Lien social et intégration

Introduction :

Une société se construit en partie autour de normes et de valeurs. Celles-ci s’acquièrent au cours d’un processus qui s’appelle la socialisation. L’ensemble des relations qui unit les individus entre eux s’appelle le lien social. Nous savons que la société se transforme, sous l’effet de phénomènes économiques et sociaux. Une des plus grandes évolutions du siècle dernier est la montée de l’individualisme, autrement dit la tendance à privilégier les intérêts et les valeurs de l’individu par rapport au groupe. Nous verrons que cette tendance a une incidence sur la nature et l’intensité des relations sociales, puisque si chaque individu se concentre sur sa propre personne, cela aura des conséquences sur la cohésion globale du groupe tout entier. Nous partirons pour cela d’une analyse fondatrice, celle d’Émile Durkheim, pour voir comment se crée le lien social et pour mieux comprendre ses évolutions modernes, avant de nous concentrer dans une seconde partie sur les transformations sociales de ce lien.

Lien social et affirmation de l’individu : l’analyse fondatrice de Durkheim

Émile Durkheim est un français né en 1858 et mort en 1917. Encore aujourd’hui, il est considéré comme le fondateur de la sociologie parce qu’il a été le premier à se définir lui-même comme sociologue et à avoir œuvré pour le développement de cette nouvelle discipline.

Emile Durkheim Émile Durkheim

Ses recherches ont essentiellement porté sur les structures qui permettent l’intégration des individus et qui garantissent la cohésion sociale. Pour comprendre comment fonctionne le lien social, Durkheim utilise une notion qui lui est propre : la solidarité, qui est en fait une forme de lien social. Il analyse l’évolution historique des différentes formes de solidarité, pour aboutir à deux modèles de société différents reposant sur ce qu’il appelle une « société mécanique » et une « société organique ».

L’évolution des formes de solidarité

Le point de départ de l’analyse de Durkheim est le contexte des révolutions démocratiques et industrielles du milieu et de la fin du XIXe siècle. Elles vont bouleverser les modes de production d’un point de vue économique. Le développement très rapide de la mécanisation permet de fabriquer des produits en plus grandes quantités et beaucoup plus rapidement. La décomposition des étapes de la production en tâches spécifiques permet d’embaucher des ouvriers peu qualifiés qui travaillent à la chaîne.

La spécialisation des tâches productives crée une interdépendance entre chaque ouvrier : ils ont besoin les uns des autres pour s’assurer d’être rémunérés. Cette organisation s’appelle la division du travail. Mais pour Durkheim, les liens qu’impose la division du travail vont au-delà du secteur industriel. Il explique que ce qui se passe dans le secteur économique affecte en réalité l’ensemble de la vie sociale.
Ce sont en fait toutes les fonctions politiques, administratives ou judiciaires qui vont elles aussi se spécialiser. Il appelle ce phénomène la division du travail social.

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Définition

Division du travail social :

Spécialisation des tâches au sein d’une société, entre des individus, des métiers ou des groupes sociaux différents. Par ses dimensions sociales et institutionnelles, elle rend les hommes interdépendants professionnellement et économiquement.

Durkheim explique que la division du travail social produit « tout un système de droits et de devoirs qui lient les hommes les uns les autres d’une manière durable » et qu’elle créée donc de la solidarité sociale. Cette division s’inscrit plus globalement dans un contexte particulier :

  • la baisse de l’emprise des religions qui jusqu’au début du XXe siècle étaient au cœur de l’organisation de la vie en société ;
  • la baisse de l’emprise de la famille sur les comportements individuels aussi ;
  • un nouveau système éducatif qui promeut la réussite individuelle et qui inculque les vertus de l’ordre républicain.

Puisque la division du travail social provoque de la solidarité, il met en évidence deux modèles : celui des sociétés traditionnelles, reposant sur une solidarité mécanique, et celui des sociétés modernes, qui reposent sur une solidarité organique.

Solidarité organique et solidarité mécanique

Le modèle de solidarité mécanique a toujours existé, tout au long de l’histoire de l’Humanité. Il concerne les sociétés dîtes « traditionnelles », autrement dit les sociétés préindustrielles et les sociétés primitives. Dans ces schémas d’organisation de la vie sociale, les individus se ressemblent, ils ont les mêmes façons d’être, de penser, de juger. Ils sont donc interchangeables.

On dit que ces sociétés sont peu différenciées puisque tous ont des rôles similaires. Cette proximité fait que les individus se sentent solidaires et unis. L’importance du groupe dépasse l’importance de chacun. La conscience collective est donc très forte et elle domine la conscience individuelle. Il n’y a pas d’autonomie, les individus doivent se plier au fonctionnement du groupe, et s’ils ne le font pas, ils seront sanctionnés.

On dit que la justice qui s’installe est répressive. Le lien social qui se crée est alors mécanique puisque, automatiquement, le fonctionnement de ces sociétés fait qu’une solidarité s’impose à tous. L’arrivée de la division du travail social va bouleverser ce modèle pour déboucher sur celui de solidarité organique.

En divisant les tâches sociales, les individus deviennent dépendants. Ils se spécialisent sur une seule tâche et sont complémentaires. C’est cette différenciation qui crée la solidarité. Pour la première fois dans l’histoire, l’ordre social ne repose plus mécaniquement sur l’uniformité et la répression collective mais sur l’articulation d’individus libres et complémentaires. Le droit perd son caractère répressif car il devient moins nécessaire de recourir à la punition. On dit qu’il devient restitutif ou coopératif.

Durkheim insiste sur le rôle du progrès technique et de l’émancipation des individus pour expliquer le passage d’un modèle à un autre. La première des explications qu’il souligne est l’augmentation de la population, qui entraîne un besoin de spécialisation : comme de plus en plus de personnes se regroupent, il devient plus pertinent de se répartir les tâches et de devenir complémentaires plutôt que d’entretenir un modèle où chacun occupe une position identique.

Cela suppose donc aussi une diminution de la conscience collective, au profit du développement de la conscience individuelle, avec l’émergence de l’individualisme. Le tableau ci-dessous récapitule les théories de Durkheim :

Solidarité mécanique Solidarité organique
Type de société Traditionnelle Moderne
Caractéristique des individus Identiques Différents
Conscience collective Forte Faible
Individualisme Faible Fort
Organisation du travail Travail autonome Division du travail
Origine de la cohésion sociale La communauté La division du travail social
Type de droit Répressif Restitutif

À partir de ces analyses, qui datent du début du siècle dernier, nous allons essayer de comprendre les évolutions récentes du lien social, pour définir sur quel modèle fonctionne la solidarité d’aujourd’hui.

Les transformations récentes du lien social

On peut se demander si la société d’aujourd’hui fonctionne exclusivement sur un modèle de solidarité organique. Le développement poussé de l’individualisme ne risque-t-il pas de fragiliser le lien social ?

Quel type de solidarité aujourd’hui ?

Pour Durkheim, les sociétés modernes et occidentales sont caractérisées par un modèle de solidarité organique. Il est vrai qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes tous socialement et économiquement interdépendants. Pourtant, au sein de cette société, des modèles de solidarité mécanique persistent et coexistent, à côté du modèle organique. Il s’agit par exemple des liens créés par certaines institutions ou communautés.

Ils sont basés tantôt sur un sentiment d’appartenance, ou sur une coutume locale, une langue (comme des mouvements régionalistes), ou sur une idéologie religieuse. L’objectif est de manifester son appartenance à un groupe, tout en se démarquant d’un autre. Serge Paugam, un autre sociologue français, explique ce phénomène par la recrudescence des mouvements communautaristes et la résistance de certains à une société où le lien social serait exclusivement organique. Durkheim expliquait d’ailleurs que les deux liens pouvaient très bien coexister ensemble.

La montée de l’individualisme

La montée de l’individualisme est une tendance lourde des sociétés modernes. Il faut faire attention à ne pas confondre individualisme avec égoïsme, qui signifie que l’on cherche avant tout à ne vivre que pour soi, alors que l’individualisme comprend aussi une forme d’émancipation. Plusieurs facteurs expliquent cette tendance à l’individualisme :

  • l’urbanisation qui a ouvert la voie à une vie plus indépendante ;
  • l’État-providence qui a peu à peu pris le relais des communautés pour redistribuer les ressources ;
  • le développement du libéralisme économique ;
  • l’émancipation sociale et politique (par exemple, le droit de vote des femmes en 1944, la loi sur l’IVG en 1975, le mariage homosexuel en 2014) ;
  • la massification de l’enseignement  ;
  • le développement des médias ;
  • les nouvelles formes de libertés individuelles…

Tous ces phénomènes ont conduit les individus à ne plus accepter que l’intégralité de leurs choix soit dictée par les institutions sociales, comme la famille, les religions ou les partis politiques.

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À retenir

L’individualisme se caractérise ainsi par un accroissement de l’autonomie de l’individu par rapport aux règles collectives, pour pouvoir décider lui-même, par une plus forte indépendance par rapport aux appartenances héritées ou imposées, et par une différenciation personnelle grandissante.

Pour beaucoup, cette poussée de l’individualisme revêt un sens particulièrement négatif. Elle laisse entrevoir plusieurs craintes :

  • la crainte d’une crise du lien social tout d’abord : un individualisme extrême signifiant la fin des mécanismes de solidarité tels que Durkheim les avait développés ;
  • la crainte d’un repli sur la sphère privée ensuite : on cherche d’abord à satisfaire ses désirs individuels avant de se préoccuper de l’intérêt général et des solidarités collectives ;
  • la crainte d’un affaiblissement du contrôle social enfin, car le repli sur soi rend partiellement inefficace l’effet dissuasif de la loi et des règles communes (par exemple, actuellement avec le terrorisme ou les incivilités).

Globalement, la poussée de l’individualisme implique une fragilisation de l’individu, qui peut l’amener à ce que Robert Castel appelle la désaffiliation, c’est-à-dire une dissolution complète du lien social. Le risque est celui que Durkheim qualifiait d’anomie, c’est-à-dire une situation de dérèglement social généralisé, où les règles sociales se contredisent ou sont tout simplement absentes.

Pourtant, on peut constater que l’individualisme produit aussi des effets positifs. Il permet, par exemple, de dépasser les dépendances personnelles avec la famille. Il est le résultat de la lutte de l’État contre l’ignorance et l’obscurantisme, qui vise, à travers l’école entre autres, à donner à chacun les capacités d’accéder au savoir et de prendre son destin en main.

On entend dire aussi parfois que l’individualisme conduit à oublier les valeurs sur lesquelles est bâtie la société. Les enquêtes d’opinion, les sondages, prouvent pourtant le contraire : jamais l’attachement aux valeurs n’a été aussi fort qu’aujourd’hui ! Il y a donc un double sens, à la fois positif et négatif.

François de Singly, lui aussi sociologue, va même plus loin. Il explique que l’individualisme, en fait, crée du lien social. Mais sous une nouvelle forme, une forme qui permet de concilier le collectif et l’individuel, puisque même si chacun est unique et aspire à son propre épanouissement, chacun aspire aussi et avant tout à vivre avec l’autre.

Conclusion :

Durkheim a été le premier à analyser le lien social. Il utilise pour cela le concept de solidarité. Les sociétés traditionnelles fonctionnent sur un modèle de solidarité mécanique, et les sociétés modernes sur un modèle de solidarité organique. Ce sont les transformations socioéconomiques et démographiques qui expliquent le passage d’un modèle à un autre. Si dans notre société, la formation du lien social repose sur des relations organiques, il n’empêche que les deux formes de liens, organiques et mécaniques, parviennent à coexister sans problème.

La montée de l’individualisme inquiète et peut laisser craindre un amoindrissement du lien social. C’est pourtant une évolution logique et presque naturelle, qui n’est pas incompatible avec les solidarités, à condition que l’État-providence maintienne son niveau d’intervention.