocteau reprend également l’histoire d’Œdipe en 1932 dans La Machine infernale, en la démythifiant. Effectivement, les personnages, qui dans la tragédie antique étaient semblables à des dieux, sont, dans l’œuvre de Cocteau, humanisés à l’extrême et on leur prête même des caractères comiques.

Enfin, l’écrivain contemporain Didier Lamaison a écrit en 2006 un roman policier en se basant sur la tragédie de Sophocle. L’auteur invite le lecteur, bien qu’il connaisse souvent le mythe et sa conclusion, à enquêter avec lui sur ce mystérieux Œdipe qui chamboule la vie de Thèbes et de ses habitants depuis son arrivée.

Le mythe d’Antigone a lui aussi été repris, et sa traduction la plus connue reste celle de Jean Anouilh, plus moderne et accessible que le texte d’origine. Henri Bauchau réécrit également son histoire en 1997 en la transposant en roman.

Phèdre

Dans la tragédie initiale des dramaturges grecs Euripide et Sénèque, Phèdre est frappée, comme le reste de sa famille, par une malédiction. Elle est mariée à Thésée, roi d’Athènes, mais elle éprouve une passion incestueuse pour Hippolyte, son beau-fils, et cet amour impossible et indicible la ronge. La pièce d’Euripide était plus religieuse et ne s’intitulait pas Phèdre mais Hippolyte.

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À retenir

C’est Racine qui a choisi de mettre cette dernière au premier plan dans sa pièce, afin de souligner les ravages de la passion sur un personnage et son entourage.

Le mythe de Phèdre sera repris par Émile Zola dans son roman La Curée en 1871, à travers son personnage principal, Renée. Épouse d’un riche homme d’affaires, cette dernière devient l’amante de Maxime, le fils de son mari né lors d’un premier mariage. Pour accentuer l’intertextualité entre les œuvres, Zola fait assister ses personnages à une représentation de Phèdre.

Orphée

Le mythe d’Orphée, que l’on doit à Virgile et à Ovide, deux écrivains antiques, fait également partie des textes les plus réécrits. Orphée, roi de Thrace, va aux Enfers supplier les dieux de lui rendre son épouse décédée. Pour les émouvoir et les rallier à sa cause, il chante accompagné d’une lyre qu’Apollon lui a donnée. Les dieux lui permettent de revenir sur terre avec sa femme à la seule condition qu’il ne se retourne pas et ne la regarde pas avant qu’ils ne soient sortis des Enfers. Malheureusement, Orphée, si pressé de voir Eurydice, se retourne, et cette dernière disparaît à tout jamais.

Ce mythe sera mis en scène par Cocteau en 1950 dans le film Orphée, qui reprend tous les éléments du destin du poète à la lyre mais de façon moderne et contemporaine. Dans le film, Orphée est un poète reconnu et passe son temps au café des artistes de sa ville. Après avoir vu un jeune homme mourir et passer dans l’autre monde à travers un miroir, il est obsédé par la mort. De ce fait, il délaisse son épouse dévouée et enceinte, Eurydice. Lorsqu’elle meurt à son tour, tuée par un spectre, Orphée va tenter à tout prix de la récupérer en traversant le fameux miroir donnant sur l’autre monde. Il parvient à revenir avec elle parmi les vivants mais comme dans le mythe original, il n’a pas le droit de se retourner et de la regarder. Or, un jour, il croise son regard dans le rétroviseur d’une voiture, et Eurydice disparaît à tout jamais…

Victor Segalen transpose quant à lui ce mythe en pièce de théâtre en 1921, qu’il intitulera Orphée-roi. C’est un drame lyrique destiné originellement à être mis en musique.

De Ménandre à Molière

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À retenir

Le dramaturge grec Ménandre a été pastiché par Plaute, un écrivain latin dont Molière se serait à son tour inspiré.

L’Avare, célèbre comédie de Molière, est en effet une réécriture de La Marmite, comédie dans laquelle le personnage d’Euclion se plaint de s’être fait voler son argent, tout comme Harpagon dans l’acte IV scène 7 de L’Avare. Voici ci-dessous les monologues qui suivent le vol des deux personnages dans La Marmite et L’Avare :

« EUCLION : Fini, fichu, foutu. Où courir, où ne pas courir? Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! Arrêter qui? Qui arrête qui? Qui? Quoi? Que? Je ne sais rien, je ne vois rien, j’erre à l’aveuglette. Où vais-je ? Où suis-je ? Qui suis-je ? Tout vacille dans ma tête. Je vous en prie, aidez-moi. Je vous en supplie, je vous en conjure. Dites moi qui me l’a volée. Dénoncez-le. Que dis-tu toi? On peut te faire confiance tu as une bonne tête, on voit que tu es un type bien. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi riez-vous ? Je vous connais vous, tous autant que vous êtes. Il y a pas mal de voleurs parmi vous. Et je sais qui ils sont. Ils se cachent sous leurs beaux costumes de candidats aux prochaines élections. »

Plaute, La Marmite

« HARPAGON (il crie au voleur dès le jardin et vient sans chapeau.) : Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver  ? Où courir ? Où ne pas courir  ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent coquin… (il se prend lui-même le bras.) Ah  ! C’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore qui je suis et ce que je fais. »

Molière, L’Avare

  • On note que Molière est resté fidèle à Plaute dans la mise en valeur de la folie furieuse d’Harpagon. Euclion, lui aussi, perd la tête et s’engage dans des réflexions existentielles. Le dramaturge classique ajoute quelques éléments néanmoins, comme le comique de geste d’Harpagon qui croit saisir la main du voleur qui est en réalité la sienne.

Les poèmes et fables antiques

Ésope, écrivain grec du VIIe siècle avant J.-C., a écrit de très nombreuses fables en prose mettant en scène des animaux. Ces fables ont d’abord été reprises par Phèdre, un fabuliste latin du Ier siècle puis par La Fontaine, dans ses fameuses Fables écrites entre 1668 et 1694. On peut retracer la filiation de la fable « Le Loup et l’Agneau » proposée par les trois fabulistes.

  • Ésope

« Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont. Le loup, ayant manqué son effet, reprit : “Mais l’an passé tu as insulté mon père. – Je n’étais pas même né à cette époque”, répondit l’agneau. Alors le loup reprit : “Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins.” Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet. »

  • Phèdre

« Un loup et un agneau étaient venus au même ruisseau, poussés par la soif. Le loup se tenait en amont et l’agneau plus loin en aval. Alors excité par son gosier avide, le brigand invoqua un sujet de dispute. “Pourquoi, lui dit-il, as-tu troublé mon eau en la buvant ?” Le mouton répondit avec crainte : “Comment puis-je, loup, je te prie, faire ce dont tu te plains, puisque le liquide descend de toi à mes gorgées ?” L’autre se sentit atteint par la force de la vérité : “Tu as médit de moi, dit-il, il y a plus de six mois. – Mais je n’étais pas né, répondit l’agneau. – Par Hercule ! ton père alors a médit de moi, fait-il.” Puis, il le saisit, le déchire, et lui inflige une mort injuste. Cette fable a été écrite à l’intention de ces hommes, qui oppriment les innocents pour des raisons inventées. »

  • La Fontaine

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

“Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.

– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.”

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l’emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès. »

La version initiale en prose d’Ésope se clôt sur une morale explicite. La traduction de Phèdre témoigne d’une plus grande recherche de style, d’un registre plus soutenu et d’un vocabulaire plus développé. On y retrouve également une morale finale.

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À retenir

La réécriture de La Fontaine est celle qui transforme le plus le texte source. Effectivement, sa fable n’est plus en prose mais versifiée, ce qui apporte du rythme et de la vivacité à l’histoire. De plus, la morale n’est plus explicite comme chez ses prédécesseurs, elle est intériorisée par le texte et doit être devinée par le lecteur.

L’auteur, par ailleurs, met en scène une forme de dialogue engagé avec le lecteur à travers le « nous » du deuxième vers. On peut donc dire que la réécriture du texte initial a fait de la fable un art plus vivant et plaisant, dans lequel narrateur et lecteur sont représentés.

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À retenir

La Fontaine sera lui même très souvent pastiché voire parodié, par Jean Anouilh par exemple, Raymond Queneau ou encore Gérard Bocholier.

Conclusion :

Nous avons donc pu étudier différents textes et figures de héros antiques qui constituent le point de départ de toute une littérature. Cette liste n’est pas exhaustive, et les textes sources initiaux sont innombrables. L’intertextualité qui s’est créée entre les textes amène par ailleurs à poser la question suivante : si notre patrimoine littéraire est constitué majoritairement d’emprunts, est-ce qu’un texte peut être réellement novateur et créatif ? Réécriture et innovation sont-elles compatibles ?