Décrire l’indescriptible - extrait de La nuit, d’Elie Wiesel

​Sujet de type brevet :

Le présent sujet porte sur le devoir de mémoire. En vous servant du texte, vous répondrez à chacune des quatre questions suivantes avec un paragraphe argumenté et organisé.

  • De quelle façon le premier paragraphe fait-il découvrir toute l’étendue du massacre ?
  • Pour quelle raison le narrateur refuse-t-il de croire à ce qu’il voit ? Qu’est-ce que cela inspire à son père au sujet de l’humanité ?
  • Quelles remarques pouvez-vous faire sur la ponctuation du texte ?
  • Comment l’auteur fait-il passer, à travers ce texte, l’importance du devoir de mémoire ?

Ce texte est le récit autobiographique d’un souvenir particulièrement marquant, décrivant l’horreur d’un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes à Auschwitz, en 1944, où près de 365 000 Juifs viennent d’être déportés. Juste avant cet extrait, la famille du narrateur a été séparée : il ne reverra jamais sa mère, ni sa sœur. Le jeune Elie a quinze ans, et il découvre ce qu’il se passe dans le camps, accroché au bras de son père…

« Non loin de nous, des flammes montaient d’une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait quelque chose. Un camion s’approcha du trou et y déversa sa charge : c’étaient des petits enfants. Des bébés ! Oui, je l’avais vu, de mes yeux vu… Des enfants dans les flammes. (Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes yeux ?) Voilà donc où nous allions. Un peu plus loin se trouvait une autre fosse, plus grande, pour des adultes. Je me pinçai le visage : vivais-je encore ? Étais-je éveillé ? Je n’arrivais pas à le croire. Comment était-il possible qu’on brûlât des hommes, des enfants et que le monde se tût ? Non, tout cela ne pouvait être vrai. Un cauchemar… J’allais bientôt m’éveiller en sursaut, le cœur battant et retrouver ma chambre d’enfant, mes livres… La voix de mon père m’arracha à mes pensées : – Dommage… Dommage que tu ne sois pas allé avec ta mère… J’ai vu beaucoup d’enfants de ton âge s’en aller avec leur mère… Sa voix était terriblement triste. Je compris qu’il ne voulait pas voir ce qu’on allait me faire. Il ne voulait pas voir brûler son fils unique. Une sueur froide couvrait mon front. Mais je lui dis que je ne croyais pas qu’on brûlât des hommes à notre époque, que l’humanité ne l’aurait jamais toléré… – L’humanité ? L’humanité ne s’intéresse pas à nous. Aujourd’hui, tout est permis. Tout est possible, même les fours crématoires… Sa voix s’étranglait […]
Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. Jamais je n’oublierai cette fumée. Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet. Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi. Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour l’éternité du désir de vivre. Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert. Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais. »

Elie Wiesel, La Nuit, 1958

De quelle façon le premier paragraphe fait-il découvrir toute l’étendue du massacre ?

Le narrateur ne comprend pas tout de suite ce à quoi il assiste.

  • Tout d’abord, il voit « des flammes », sans savoir ce qu’elles peuvent signifier.
  • L’instant d’après, il comprend qu’on « y brûlait quelque chose ». Cette information lui vient sans doute sur le plan olfactif : après la vue, c’est l’odorat qui est mis à contribution.
  • Puis la vue revient pour lui faire voir « un camion » qui déverse « sa charge », sans pour autant qu’il en distingue immédiatement le contenu.
  • Celui-ci apparaît dans l’instant qui suit : « des bébés ».

On voit donc ici une véritable progression dans la description de ce massacre, l’effet obtenu est presque cinématographique : on a l’impression que la caméra progresse dans le camp pour s’approcher peu à peu du centre de l’horreur.

  • Le point de vue est donc mobile, et déclenche une forme de suspense. On ne sait pas, tout comme le narrateur, à quoi s’attendre au début du paragraphe.

La phrase finale de ce paragraphe résume parfaitement l’étendue de cette horreur, en réduisant le style au strict minimum, quitte à en devenir averbale (c’est-à-dire sans verbe) : « Des enfants dans les flammes ». Cette simple proposition semble insensée, absurde. Et pourtant, le narrateur l’a constatée de ses propres yeux.

Pour quelle raison le narrateur refuse-t-il de croire à ce qu’il voit ? Qu’est-ce que cela inspire à son père, au sujet de l’humanité ?

Le jeune Elie tente de se persuader que rien de ce qu’il voit ne peut être réel, et qu’il ne peut s’agir que d’un mauvais rêve. « Étais-je éveillé ? » se demande-t-il. Il pense alors vivre « un cauchemar », et reste convaincu qu’il va bientôt s’« éveiller en sursaut, le cœur battant » pour retrouver sa « chambre d’enfant » ainsi que ses « livres ».

On s’aperçoit que cette thématique du sommeil, ou encore d’un cauchemar infini, se retrouve tout au long du texte, comme dans cette apostrophe faite directement au lecteur dans le premier paragraphe : « Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes yeux ? ».

Le thème de la nuit s’immisce alors dans la narration pour revêtir de multiples sens : « Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée. »

  • La redondance, l’insistance avec laquelle le narrateur emploie le mot « nuit » lui donne alors toute sa force, passant alors du sens premier, littéral, à celui plus métaphorique d’une vision de son existence tout entière. Après cette expérience traumatisante, sa vie elle-même va devenir une longue nuit. De là, on comprend maintenant le titre de l’œuvre.

Le jeune Elie fait alors part de son scepticisme à son père : « Je n’arrivais pas à le croire ; je ne croyais pas qu’on brûlât des hommes », mais celui-ci lui répond par une négation du principe même d’humanité. Ainsi, lorsqu’il assène à son fils que « l’humanité ne s’intéresse pas » à eux, il s’exclut de celle-ci, prouvant par là même que ce mot ne veut plus rien dire : « Aujourd’hui, tout est permis. Tout est possible ».

  • Ces deux assertions viennent contrer les illusions du jeune Elie, et le ramènent à la réalité, dans tout ce qu’elle a de brutal et de féroce. Il ne s’agit pas d’un cauchemar. Ou alors, c’est que la vie elle-même en est devenu un.

Quelles remarques pouvez-vous faire sur la ponctuation du texte ?

  • Dès le premier paragraphe, un point d’exclamation termine une phrase averbale : « Des bébés ! ». Ce simple point d’exclamation marque immédiatement une émotion intense, violente, qui se suffit à elle-même. Pas besoin de verbe, ni de long discours : c’est l’horreur dans toute sa simplicité.
  • De cette vive émotion, de cette frayeur va naître le questionnement. Ainsi, on retrouve de nombreux points d’interrogations dans la suite du texte : « le sommeil fuit mes yeux ? » ; « vivais-je encore ? » ; « Étais-je éveillé ? » ; « […] le monde se tût ? » ; « L’humanité ? ».
  • Cette dernière interrogation se veut d’ailleurs sèche, brutale car ce mot a perdu tout son sens : cette interjection interroge la définition même du mot.
  • Mais ce que l’on retrouve tout au long du texte, ce sont les points de suspension : « de mes yeux vu… » ; « Un cauchemar… » ; « mes livres… » ; « Dommage… » ; « ta mère… » ; « leur mère… » ; « jamais toléré… » ; « les fours crématoires… ».
  • On en compte huit pour ce seul extrait, un nombre important pour cette façon de ponctuer, normalement plutôt rare. Ils signifient que le discours n’est pas totalement fini, qu’il est justement laissé en suspens. C’est une pause dans le temps de parole, compréhensible ici par le fait que les personnages principaux se retrouvent sans voix devant l’horreur. Les mots leurs manquent, les silences s’installent et les points de suspension abondent.
  • C’est aussi en général une indication de ce que l’on appelle le non-dit : des sentiments qui ne peuvent s’exprimer par les mots. Le jeune Elie doit d’ailleurs interpréter les silences de son père : « Je compris qu’il ne voulait pas voir ce qu’on allait me faire. » Tout est ici affaire d’interprétation. Ce témoignage ne peut donc pas rendre compte avec exactitude des sentiments éprouvés par les personnages à ce moment-là : il nous indique simplement une direction, cherche à nous donner une idée. Et le lecteur se doit d’interpréter : c’est à lui de remplir ces silences omniprésents, pour essayer de comprendre la force de ce souvenir.

Comment l’auteur fait-il passer, à travers ce texte, l’importance du devoir de mémoire ?

La partie la plus forte du texte est sans aucun doute la dernière, celle dans laquelle le narrateur entame chacune de ces phrases par l’anaphore « Jamais je n’oublierai ».

  • Cette anaphore crée une sorte de musique, on a presque l’impression d’entendre un chant, une incantation, comme une sorte de litanie. En d’autres mots, cela ressemble à une prière.

Cependant, cette prière n’est pas destinée à Dieu, auquel l’auteur nous dit d’ailleurs explicitement qu’il ne peut plus croire. L’anaphore aurait plutôt pour objectif de renier son existence : « ces flammes qui consumèrent pour toujours ma foi ; ces instants qui assassinèrent mon Dieu et mon âme ».

Ces mots, extrêmement forts, montrent qu’ici l’humanité a atteint pour le narrateur un véritable point de non retour : l’extrême cruauté de ces hommes va jusqu’à lui faire douter de l’existence de son Dieu, auquel il croyait pourtant jusque-là. C’est donc l’humanité qui, en quelque sorte, tue la foi du jeune Elie.

  • Pour lui, Dieu ne peut pas avoir enfanté un monde si imparfait, et des créatures aussi abjectes que les hommes. Dès cet instant, il ne peut plus croire en lui.

À compter de cet instant, les valeurs habituellement associées à la vie s’inversent : l’existence d’Elie va donc devenir « une nuit longue et sept fois verrouillée », un « silence nocturne » qui va alors le priver du « désir de vivre ».

La vie, normalement considérée comme un cadeau, devient pour lui un calvaire, une condamnation : « si j’étais condamné à vivre aussi longtemps que Dieu lui-même. » L’emploi du verbe « condamner » ajouté à celui du verbe « vivre » fait prendre au propos du narrateur une tournure paradoxale, voire suicidaire. Cette nuit atroce a donc définitivement inversé toutes les fondations de l’existence du narrateur.

  • Raconter, à travers le papier, toute l’étendue de son fardeau semble alors la seule chose à faire pour redonner un peu de sens à la vie.

Enfin, le dernier mot de l’extrait reprend le premier de l’anaphore en question, pour enfoncer définitivement le clou : « Jamais. » La mémoire, le devoir de mémoire, c’est donc tout ce qu’il reste à Elie Wiesel, ainsi qu’au reste de l’humanité. Le devoir de mémoire est donc quelque chose qu’il nous faut entretenir, et c’est précisément tout le sens de ce témoignage.

Conclusion :

On a donc ici un texte particulièrement fort, qui cherche à interpeller autant qu’à émouvoir. Comme on l’a vu, l’auteur utilise différents procédés pour rendre compte de toute l’horreur qui l’a marqué cette nuit-là. Il met en place une certaine forme de suspense, avec un point de vue progressif qui découvre peu à peu l’étendue du massacre, puis sa logique et sa conscience vont venir réfuter ce que ses sens attestent.

Il y a donc un affrontement entre ce qu’il voit et ce en quoi il croit. Cette croyance, cette foi, constitue alors l’enjeu principal du texte : que ce soit la foi en Dieu ou plus simplement la foi en l’Homme. La ponctuation qu’il emploie alors rend bien compte de l’intensité de son émotion, de sa révolte, tout comme son discours final, dont l’anaphore particulièrement marquante semble incruster chez le lecteur la notion fondamentale du devoir de mémoire. C’est là que ce témoignage prend toute sa valeur.