Mise en scène de destins en souffrance : Migrants, Sonia Ristic (XXIe siècle)

Introduction :

Une des richesses du théâtre contemporain réside dans sa façon d’appréhender des problématiques liées au monde actuel. Le sort des migrants fait justement partie des grands enjeux du XXIe siècle, et devient donc naturellement une thématique littéraire.
Une autre des richesses du théâtre contemporain est sa capacité à entremêler stylistiquement des langages léger et grave, tragique et poétique.
Sonia Ristić s’inscrit dans ce mouvement, et compose avec Migrants une œuvre théâtrale poétique sur le sort des exilés.
Il s’agira dans un premier temps d’aborder le parcours et l’œuvre de l’auteure de la pièce pour mieux appréhender celle-ci. Puis, nous aborderons un extrait de Migrants et étudierons ses enjeux.

Sonia Ristić, vie et œuvre

Éléments biographiques

Sonia Ristić a la particularité d’être née dans un pays qui n’existe plus aujourd’hui, en tout cas plus dans sa forme passée. La Yougoslavie regroupait, jusqu’en 1992, la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, la Macédoine du Nord, le Monténégro et le Kosovo.
Née à Belgrade en 1972, Sonia Ristić, à 20 ans, n’est donc plus yougoslave, comme à sa naissance, mais devient moitié serbe (par son père) et moitié croate (par sa mère).

  • Ses œuvres, comme sa vie, sont marquées par des questions liées à l’identité.

Très jeune, elle quitte la Yougoslavie et part en Afrique. Elle est scolarisée au Congo puis en Guinée. C’est là qu’elle apprend la langue qu’elle utilisera principalement dans ses œuvres : le français.

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À retenir

C’est en partie de cette histoire personnelle, riche en mouvements, que vient le thème de l’exil, très présent dans ses œuvres.

Éléments bibliographiques

Sonia Ristić, dans ses œuvres, parle du réel. Elle évoque des réalités sombres, mais sans volonté de photographier le réel : elle souhaite davantage le restituer à travers le filtre de sa sensibilité.

Les titres de ses œuvres sont assez parlants.

  • Le Temps qu’il fera demain (2007) est sa première pièce ; elle donne la parole à cinq femmes ayant vécu des souffrances, ici ou ailleurs : Auschwitz, l’Inquisition, l’esclavage, la torture… Les mots sont graves et poétiques : « Une journée s’éteint, une journée comme tant d’autres. J’ouvre la fenêtre et, les yeux clos, j’offre mon visage à l’air du temps. Il a cessé de pleuvoir un instant. Le ciel est saupoudré d’étoiles. Ça sent l’hiver. Je glisse dans le sommeil. Au bord des rêves, une question se faufile : quel temps fera-t-il demain ? »
  • Le Phare (2009), pièce au titre métaphorique, évoque un monde post-apocalyptique et une société privée de la parole.
  • Les Lettres d’enfance de Beyrouth (2012) sont une correspondance construite à la manière d’un récit de voyage pour témoigner de la vie des habitants de la capitale libanaise au XXIe siècle.
  • Des fleurs dans le vent (2018) est un roman contant une histoire d’amitié entre trois jeunes adultes aux origines géographiques diverses : « […] leur grand salon, où ce soir-là on avait préparé du poulet yassa, et où Véronique avait apporté son infect bœuf bourguignon sans bœuf, et où la mère Da Silva y est allée de sa morue […] ». Trois êtres qui jouent à se perdre et se retrouver dans un immeuble de la Goutte d’Or, un quartier parisien : « Ces trois-là, dès ce premier souvenir commun, formaient déjà une drôle de créature à trois têtes, six bras et six jambes, mêlés emmêlés. »

Ces quelques œuvres de Sonia Ristić mettent en lumière les aspects essentiels de son écriture : le souci de la parole, la poésie, le rêve, l’exil et l’oubli, l’ailleurs.

Ces thèmes se retrouvent également dans sa pièce Migrants.

Migrants, une pièce contemporaine

La richesse de cette œuvre brève de Sonia Ristić naît de l’entremêlement de destins abîmés par l’exil autant que de l’entremêlement de la poésie et de la violence dans l’écriture.

Dans cette pièce, des migrants (Ti Sam, Ursula, Leyla et Jo, accompagnés d’un chœur d’exilés anonymes) « […] sont en marche, chacun sur sa route, sans savoir qu’elles mènent toutes au même endroit. » Encadrés par deux passeurs, Cal et Tonio, qui tentent de tirer profit de la situation de désœuvrement et de solitude de leurs « clients », les migrants se souviennent du bonheur passé et rêvent d’un ailleurs non moins serein, avec espoir :

« Il est là, en cet endroit, le monde meilleur. Croyez-moi, croyez en ce que je dis. On nous a donné un bout du monde coupé du monde. C’est à nous d’en faire ce que nous voulons. Nos règles, nos lois. D’en faire le pays de nos rêves. »

Les relations se font et se défont au fil des saisons que voient passer ces exilés. Il y a de la poésie à entendre ce malheur et ces rêves. Sonia Ristić rend vivants ces êtres perdus, avec parfois de l’humour et de la violence, souvent de la nostalgie, mais toujours de la beauté :

« Le vent prenait son temps et ses aises. Le vent ne se pressait pas. Le vent se levait, petit à petit, rafale par rafale, et tous priaient qu’il ne les emporte pas. »

Analyse de texte : hommage à l’exil

Suspendus entre ciel et terre, entre mer et ciel, entre mer et terre. Dans un vide où, enfin, rien ne tangue plus. La nausée, la soif, la peur, qui ourlent les lèvres, à jamais.

LES MIGRANTS :
Il y a eu la mer. Et avant la mer, il y a eu la route.
Ne parlez pas de la route, non, n’en parlez pas. La route, elle restera en nous, à jamais. La route, elle ne s’effacera pas, elle est inscrite dans les cals de nos talons, les douleurs de nos genoux, de nos hanches, dans l’effroi des lampes torches et des barbelés. Taisez-vous, ne parlez plus de la route.
Et la mer, penses-tu que nous l’oublierons la mer ? Doit-on la taire aussi ? Doit-on taire la traversée, ne pas en parler pour ne pas vomir, encore ?
La mer, je le sais, nous ne finirons jamais d’en parler.
Il y a eu la traversée. Canot cahotant sur les vagues. La nuit qu’on espérait noire, à l’abri des patrouilles.
Il y a eu la mer, infinie, effrayante, sombre, et la nausée.
Il y a eu la traversée, pire que tout ce qu’on en avait dit, pire que ce qu’on imaginait qu’elle serait.
Il y a eu la mer, encore. Une nuit longue comme des semaines, la faim, la soif.
Il y a eu la traversée, la mer, la nausée, la nuit. Puis il y a eu le matin. Cette aube. Quelle aube !
Le ciel qui se détache de la mer, le ciel qui se dénude de la nuit, le ciel enfin. Enfin, l’horizon. À l’horizon, enfin, la terre.
Pas de sirènes, pas de chiens, pas d’uniformes, juste le ciel de plus en plus haut. Juste la plage comme une écharpe blanche et il suffit de tendre la main.
Les mains se sont jointes aux rames pour avancer.
Oubliés, la nausée la soif la faim le froid la peur, oubliés, écrasés par la joie.
Certains ont sauté du canot, pour atteindre la plage à la nage, en silence.
Nous avons monté la dune, dans le silence de cette aube.
Quelle aube !
Nous nous sommes enfoncés dans la terre. Derrière la dune, des arbres. Derrière les arbres, le camp. Ce matin-là, dans cette lumière, sous ce ciel, ce matin après la nuit de la traversée, le camp ressemblait à Samarcande naissant au milieu de nulle part.
Nous étions arrivés à la maison. Nous étions arrivés à l’endroit où nous pourrions suspendre la marche, où nous pourrions laisser pousser nos racines. Nous étions arrivés chez nous.
« Le voilà donc le monde meilleur », a dit quelqu’un.
Le voilà donc.

Sonia Ristić, Migrants, 2012

Dimension héroïque de la mer

Dans le texte de Sonia Ristić, la mer, sans être clairement personnifiée, est omniprésente et revêt diverses facettes.
En effet, elle est avant tout le décor d’un exil. Cette mer trace la route dans les paroles du chœur de migrants : « ne parlez pas de la route » ; « la mer, je le sais, nous ne finirons jamais d’en parler ». Les répétitions de « il y a eu la mer » au début de diverses phrases, comme un refrain, participent à placer ce thème au cœur des préoccupations et du décor des exilés.
Ensuite, la mer apparaît tel un chemin douloureux. Elle est à la fois le souvenir de leur exil, souvenir évidemment pénible (« canot cahotant sur les vagues ») et de ce qui a permis aux migrants d’espérer : la traversée avançant, la mer et le ciel qui se confondent commencent à se séparer puis laissent percevoir la terre tant attendue. La mer est alors le chemin qui autorise la « plage », la « dune », les « arbres », et pour finir le « camp » qui marque la fin d’un voyage.

La mer, sujet central, est donc à l’origine des espoirs mais aussi des douleurs des hommes.

Des destins en souffrance

Une des particularités des personnages présents et nommés dans la pièce Migrants est leur chemin de vie sinueux et douloureux. Tous traînent avec eux des souvenirs durs et des rêves peu accessibles, migrants comme passeurs.
Ici, le chœur d’anonymes exprime cette souffrance commune. La douleur est présente dans la répétition des mots et des expressions qui reviennent comme des vagues contre lesquelles personne ne peut lutter. Ces répétitions étirent le temps, le rendent pénible, et le lecteur-spectateur souffre avec les personnages.
La douleur est également celle des corps : « talons », « genoux », « hanches », « vomir », « nausée », « faim », « soif ». Tous ces mots, présents dans la première partie du texte, rappellent à quel point les migrants sont avant tout des êtres humains.

  • Sonia Ristić insiste volontairement dans les paroles prononcées sur le fait qu’au-delà de l’origine et de la destination, le migrant est un corps en souffrance.

La deuxième partie du texte montre toutes ces douleurs disparues, tous ces maux « oubliés », « écrasés par la joie ».

La dimension binaire du texte participe de la poésie de la scène.

Dimension poétique

Les répétitions de mots créent une forme d’harmonie musicale dans ce texte, comme autant de refrains. Cette musicalité naît également du réseau des sensations présentes dans le texte. En effet, tout est sonore, olfactif, tactile ou encore visuel. De plus, les images contribuent à la poésie de cette évocation : « le ciel qui se dénude de la nuit » ; « le silence de cette aube » ; « écrasés par la joie » ; « le ciel qui se détache de la mer ».

  • Toutes ces métaphores créent une atmosphère très particulière de douceur et les éléments vus précédemment donnent parfois l’impression au lecteur d’avoir à faire à une peinture.

En effet, le texte étudié peut être lu comme un tableau, avec ses mouvements, ses images, ses couleurs et ses perspectives. Cette dimension picturale renforce l’expression des ressentis des migrants présents ici, car c’est leur destin et leurs espoirs qui resurgissent des mots et des images.
L’entremêlement des éléments, de la terre, de l’eau et du vent, va dans le sens de ce tableau vivant d’êtres en mouvements, habités par l’envie de toucher le sol, enfin.

Sonia Ristić englobe ces hommes, ces femmes et ces enfants dans un voile de Beauté et de Poésie, comme pour adoucir leur arrivée sur la terre ferme et la douleur de leur parcours, comme pour illuminer un peu leurs rêves encore présents.
Car la poésie vient de l’espoir omniprésent malgré tout. La deuxième partie de cet extrait est fortement teintée de tout ce qui a été rêvé auparavant. Il s’agit pour chacun d’accéder à un ailleurs possible, un ailleurs aux racines nouvelles, un « monde meilleur ».

Conclusion :

Le théâtre contemporain offre bien souvent des textes ancrés dans leur époque, des textes qui expriment une vérité qui n’est pas toujours facile à entendre. Sonia Ristić, dans sa pièce de théâtre Migrants, donne la parole à des êtres en exil.
Dans le texte étudié, le lecteur/spectateur ne sait pas d’où viennent les personnages ni où ils vont, encore moins qui ils sont. Et pourtant, la douleur est là, l’espoir est là, et la poésie naît de ce contraste. Ces migrants sont ceux qu’il est souvent plus facile d’ignorer car ils sont également le reflet de nos propres angoisses.