Question 2 |
Le mythe d’Œdipe met en scène un personnage riche et dépositaire du pouvoir – il est roi de Thèbes – mais qui, paradoxalement, est privé d’un bien que possèdent la majorité des êtres humains : la connaissance de ses origines. En effet, Œdipe croit savoir qui il est et d’où il vient mais en réalité il l’ignore et c’est en cherchant à apprendre l’identité de quelqu’un d’autre qu’il va découvrir la sienne.
Les œuvres inscrites au programme, la pièce de Sophocle comme le film de Pasolini, mettent en scène cette recherche, proche d’une enquête policière, destinée à démasquer l’assassin du roi Laïos mais qui ignore son véritable objet. La question de l’identité est donc bien au centre de ces œuvres. Nous allons étudier à quels moments du mythe cette question entre en jeu et comment elle se développe jusqu’au dénouement de l’intrigue dans la pièce de Sophocle et le film de Pasolini.
La question de l’identité apparaît dès le début de l’histoire d’Œdipe. En effet, quand le roi et la reine de Corinthe, Polybe et Mérope, recueillent le jeune enfant qui a été abandonné sur le mont Cithéron, ils ne savent pas qui il est. D’ailleurs, le nom par lequel il devient célèbre n’est qu’un surnom : Œdipe signifie en effet « Pied-Gonflé » car le petit garçon a été retrouvé les pieds percés et traversés par une corde. Le mythe, suivi en cela par Sophocle et Pasolini, n’indique pas quel nom Œdipe portait avant d’être ainsi rebaptisé. On comprend que ses parents adoptifs n’ont jamais avoué la vérité à leur fils. C’est cette ignorance qui va le conduire, après sa consultation de l’oracle de Delphes, à se détourner de ceux qu’ils croient être ses vrais parents pour ne pas accomplir le destin annoncé par le dieu : tuer son père et coucher avec sa mère.
Mais le nom Œdipe porte aussi le mot grec dipous : « qui a deux pieds ». Or, le terme apparaît dans l’énigme de la sphynge. En effet, dans le fonds légendaire auquel appartient l’histoire d’Œdipe, la sphynge, postée à l’entrée de la ville de Thèbes, met à mort ceux qui ne trouvent pas la réponse à la question « Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes, puis deux, et finalement trois ? ». Œdipe débarrasse la ville du monstre tueur en résolvant l’énigme : la réponse est l’homme. Sophocle n’intègre pas dans sa pièce ce moment de l’action ; il fait seulement référence dans le prologue, par l’intermédiaire du chœur, au fait qu’Œdipe a été le sauveur de la ville : « l’amertume de n’avoir été sauvés que pour mieux tomber ». Pasolini, lui, met en scène la confrontation d’Œdipe et de la sphynge : le monstre n’y interroge pas le futur roi, mais il lui assène une vérité encore inaudible pour lui : « il y a une énigme dans ta vie. L’abîme dans lequel tu me pousses est au fond de toi. » Le déchiffreur d’énigme est donc lui-même une énigme que, pour le moment, il ne peut et ne veut pas déchiffrer.
C’est dans la suite de la pièce et du film que la quête d’identité d’Œdipe devient consciente chez le personnage. Elle prend d’abord la forme d’une enquête policière qui se construit grâce à l’intervention et au témoignage d’une succession de personnages : Tirésias, Jocaste, le messager corinthien (la fonction dramatique de ce personnage est toutefois limitée dans le film de Pasolini où son rôle se limite à mettre en contact le berger et Œdipe) et le berger. Créon, rentré de Delphes, annonce à son roi que la peste sévissant à Thèbes prendra fin quand le meurtrier de Laïos aura été découvert et châtié. Œdipe lance alors une imprécation contre l’assassin et commence à questionner le chœur ; celui-ci lui conseille de s’informer auprès du devin Tirésias. Poussé par le violence du roi, Tirésias formule la vérité d’une manière claire et concise : « J’affirme que c’est toi le meurtrier que tu cherches. » (vers 362, 1er épisode chez Sophocle). Parce qu’il s’en prend à son frère, Créon, qu’il soupçonne de comploter contre lui, Jocaste cherche à rassurer son époux (2e épisode) : pour lui prouver que les oracles et les prophéties ne sont pas fiables, elle évoque l’oracle qui avait prédit que son premier époux, Laïos, périrait par la main de son fils ; or, l’enfant a été tué à la naissance et Laïos a été assassiné par des brigands sur la route de Delphes. À Œdipe, qui multiplie les questions, elle précise le lieu : « à la croisée de trois chemins, en Phocide, à l’endroit où se rencontrent les routes de Delphes et de Daulie », puis l’époque : peu de temps avant l’arrivée d’Œdipe à Thèbes. Enfin, elle décrit Laïos : grand, des cheveux commençant à blanchir. « Il n’était pas très différent de toi », ajoute-t-elle. Ces paroles sèment le doute dans l’esprit du roi. Un dernier détail lui ouvre les yeux : Laïos était accompagné de quatre hommes qu’une seule voiture transportait. Œdipe alors n’a plus guère de doutes : « Hélas, tout devient clair. » Il raconte à Jocaste avoir tué un homme sur la route de Delphes dans des circonstances semblables à celles qu’elle vient d’évoquer ; c’est l’insulte « enfant supposé » proférée contre lui qui l’avait poussé à faire ce voyage. Par un effet de retournement, l’enquêteur devient donc coupable présumé : un crime apparemment sans rapport avec lui ramène Œdipe à la question de ses origines et de son identité. C’est encore une fois, mais cette fois uniquement dans la pièce, un personnage dont l’intention est de le rassurer qui le fait encore plus progresser sur la voie de la vérité : lorsque le messager Corinthien venu annoncer la mort de Polybe (3e épisode) apprend pourquoi Œdipe s’est abstenu de rendre visite au roi défunt et à son épouse, il le détrompe : « Polybe ne t’était rien par le sang » (vers 1013) et lui raconte comment il a été retrouvé les pieds transpercés sur le mont Cithéron puis adopté par Polybe et sa femme. Ce témoignage en entraîne un dernier, celui du berger qui a trouvé l’enfant et l’a remis au messager. Cette scène fait écho au dialogue entre Œdipe et Tirésias puisque le vieil homme fait preuve des mêmes réticences à parler et Œdipe de la même violence et des mêmes menaces pour l’y contraindre. Œdipe se retrouve enfin : « Tel j’apparais : le fils qui n’aurait pas dû naître, l’époux de celle qu’il ne fallait pas épouser, le meurtrier de ceux que je n’aurais pas dû tuer. »
L’action prend fin une fois que le personnage éponyme de la pièce et du film a découvert la vérité sur sa naissance, sur ses parents et sur son identité, preuve que cette question est bien le fondement du mythe.
Le motif de la recherche d’identité irrigue bien la pièce de Sophocle et le film de Pasolini qui en est l’adaptation. On note à ce propos, à quelques écarts près, une grande conformité entre les deux œuvres, preuve que cette question est bien constitutive du mythe d’Œdipe.