Qu’est-ce que la rhétorique ?

Introduction :

Il existe une parole spontanée et une parole réfléchie. La parole spontanée est celle qu’on utilise sans recul sur la nature et le sens de nos mots, sur la valeur et les conséquences de ceux-ci. Nous parlons et constatons simplement l’efficacité ou l’inefficacité de notre parole. Par exemple, si je dis « hé ! » et que mon interlocuteur me répond « oui ? », je vois immédiatement que la communication est possible et je ne réfléchis pas aux procédés mis en œuvre pour rendre cette communication possible.

La parole réfléchie, à l’inverse, n’est plus une parole naturelle et spontanée mais une parole préparée et entraînée en vue d’un résultat visé. Pour atteindre cet objectif, on utilise un discours portant sur le discours, c’est-à-dire un métalangage, un langage qui parle du langage. La parole est réflexive, c’est-à-dire qu’elle fait retour sur elle-même comme si elle se reflétait dans un miroir : la réflexivité désigne cette capacité à se refléter et à faire retour sur soi-même, à réfléchir sur sa propre pensée ou son propre discours. On cherche ainsi à analyser la parole et à repérer son fonctionnement, notamment pour l’améliorer, et à établir des règles du discours : c’est ce qui permet de passer d’une parole spontanée et non réfléchie, à un art de la parole, fondé sur un ensemble de techniques, que l’on appelle rhétorique. La rhétorique est une discipline qui réfléchit à l’art de bien parler et de convaincre, en proposant un ensemble de techniques et de procédés.

Avant l’Antiquité, nous n’avons pas de documents permettant de rendre compte de façon certaine des usages du discours. Les écrits datant de l’Antiquité permettent, au contraire, d’attester de façon objective de l’existence d’un art rhétorique, et donc d’une réflexion sur le discours.

D’où la problématique de ce cours : comment la parole s’est-elle constituée, dans l’Antiquité, comme objet d’un « art » spécifique : la rhétorique ?

La langue et la parole

La rhétorique est un art de la parole. Mais avant de préciser ce qu’est cet art, il est nécessaire de définir les éléments qui la composent : la langue et la parole. De quoi se composent une langue et une parole ? De mots. Et qu’est-ce qu’un mot ? Aristote propose la réponse suivante :

« Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l'âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. »

Aristote, De l’interprétation, chapitre premier, §1.

Ainsi, pour Aristote, les états de l’âme, c’est-à-dire les pensées, les sentiments ou encore les souvenirs, constituent l’origine des mots, chargés de traduire et d’exprimer à l’extérieur (sous forme orale ou écrite) nos dispositions intérieures (nos pensées).

  • Autrement dit, c’est parce que nous avons des pensées que nous parlons. Pas de pensée, pas de paroles.

En lui-même, un mot ne signifie rien. Aristote donne l’exemple du mot « cerf-bouc ». Dit ainsi, le mot n’est ni vrai ni faux. Ce mot est juste une image de l’esprit. En revanche, si l’on dit « le cerf-bouc existe » nous pourrons alors affirmer quelque chose de cette phrase, émettre un jugement : cette affirmation est fausse.

Que les mots « ne signifient rien » correspond à ce que le linguiste Ferdinand de Saussure appelle « l'arbitraire du signe » : le mot est un signe qui a été choisi arbitrairement et n'a par lui-même aucun rapport avec la réalité de ce qu'il désigne.

  • Le mot « bouc », par exemple, ne ressemble pas, ni par sa sonorité ni par sa graphie, à l'animal que nous appelons ainsi.

Aristote relève deux éléments inhérents aux mots :

  • tout d’abord, leur fonction : ce sont des symboles expressifs de l’état de notre âme ;
  • ensuite leur efficacité (pour ne pas dire la magie de leur efficacité) : avec des combinaisons de mots, je peux dire quelque chose de vrai ou quelque chose de faux.
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À retenir

On peut parler d’un pouvoir de la parole au sens où, lorsque je parle, ma parole n’est pas sans effets. Avec la parole, nous pouvons dire la vérité, mentir, séduire, échanger, vendre, influencer autrui, déclarer la guerre, promettre, modifier le monde.

Par ailleurs, « parole » est la traduction première du mot grec logos. Outre ce sens initial de « parole », logos signifie, par extension, « discours », « raison » et « logique », comme si toute intelligence provenait de la parole.

  • L’être humain est donc l’homo loquax, l’être qui parle et « dont la pensée, quand il pense, n’est qu’une réflexion sur sa parole » pour reprendre une phrase de Bergson (La Pensée et le Mouvant, Introduction, 2e partie).
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À retenir

L’être humain est un animal doué de parole.

Isocrate, sculpture de Pierre Granier, parc de Versailles ©Coyau / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0 Isocrate, sculpture de Pierre Granier, parc de Versailles ©Coyau / Wikimedia Commons / CC BY-SA 3.0

Isocrate (Athènes, - 436 à - 338) est l’un des grands orateurs grecs (avec Démosthène et Lysias notamment), également logographe (rédacteur de discours judiciaire) et fondateur d'une école de rhétorique très réputée. Selon lui, l'art de bien parler passe par l'art de bien penser.

« […] par la puissance qui nous est donnée de nous persuader mutuellement et de nous rendre compte à nous-mêmes de nos volontés, non seulement nous nous sommes affranchis de la vie sauvage, mais nous nous sommes réunis, nous avons bâti des villes, établi des lois, inventé des arts ; enfin, presque toutes les merveilles enfantées par le génie de l'homme, c'est la parole qui les a préparées. C'est elle qui, par des lois, a posé les limites de l'équité et de l'injustice, de l'honneur et de la honte, et si ces limites n'avaient pas été posées, nous serions incapables de vivre en société. C'est par elle que nous flétrissons le vice et que nous louons la vertu. C'est par elle que nous instruisons les ignorants et que nous explorons les pensées des sages. Parler comme il convient est la marque la plus certaine que l'on pense avec sagesse ; et un discours en harmonie avec la vérité, l'ordre et la justice, est l'image d'une âme droite et sincère. À l'aide de la parole, nous discutons sur les choses controversées, et nous découvrons celles qui sont inconnues ; les arguments qui nous servent pour agir sur l'esprit des autres hommes, nous les employons également pour délibérer avec nous-mêmes. Nous appelons éloquents ceux qui savent parler en présence du peuple, et nous considérons comme des conseillers prudents ceux qui, se plaçant en quelque sorte vis-à-vis d'eux-mêmes, analysent le mieux les affaires. S'il faut tout dire en un mot sur cette grande faculté de l'homme, rien de ce qui a été fait avec sagesse ne l'a été sans le secours de la parole ; elle est le guide de nos actions comme de toutes nos pensées, et les hommes qui ont le plus de génie sont ceux qui en font le plus d'usage. »

Isocrate, De la permutation, § 254-257 (trad. A.-M.-G. de Clermont-Tonnerre).

Pour Isocrate, la parole est le propre de l’homme et la condition rendant possibles toutes nos réalisations intellectuelles (« rendre compte à nous-mêmes de nos volontés », c’est-à-dire prendre conscience de soi), matérielles (la société, les arts et technique), morales et sociales (la justice, les débats, les décisions). Sans langue, pas de paroles ; sans parole, pas d’humanité.

Mais qu’est-ce qu’une langue ?

Ferdinand de Saussure, grand linguiste du XXe siècle, distingue la langue et le langage, distinction qui n’existe d’ailleurs pas dans toutes les langues.

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Définition

Langage :

Un langage est un système de communication, qui n’est pas nécessairement verbal : on peut ainsi parler du langage des abeilles.

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Définition

Langue :

Une langue est un langage particulier, propre à un groupe, d’extension géographique variable, qui est acquis (et non inné et naturel).

Saussure distingue également langue et parole.

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Définition

Parole :

La parole est l’utilisation concrète d’une langue, propre à chaque individu. C’est une langue en action, existant dans un contexte donné. La langue, en tant que système grammatical, existe dans un cadre général, tandis que la parole est l’usage que chaque personne peut faire de cette langue.

La parole renvoie aussi à la dimension orale de la langue : la prononciation, l’accent, la diction, le rythme, la voix, les expressions utilisées. Parler, c’est dire. La caractéristique première de la parole est donc son oralité. Mais le terme de « parole » ne s’utilise pas uniquement dans un sens oral, puisqu’il désigne avant tout l’utilisation de la langue. La parole peut donc être écrite.

  • Quelles sont les caractéristiques de la parole ?
  • Le message : quelle information est-ce que je veux exprimer ?
  • L’intention : quel est mon objectif, pour quelle raison est-ce que je prends la parole ?
  • Le style : comment est-ce que je parle ? Quels sont les mots, les tournures de phrases que je choisis et qui peut-être me sont propres ?
  • La voix : la voix d’une personne s’identifie à son timbre, son tempo (vitesse), son rythme, son vocabulaire.

La technè

La rhétorique est la technique, la technè, de la parole.

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Définition

Technè :

Technè signifie « technique », « habilité à faire quelque chose », « art » au sens large. Mais la traduction la plus intéressante semble être « savoir-faire ».

L’art de la parole nécessite à la fois :

  • un « savoir » théorique (connaître les règles de la grammaire, les figures de style, connaître les mots),
  • et un « faire », une action pratique (être capable de se servir concrètement de ce savoir).
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Définition

Rhétorique :

Étymologiquement « rhétorique » vient du grec rhêtorikê, « art oratoire », et de rhêtor, « orateur ». Par définition, la rhétorique est l’étude théorique et pratique de l’éloquence, de l’art de bien parler, ainsi que de l’influence du discours sur les esprits et les comportements.

La rhétorique cherche à identifier quel procédé permet de produire un effet voulu.

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À retenir

La rhétorique étudie donc l’ensemble des moyens d'expression et des formes du discours, essentiellement dans le but de convaincre.

Le modèle de la rhétorique est traditionnellement celui du discours judiciaire (le discours d’un avocat notamment), modèle étendu à d’autres contextes de discours, notamment le discours politique.

Il existe deux conceptions de la rhétorique.

  • D’une part celle des Grecs (principalement Aristote et sa Rhétorique), dont la finalité est de convaincre par la pertinence de l’argumentation et de la forme mise au service du fond.
  • D’autre part celle des Romains (principalement Cicéron) dont la finalité est le bien parler, l’éloquence même.

Aristote donne cette définition de la rhétorique dans La Rhétorique : « apprentissage de la capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif ».

Son ouvrage, La Rhétorique, est composé de trois livres :

  • le premier porte sur la nature et les mécanismes de la rhétorique ;
  • le deuxième porte sur la psychologie des locuteurs : il s’agit de cerner son auditoire et le contexte du discours afin d’utiliser les moyens rhétorique appropriés, de choisir ceux qui vont le toucher ;
  • le troisième porte sur les effets de style.

Pour Aristote, la rhétorique se divise en trois genres de discours.

  • Le discours délibératif : ce discours peut relever de l’exhortation ou de la dissuasion. L’exhortation cherche à pousser quelqu’un à faire quelque chose, la dissuasion, au contraire, à l’en empêcher. La temporalité du discours délibératif est l’avenir puisque qu’il s’agit de convaincre autrui du bien-fondé de la réalisation (ou de la non réalisation) d’un projet. L’objet principal du discours délibératif est de convaincre d’une décision ou d’une action. Son domaine est principalement celui de la politique.
  • Le discours judiciaire : il a pour fonction d'attaquer ou de défendre un accusé. La temporalité du discours judiciaire est le passé puisqu’il consiste à évaluer un fait qui a eu lieu, ainsi que les preuves permettant de l’affirmer. L’objet principal du discours judiciaire est l’accusation ou la défense, son domaine est le juste ou l’injuste.
  • Le discours épidictique ou démonstratif : il a pour fonction de faire l’éloge ou le blâme d’une personne. Le temps du discours démonstratif est le présent car il loue ou condamne généralement des faits actuels. L’objet principal du discours démonstratif est la beauté morale des faits, leur vertu, ou au contraire leur laideur condamnable, leur vice.

Sculpture d’Aristote, d’après Lysippe, musée du Louvres, ©Eric Gaba – Wikimedia Commons user: Sting / CC-BY-SA 2.5 Sculpture d’Aristote, d’après Lysippe, musée du Louvres, ©Eric Gaba – Wikimedia Commons user: Sting / CC-BY-SA 2.5

Aristote (Stagire, - 384 à - 322) est un philosophe grec, disciple de Platon, professeur particulier d’Alexandre le Grand et fondateur de l’école philosophique du Lycée. Son œuvre porte sur toutes les connaissances de son temps : métaphysique, logique, poétique, rhétorique, politique, science de la nature, physique.

« III. Il y a […] trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et le démonstratif. La délibération comprend l’exhortation et la dissuasion. En effet, soit que l'on délibère en particulier, ou que l'on harangue en public, on emploie l'un ou l'autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l'accusation et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l'un ou l'autre. Quant au démonstratif, il comprend l'éloge ou le blâme.
IV. Les périodes de temps propre à chacun de ces genres sont, pour le délibératif, l'avenir, car c'est sur un fait futur que l'on délibère, soit que l'on soutienne une proposition, ou qu'on la combatte ; pour une question judiciaire, c'est le passé, puisque c'est toujours sur des faits accomplis que portent l'accusation ou la défense ; pour le démonstratif, la période principale est le présent, car c'est généralement sur des faits actuels que l'on prononce l’éloge ou le blâme ; mais on a souvent à rappeler le passé, ou à conjecturer l’avenir.
V. Chacun de ces genres a un but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c'est l'intérêt et le dommage ; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi, accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans celui-ci, tel que le juste ou l'injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c'est le juste ou l'injuste ; et ici encore, on emploie accessoirement des arguments propres aux autres genres. Pour l'éloge ou le blâme, c'est le beau et le laid moral, auxquels on ajoute, par surcroît, des considérations plus particulièrement propres aux autres genres. »

Aristote, La Rhétorique, I, 3, 46 (trad. E. Ruelle).

Le mot « rhétorique » souffre aussi d’une signification péjorative. Quand nous disons « ce n’est que de la rhétorique », nous voulons dire : ce ne sont que des mots, un discours dont la forme est soignée mais qui est dépourvu de fond !

  • Quelle est la finalité de la technique rhétorique ?

L’apprendre pour l’oublier, et faire de l’éloquence un talent naturel. Comme l’écrivait Pascal dans les Pensées :
« La vraie éloquence se moque de l’éloquence ».

Les parties de la rhétorique

Les ouvrages de rhétorique, notamment ceux de Cicéron et d’autres orateurs comme Quintilien, ont permis de définir un répertoire des outils de l’éloquence qui ont traversé les siècles et sont toujours utilisés aujourd’hui dans les tribunaux, les entreprises et les administrations, les réunions et meetings politiques, les performances publiques et les conférences.

La rhétorique se compose de cinq parties.

  • L’inventio consiste à trouver des arguments.
  • La dispositio consiste à ordonner les arguments trouvés.
  • L’elocutio correspond au style du discours : mots, tournures, syntaxes, ton (tragique, humoristique, emphatique…), figures de style (image, métaphore, métonymie, litote, hyperbole, oxymore, prétérition…), rythme (anaphore, progression…), sonorité (allitérations, consonances, paronymie…).
  • La memoria consiste à mémoriser le discours (afin de paraître naturel, de se détacher de ses notes).
  • L’actio consiste à prononcer le discours, et considère aussi le geste, la posture et la diction.

En outre, la rhétorique admet quatre moments du discours.

  • L’exorde (exordium), qui est l’introduction. L’exorde se fait en deux temps :
  • la « capture » (captatio benevolentiae) : nous parlons aujourd’hui d’« accroche ». Par exemple, aux États-Unis, il est de bon ton de commencer par une blague ou une anecdote amenant le sujet dont on va parler ;
  • la « division » (partitio) : pour donner des repères à l’auditoire, il faut procéder à une annonce des parties du plan, c’est-à-dire des étapes du raisonnement qui va être développé.
  • La narration (narratio). Il s’agit de l’exposé des faits. Elle constitue la partie descriptive du discours. Cette partie se veut brève, claire, vraisemblable et fonctionnelle (elle prépare la partie suivante, l’argumentation, en présentant une version des fait qui soit favorable au locuteur ou à celui qu’il défend).
  • L’argumentation (confirmatio). Celle-ci doit être méthodique et suivre le processus suivant, en trois temps :
  • la proposition : détermination des points à débattre ;
  • l’argumentation : développement des arguments ;
  • la réfutation : objections aux arguments de la partie adverses.
  • La péroraison (peroratio). Il s’agit de la conclusion, en deux temps :
  • la reprise : synthèse de l’argumentation ;
  • le couronnement : fin empathique qui en appelle à la sensibilité de l’auditeur.

Conclusion :

Reste à préciser les fonctions de la rhétorique et de l’art de l’éloquence, ainsi que le sens et la valeur de ces pratique : convaincre, mais pourquoi convaincre ? En deux mots : pour rassembler les individus qui composent l’auditoire et pour dominer.
Dès lors, il conviendra, dans le cours suivant, d’examiner la dimension morale de cette esthétique de la parole ainsi que son rapport à la vérité et au mensonge.