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Premier amour - extrait de La Promesse de l’Aube, de Romain Gary
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La Promesse de l’aube est un roman autobiographique écrit par Romain Gary en 1960. Dans cet extrait, l’auteur parle de la première fois qu’il est tombé amoureux, dès sa plus tendre enfance. Nous sommes à Wilno, petite ville de Pologne dans laquelle la mère du narrateur a ouvert une maison de couture plutôt prospère. C’est là que Romain, encore enfant, va connaître son premier amour.
« J’avais déjà près de neuf ans lorsque je tombai amoureux pour la première fois. Je fus tout entier aspiré par une passion violente, totale, qui m’empoisonna complètement l’existence et faillit même me coûter la vie.
Elle avait huit ans et elle s’appelait Valentine. Je pourrais la décrire longuement et à perte de souffle, et si j’avais une voix, je ne cesserais de chanter sa beauté et sa douceur. C’était une brune aux yeux clairs, admirablement faite, vêtue d’une robe blanche et elle tenait une balle à la main. Je l’ai vue apparaître devant moi dans le dépôt de bois, à l’endroit où commençaient les orties, qui couvraient le sol jusqu’au mur du verger voisin. Je ne puis décrire l’émoi qui s’empara de moi : tout ce que je sais, c’est que mes jambes devinrent molles et que mon cœur se mit à sauter avec une telle violence que ma vue se troubla. Absolument résolu à la séduire immédiatement et pour toujours, de façon qu’il n’y eût plus jamais de place pour un autre homme dans sa vie, je fis comme ma mère me l’avait dit et, m’appuyant négligemment contre les bûches, je levai les yeux vers la lumière pour la subjuguer. Mais Valentine n’était pas femme à se laisser impressionner. Je restai là, les yeux levés vers le soleil, jusqu’à ce que mon visage ruisselât de larmes, mais la cruelle, pendant tout ce temps-là, continua à jouer avec sa balle, sans paraître le moins du monde intéressée. Les yeux me sortaient de la tête, tout devenait feu et flamme autour de moi, mais Valentine ne m’accordait même pas un regard. Complètement décontenancé par cette indifférence, alors que tant de belles dames, dans le salon de ma mère, s’étaient dûment extasiées devant mes yeux bleus, à demi aveugle et ayant ainsi, du premier coup, épuisé, pour ainsi dire, mes munitions, j’essuyai mes larmes et, capitulant sans conditions, je lui tendis trois pommes vertes que je venais de voler dans le verger. Elle les accepta et m’annonça, comme en passant :
– Janek a mangé pour moi toute sa collection de timbres-poste.
C’est ainsi que mon martyre commença. Au cours des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris, et, pour finir, je peux dire qu’à neuf ans, c’est-à-dire bien plus jeune que Casanova, je pris place parmi les plus grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse amoureuse que personne, à ma connaissance, n’est jamais venu égaler. Je mangeai pour ma bien-aimée un soulier en caoutchouc. »
Romain Gary, La Promesse de l’aube, 1960
Quel âge ont les principaux protagonistes de cette histoire ? En quoi peut-on parler ici de coup de foudre, de la part de Romain ?
Une des premières caractéristiques de ce texte réside dans l’âge des personnages principaux : ils sont très jeunes. Le petit Romain Gary, a alors « près de neuf ans », tandis que Valentine a « huit ans ».
Par coup de foudre, on entend tomber amoureux de manière instantanée, au premier regard. Ce qui traduit ce coup de foudre, ce sont les expressions de la violence des sentiments de Romain, ainsi que l’intensité de son trouble physique :
La violence de ces sentiments se traduit donc par un mal physique. Tous ces éléments réunis font qu’on peut donc bien parler d’un véritable coup de foudre.
Quel rôle le regard joue-t-il dans les différentes tentatives de séduction ?
Le coup de foudre a ceci d’irrationnel qu’il se base par définition sur la toute première impression : il s’intéresse donc avant tout à la beauté physique.
Celle de Valentine semble d’ailleurs éblouir le jeune Romain : « je l’ai vue apparaître devant moi » nous dit-il. Il s’agit ici d’une image. On peut remarquer que le simple fait de voir Valentine pour la première fois crée un choc chez le narrateur. Cette apparition place d’ailleurs le personnage de Valentine au rang d’une sorte de déesse.
La jeune fille n’est pas la seule à avoir les yeux clairs. En lisant bien le texte, on note que Romain a les « yeux bleus », des yeux très admirés par les clientes du salon de sa mère : « tant de belles dames […] s’étaient dûment extasiées devant mes yeux bleus ».
Le jeune garçon sait donc que ses yeux constituent une arme de séduction, d’autant que sa mère semble le lui rappeler régulièrement : « je fis comme ma mère me l’avait dit […] je levai les yeux vers la lumière pour la subjuguer. »
Romain se brûle les yeux au soleil : « les yeux me sortaient de la tête, tout devenait feu et flamme autour de moi. » Indirectement, Valentine fait donc d’ores et déjà pleurer son prétendant : « mon visage ruisselât de larmes » ; « j’essuyai mes larmes ».
On imagine donc, à travers ce jeu de regards à sens unique, toute l’étendue de la peine qui va s’emparer du narrateur.
Le moment où les yeux se croisent est un classique des rencontres en littérature. Romain Gary réécrit donc ici, avec beaucoup d’humour, un passage obligé d’une idylle naissante. Mais au lieu d’en faire un moment émouvant, il raconte comment, enfant, il s’est tourné en ridicule.
Cet amour vous semble-t-il réciproque ? En quoi le « martyre » du narrateur consiste-t-il ?
Il ne s’agit clairement pas d’une relation réciproque : d’un côté, le narrateur est « absolument résolu à la séduire », et de l’autre, Valentine, n’est pas « le moins du monde intéressée ». Cette « cruelle », comme la qualifie le narrateur, redouble même « d’indifférence » à son égard, c’est-à-dire que non seulement elle ne l’aime pas, mais elle ne le considère pas non plus.
La notion de martyre, est associée à la notion de souffrance. À l’origine, elle désigne des gens qui souffrent, souvent jusqu’à la mort, pour défendre leur foi religieuse. Mais par extension, cette souffrance peut provenir d’une idée, d’une conviction profonde, ou encore, dans le cas qui nous intéresse : d’une passion amoureuse.
L’étendue de son martyre est ainsi décrite en détails dans le dernier paragraphe : Valentine jette à ses prétendants des défis absurdes. Ainsi, Janek, visiblement un rival de Romain, aurait mangé « toute sa collection de timbres-poste » pour elle. Le narrateur va donc essayer de surpasser ce sacrifice rituel effectué au nom de l’amour, en mangeant successivement « plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris, […] un soulier en caoutchouc. »
Cette torture se révèle d’ailleurs aussi physique que psychologique : Valentine veut uniquement vérifier jusqu’où le jeune homme est prêt à aller pour ses beaux yeux. Le plus grand martyre de cette histoire réside donc dans l’issue fatale de cette relation : après avoir souffert mille maux sur le plan physique, le narrateur va sans doute également souffrir sur le plan sentimental.
En quoi le ton employé par le narrateur, maintenant adulte, est-il en décalage avec son souvenir d’enfance ?
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’une autobiographie, donc du souvenir d’un homme à présent adulte. Les années passées, l’expérience de la vie, tout cela dédramatise forcément cet épisode, qui a pourtant profondément marqué l’enfance de l’auteur. Le texte est parsemé d’humour car le ton de la narration est amusé, décalé et cela se remarque par plusieurs aspects importants du texte.
Tous ces éléments montrent que Romain Gary se moque de lui enfant et en profite même pour réécrire une scène de rencontre amoureuse en la tournant en ridicule : il en fait une parodie.
Conclusion :
La démesure des sentiments s’accorde mal avec ceux qui les ressentent (des enfants) et avec le lieu où se déroule la rencontre (un terrain vague). Romain Gary s’amuse, dans cet extrait, à parodier une scène de rencontre, et se moque ainsi de l’enfant qu’il a été. Cette parodie atteint son point culminant lors du jeu de regards, un passage obligé de ce genre de texte, mais qui vaut à Romain Gary enfant d’être pratiquement aveuglé, sans effet notable sur la belle.
Néanmoins, cette moquerie n’est pas méchante : on note surtout de la tendresse pour ce souvenir d’enfance et même une certaine admiration de l’adulte pour ce qu’il a été capable de faire enfant, car la cruauté de Valentine était réelle.
Plus que de lui-même enfant, l’auteur se moque de sa naïveté passée, tout en regrettant de l’avoir perdue, car elle lui permettait des choses que sa raison lui interdit désormais.