Sonnets : structure et animalité (Du Bellay et Ronsard)

Introduction :

L’Antiquité s’étend de 3 000 avant J.-C. avec l’apparition de l’écriture, à la fin du Ve siècle après J.-C. et la chute de l’Empire romain. Cette vaste période, redécouverte au XVIe siècle, devient source d’inspiration au point d’influencer grandement les arts, comme la littérature de l’époque. L’idée est de dépasser la littérature du Moyen Âge afin de renouveler la pensée et l’art en s’appuyant sur l’Antiquité.

Le mouvement poétique de la Pléiade et ses deux plus illustres représentants que sont Ronsard et Du Bellay ont largement participé à cette volonté de modernité. Les deux poèmes que nous allons étudier en sont de parfaits exemples.

Il s’agira tout d’abord de découvrir le mouvement littéraire de la Pléiade et ses caractéristiques. Puis, nous verrons en quoi ces poèmes sont une ode à la nature. Enfin, nous aborderons les enjeux plus cachés des poèmes, et leurs liens avec le lyrisme notamment.

Une louve je vis sous l’antre d’un rocher

Une louve je vis sous l’antre d’un rocher
Allaitant deux bessons : je vis à sa mamelle
Mignardement jouer cette couple jumelle,
Et d’un col allongé la louve les lécher.

Je la vis hors de là sa pâture chercher,
Et courant par les champs, d’une fureur nouvelle
Ensanglanter la dent et la patte cruelle
Sur les menus troupeaux pour sa soif étancher.

Je vis mille veneurs descendre des montagnes
Qui bornent d’un côté les lombardes campagnes,
Et vis de cent épieux lui donner dans le flanc.

Je la vis de son long sur la plaine étendue,
Poussant mille sanglots, se vautrer en son sang,
Et dessus un vieux tronc la dépouille pendue.

Joachim Du Bellay, Les Antiquités de Rome

Comme un chevreuil

Comme un chevreuil, quand le printemps détruit
L’oiseux cristal de la morne gelée,
Pour mieux brouter l’herbette emmiellée
Hors de son bois avec l’Aube s’enfuit,

Et seul, et sûr, loin de chien et de bruit,
Or sur un mont, or dans une vallée,
Or près d’une onde à l’écart recelée,
Libre folâtre où son pied le conduit :

De rets ni d’arc sa liberté n’a crainte,
Sinon alors que sa vie est atteinte,
D’un trait meurtrier empourpré de son sang :

Ainsi j’allais sans espoir de dommage,
Le jour qu’un œil sur l’avril de mon âge
Tira d’un coup mille traits dans mon flanc.

Les deux poèmes ci-dessus sont des sonnets écrits par des auteurs de la Pléiade. Nous allons tout d’abord nous intéresser aux particularités de ce mouvement littéraire ainsi qu’à la forme du sonnet, particulièrement prisée par ces poètes.

La Pléiade et le sonnet : éléments théoriques

Enjeux et création poétiques

À l’origine, la Pléiade est un groupe de jeunes auteurs qui veulent tout simplement renouveler le genre poétique en France, le trouvant un peu poussiéreux. Il s’agit pour eux d’essayer d’affranchir cette poésie du poids du Moyen Âge en renouant des liens avec les poètes de l’Antiquité.
Le groupe d’écrivains trouve son origine auprès de Dorat qui enseigna le grec et le latin à quelques-uns d’entre eux. Ronsard, Du Bellay et Antoine Baïf se réunissent dans un premier temps, rejoints par La Péruse, Jodelle, Pontus de Tyard, Des Autels et Belleau. En s’appuyant sur leur connaissance approfondie du latin et du grec, ils s’usent au travail avec comme objectif commun de renouveler la création littéraire.

Les idées de ces poètes sont exprimées en 1549 dans un ouvrage : Défense et illustration de la langue française.
Quel est le programme de cette rénovation ?

  • Tout d’abord, il faut défier les auteurs trop attachés à l’écriture latine, non pas pour s’en éloigner complètement mais pour faire évoluer la langue française en s’inspirant du latin et du grec, en empruntant également d’autres dialectes : l’objectif étant d’enrichir le français avec des mots nouveaux, de le simplifier dans sa structure et de le moderniser.
  • L’inspiration doit se faire en s’appuyant sur les Anciens. La poésie doit devenir, pour les poètes de la Pléiade, un entremêlement de sources antiques et de modernité linguistique.
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Astuce

Comme souvent dans l’histoire de la littérature française, une période de bouleversement est avant tout un affrontement d’idées entre « anciens » et « modernes ».

Pour les « modernes » Ronsard et Du Bellay, la poésie doit s’inspirer des « anciens » (poètes de l’Antiquité au Moyen Âge) pour faire évoluer et grandir la langue et la poésie

Ronsard et Du Bellay

Ronsard naît près d’Orléans en 1524 dans une famille noble. Il quitte la province assez jeune pour gagner Paris où il travaille pour un diplomate et humaniste important de l’époque : Lazare de Baïf. Celui-ci lui permet de découvrir l’univers artistique et littéraire des milieux parisiens. Malgré la surdité qui le ronge, Ronsard se consacre essentiellement à la poésie amoureuse, inspiré par Cassandre et Marie, jeunes femmes qui ont marqué l’auteur de « Mignonne, allons voir si la rose ».

Du Bellay naît près d’Angers en 1522, dans une famille noble. Il quitte la province assez jeune pour gagner Poitiers afin d’étudier, puis Paris où il rejoint le collège de Ronsard. Du Bellay suit son oncle à Rome afin d’oublier ses ennuis de santé et sa surdité naissante. Cet exil loin de son Anjou natal ainsi que sa triste expérience amoureuse marqueront beaucoup les poèmes de l’auteur de « Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage ».

Les deux poètes ont largement participé à l’éclosion du sonnet en France, l’imposant comme un genre poétique à part entière.

Sonnet : histoire et structure

Le sonnet est né en Sicile (Italie) au XIIIe siècle d’une forme de poésie chantée à l’origine. D’ailleurs, étymologiquement, le terme « sonnet » est lié au verbe « sonner » ainsi qu’au mot « son » qui désignait une petite chanson.

  • Le rythme et les harmonies créées par les vers, les sons, les rimes, sont donc inhérents au genre même du sonnet.

C’est un poème à forme fixe qui repose sur 3 règles :

  • strophes : un sonnet est composé de 2 quatrains (strophes de 4 vers) et 2 tercets (strophes de 3 vers) ;
  • rimes : elles sont embrassées dans les quatrains (abba-abba) ; dans les tercets, les rimes nouvelles obéissent à 2 structures possibles : ccd-ede ou ccd-eed ;
  • mètre : les sonnets sont au début écrits en décasyllabes (vers de 10 syllabes) car c’est le vers habituel des chansons de geste. Puis, l’alexandrin (vers de 12 syllabes) s’impose, grâce à Ronsard et surtout Du Bellay, qui sont à la recherche de plus de libertés poétiques, et a fortiori de plus de modernité.
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Attention

Dans le sonnet, les deux quatrains proposent une certaine unité, et les tercets une rupture dans le rythme, l’harmonie et le sens. Aux éléments des quatrains répondent ceux des tercets, en les bouleversant, en les dépassant, ou en les concluant. Souvent un sonnet est basé sur un effet de suspense : l’auteur retarde le plus possible la chute ou la rupture.

Le sonnet est un poème très codifié, mais il ne faut pas oublier que sa forme est nécessairement au service de l’expression profonde du poète.

Ode à la nature

Hommage, hymne, chant dédié à la nature

L’un des points communs des deux textes est l’importance de la nature. Thème récurrent en poésie, la nature est ici présente à travers :

  • les animaux : « louve » (vers 1, Du Bellay), « troupeaux » (vers 8, Du Bellay) ; « chevreuil » (vers 1, Ronsard), « chien » (vers 5, Ronsard) ;
  • le paysage : « pâture » (vers 5, Du Bellay), « champs » (vers 6, Du Bellay), « montagnes » (vers 9, Du Bellay), « campagnes » (vers 10, Du Bellay) ; « bois » (vers 4, Ronsard), « mont » et « vallée » (vers 6, Ronsard).
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À retenir

La nature devient, dans les sonnets, un véritable décor des deux scènes qui se jouent.

Les paysages, les animaux, les saisons et le temps qui passe, tout vit dans ces poèmes comme dans un tableau mouvant.

Jeux d’images et dimension picturale

Assez clairement, ces deux poèmes peuvent faire penser à des toiles de peintres. Le lecteur a cette impression de devenir spectateur d’un tableau en mouvement peint en pleine nature.

  • Une scène se joue sous ses yeux, faite de descriptions et d’images.

Évidemment, la récurrence de l’expression « je vis » (répétée à 6 reprises) dans le poème de Du Bellay renforce cette impression picturale. L’utilisation de la première personne du singulier « je » permet au lecteur de devenir lui-même acteur du rêve et de la vision.
De plus, les détails corporels de la louve (« mamelle », « col », « lécher ») ou les chiffres (« deux », « mille », « cent », « mille ») – qui ne sont a priori pas très poétiques généralement – participent au spectacle vivant.

Chez Ronsard, les éléments sur le temps qui passe favorisent la dimension picturale du sonnet. Nous passons de la nuit au jour (« Aube ») et de l’hiver au « printemps ». Le mouvement est aussi celui du temps qui passe et qui rend le tableau vivant.
De la même façon, les détails liés aux sens corroborent cette impression : « l’herbette emmiellée » et l’expression « empourprée de son sang » apportent des précisions sensorielles permettant au lecteur d’imaginer le tableau.

Ces deux « tableaux » s’apparentent dans une première lecture à des scènes de chasse.

La chasse

Dans les deux sonnets, l’image de la chasse est évoquée :

  • Dans le 1er texte, la louve devient chasseresse dans les vers 7 et 8 (« ensanglanter », « troupeau », « soif ») puis chassée à travers les termes « veneurs » (désignant les hommes dirigeant les chiens dans une chasse à courre) au vers 9, et « épieux » au vers 11 (un épieux est un bâton qui a en son extrémité un point de fer, utilisé pour la chasse notamment).
  • Dans le 2e texte, la chasse est tout aussi présente à travers les expressions : « sa vie est atteinte » (vers 10), « trait meurtrier » (vers 11) et « empourpré de son sang » (vers 11).

Ainsi, nous constatons un effet de rupture entre les deux premiers quatrains et les deux tercets de chaque texte car les quatrains évoquent la vie de l’animal et les tercets sa mort. Nous retrouvons alors l’effet de suspense habituel dans les sonnets.

Ces deux sonnets rendent hommage à la nature, mais l’intention des deux auteurs ne se limite pas à cet univers décrit. Les sonnets proposent également un sens plus secret au-delà des apparences.

Animalité et nature au service d’une double lecture

Allégorie de la louve

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À retenir

Une allégorie est la représentation d’une chose abstraite ou d’une idée par une chose concrète.

Chez Du Bellay, la louve représente Rome : le poème est le récit d’un rêve.
Ici, l’auteur évoque l’histoire de la construction de Rome : Romulus et Rémus, des frères jumeaux, ont été abandonnés sur le bord d’un fleuve et sauvés par une louve qui les allaite. Des années plus tard, Romulus tue son frère Rémus et fonde Rome.
On le voit d’abord avec les termes « louve » (vers 1), « allaitant deux bessons [jumeaux] » (vers 2).
Vient ensuite l’évocation des conquêtes romaines avec tout le 2e quatrain : « courant par les champs » (vers 6), « ensanglanter la dent et la patte cruelle » (vers 7), « sa soif étancher » (vers 8).

  • La louve semble avoir ce besoin viscéral de partir à l’aventure de terres nouvelles, à l’image de Rome.

Ainsi, il faut lire le poème comme un ensemble d’évocations de l’histoire de Rome :

  • la création de Rome – 1er quatrain : la louve allaitant les jumeaux Romulus et Rémus, dont l’un sera le fondateur de la capitale italienne, après les avoir recueillis car abandonnés près d’un fleuve ;
  • les conquêtes romaines – 2e quatrain : « chercher », « courant », « ensanglanter », « fureur », « cruelle », « soif étancher » ;
  • les invasions barbares – 1er tercet : le poète fait référence aux Lombards, peuple germanique originaire de Scandinavie, ayant envahi le nord de l’Italie au Ve siècle ;
  • la chute de l’Empire romain – 2e tercet : la louve est à l’agonie, « étendue », pleurant « mille sanglots », et n’est plus que « dépouille étendue », à l’image de l’Empire romain à sa fin.

À l’allégorie de la louve répond celle du chevreuil, avec cette même intention de donner un double sens au tableau animalier.

Allégorie du chevreuil

Dans le poème de Ronsard, le chevreuil peut représenter la liberté : celle-ci s’épanouit dans une nature acquise et apaisée. Puis, la transition thématique, exprimée par le passage de « libre » (vers 8) et de « liberté » (vers 9) à « rets » et « arc »__ (vers 9), insiste sur l’allégorie du chevreuil.

  • L’animal est symbole d’insouciance ici.

Dans ce poème, le chevreuil peut également représenter le poète lui-même : nous retrouvons ce même détachement et cette même fin tragique : « j’allais », « sans espoir de dommage », qui montre que chevreuil comme poète sont dans la même insouciance, voire naïveté fatale.

On retrouve dans le sonnet des sonorités qui se répètent à la rime : cela crée une harmonie, un système d’écho de sonorités participant à la musicalité du texte et à sa dimension allégorique.

  • Les flèches de Cupidon évoquées métaphoriquement dans le 1er tercet vont dans ce sens : le thème de la nature laisse place à celui de l’amour. Ce n’est plus seulement le « coup » reçu qui est évoqué au vers 14 mais bien le coup de foudre.

Les héros des poèmes meurent à la fin, et avec eux la liberté et Rome notamment ; ce sont des héros tragiques.

Poèmes tragiques

Dans les deux textes, la nature est évoquée de façon apaisée et appuyée. Cela installe un décor, une atmosphère, où le lecteur se sent rassuré, comme dans une promenade bucolique au milieu des bois ou des montagnes.

  • Et c’est justement la rupture avec cette atmosphère qui crée un effet tragique.

Le choc des tercets est violent car ils font basculer chacun des poèmes dans une dimension cruelle.

Les deux personnages principaux des poèmes, la louve et le chevreuil, ont un destin terrible : la mort. Comme dans le théâtre tragique, la disparition est inévitable, brutale et injuste.
Le lecteur emmené dans la nature chute ainsi d’autant plus violemment avec cette rupture, et peut ressentir une certaine empathie vis-à-vis des deux héros tragiques.

Conclusion :

Les sonnets de Du Bellay et Ronsard reposent tous deux sur un animal et ont pour décor la nature. Tout y est décrit avec détails et mouvements. Cependant, au-delà de ces scènes, les auteurs ont voulu y inscrire un sens plus profond : Du Bellay évoque l’histoire de Rome tandis que Ronsard glisse vers une poésie amoureuse et tragique avec la scène de chasse comme allégorie du coup de foudre.

Les textes abordés, ainsi que les éléments vus sur la Pléiade, montrent à quel point cette période et ses auteurs ont été importants dans la modernisation de la littérature et de la langue françaises.