Le Dieu du carnage, de Yasmina Reza

Sujet de type brevet :

Après avoir pris connaissance de l’extrait de l’œuvre, vos répondrez aux question suivantes.

  • Comment sont présentés les personnages dans cette scène ? Quelles informations à leur sujet nous sont fournies ?
  • Quel est le terme qui semble poser problème dans la déclaration d’assurance, au début de l’extrait ? Pour quelles raisons ?
  • En étudiant les différents types de phrase, et les niveaux de langue, décrivez précisément le personnage d’Alain.
  • Cet extrait semble-t-il en accord avec le titre de la pièce ? Renvoie-t-il davantage au genre de la tragédie ou de la comédie ?

Le théâtre, ce n’est pas du texte mais du spectacle. Par conséquent, le théâtre ne se lit pas, il se joue. L’extrait qui suit est issu d’une pièce écrite en 2008 par Yasmina Reza. Deux couples de parents se disputent en essayant de régler une querelle entre leurs enfants respectifs. Nous avons donc ici quatre personnages. Cet extrait est situé au tout début de la pièce.

« Les Houllié et les Reille, assis face à face. On doit sentir d’emblée qu’on est chez les Houllié et que les deux couples viennent de faire connaissance. Au centre, une table basse, couverte de livres d’art. Deux gros bouquets de tulipes dans des pots. Règne une atmosphère grave, cordiale et tolérante.

VÉRONIQUE : Donc notre déclaration… Vous ferez la vôtre de votre côté… "Le 3 novembre, à dix-sept heures trente, au square de l’Aspirant-Dunant, à la suite d’une altercation verbale, Ferdinand Reille, onze ans, armé d’un bâton, a frappé au visage notre fils Bruno Houllié. Les conséquences de cet acte sont, outre la tuméfaction de la lèvre supérieure, une brisure des deux incisives, avec atteinte du nerf de l’incisive droite."

ALAIN : Armé ?

VÉRONIQUE : Armé ? Vous n’aimez pas "armé", qu’est-ce qu’on met Michel, muni, doté, muni d’un bâton, ça va ?
ALAIN : Muni oui.
MICHEL : Muni d’un bâton.
(…)
VÉRONIQUE : Vous savez qu’il ne voulait pas dénoncer Ferdinand.
MICHEL : Non il ne voulait pas.
VÉRONIQUE : C’était impressionnant de voir cet enfant qui n’avait plus de visage, plus de dents et qui refusait de parler.
ANNETTE : J’imagine.
MICHEL : Il ne voulait pas le dénoncer par crainte de passer pour un rapporteur devant ses camarades, il faut être honnête Véronique, il n’y avait pas que de la bravoure.
VÉRONIQUE : Certes, mais la bravoure, c’est aussi un esprit collectif.
ANNETTE : Naturellement… Et comment… ? Enfin je veux dire comment avez-vous obtenu le nom de Ferdinand ?…
VÉRONIQUE : Parce que nous avons expliqué à Bruno qu’il ne rendait pas service à cet enfant en le protégeant.
MICHEL : Nous lui avons dit si cet enfant pense qu’il peut continuer à taper sans être inquiété, pourquoi veux-tu qu’il s’arrête ?
VÉRONIQUE : Nous lui avons dit si nous étions les parents de ce garçon, nous voudrions absolument être informés.
ANNETTE : Bien sûr.
ALAIN : Oui… (son portable vibre). Excusez-moi… (il s’écarte du groupe ; pendant qu’il parle, il sort un quotidien de sa poche.)… Oui, Maurice, merci de me rappeler. Bon, dans Les Echos de ce matin, je vous le lis… : "Selon une étude publiée dans la revue britannique Lancet et reprise hier dans le F.T., deux chercheurs australiens auraient mis au jour les effets neurologiques de l’Antril, antihypertenseur des laboratoires Verenz-Pharma, allant de la baisse d’audition à l’ataxie."… Mais qui fait la veille média chez vous ?… Oui c’est très emmerdant… Non, mais moi ce qui m’emmerde c’est l’A.G.O., vous avez une Assemblée générale dans quinze jours. Vous avez provisionné ce litige ?… OK… Et, Maurice, Maurice, demandez au dircom s’il y a d’autres reprises… À tout de suite. (Il raccroche.)… Excusez-moi.
MICHEL : Vous êtes…
ALAIN : Avocat.
ANNETTE : Et vous ?
MICHEL : Moi je suis grossiste en articles ménagers, Véronique est écrivain, et travaille à mi-temps dans une librairie d’art et d’histoire.
[…]
ANNETTE : Vous avez d’autres enfants ?
VÉRONIQUE : Bruno a une sœur de neuf ans, Camille. Qui est fâchée avec son père parce que son père s’est débarrassé du hamster cette nuit.
ANNETTE : Vous vous êtes débarrassé du hamster ?
MICHEL : Oui. Ce hamster fait un bruit épouvantable la nuit. Ce sont des êtres qui dorment le jour. Bruno souffrait, il était exaspéré par le bruit du hamster. Moi, pour dire la vérité, ça faisait longtemps que j’avais envie de m’en débarrasser, je me suis dit ça suffit, je l’ai pris, je l’ai mis dans la rue. Je croyais que ces animaux aimaient les caniveaux, les égouts, pas du tout, il était pétrifié sur le trottoir. En fait, ce ne sont ni des animaux domestiques, ni des animaux sauvages, je ne sais pas où est leur milieu naturel. Fous-les dans une clairière, ils sont malheureux aussi. Je ne sais pas où les mettre.
ANNETTE : Vous l’avez laissé dehors ?
VÉRONIQUE : Il l’a laissé, et il a voulu faire croire à Camille qu’il s’était enfui. Sauf qu’elle ne l’a pas cru.
ALAIN : Et ce matin, le hamster avait disparu ?
MICHEL : Disparu.
VÉRONIQUE : Et vous, vous êtes dans quelle branche ?
ANNETTE : Je suis conseillère en gestion de patrimoine. »

Yasmina Reza, Le Dieu du carnage, 2008

Comment sont présentés les personnages dans cette scène ? Quelles informations à leur sujet nous sont fournies ?

Cet extrait au début de la pièce est une scène d’exposition, son rôle est donc d’informer le spectateur sur les différents personnages et leurs accointances, mais aussi de poser les bases des futurs conflits à venir.

  • On reconnaît cette scène d’exposition à la présence des didascalies avant les répliques.

Ces personnages sont des parents, mais ils nous sont présentés d’emblée à travers le prisme de leurs enfants. Le fils d’Alain et Annette, prénommé Ferdinand, a donc blessé au cours d’une altercation le fils de Michel et Véronique, Bruno. Le motif de leur rencontre est donc solennel, puisque Véronique parle d’une « déclaration », certainement une déclaration d’accident auprès d’une police d’assurance.

Les didascalies initiales méritent également qu’on s’y intéresse quelques instants. Celles-ci précisent qu’on « doit sentir d’emblée qu’on est chez les Houllié ».

  • Autrement dit, ces deux familles sont fondamentalement différentes, et ne peuvent être confondues.

La qualification de l’atmosphère, censée être « grave, cordiale et tolérante », doit à ce titre nous interpeller. La juxtaposition de « grave » et « cordiale » est pour le moins paradoxale, tant ces termes s’opposent sur le plan sémantique. Quant à la tolérance suggérée, elle semble bafouée dès les premières répliques des personnages.

Au niveau de ceux-ci, d’ailleurs, on apprend qu’Alain est « avocat » et Annette « conseillère en gestion de patrimoine », alors que Michel est « grossiste en articles ménagers » et que sa femme Véronique « travaille à mi-temps dans une librairie d’art et d’histoire » tout en essayant de vivre de sa plume.

D’entrée, la différence de classe sociale est un élément qui saute aux yeux. Cette différence peut amorcer des tensions supplémentaires et participer à renforcer l’intensité des débats. Le niveau de vie sans doute relativement aisé d’Alain et Annette pourrait leur donner un ascendant dans la conversation, mais c’est bel et bien leur fils qui a agressé l’autre garçon.

  • Chacune des familles a donc sa propre façon de voir les choses, sa propre version des faits. Ce qui pose d’ailleurs problème pour la déclaration d’assurance.

Quel est le terme qui semble poser problème dans la déclaration d’assurance, au début de l’extrait ? Pour quelles raisons ?

Le premier dialogue de l’extrait, et donc de la pièce, est une forme de confrontation, puisqu’on y voit Véronique établir sa déclaration, et Alain émettre immédiatement une objection.

Le terme qui pose problème est évidemment le participe passé à valeur adjectivale « armé ».

  • Véronique écrit en effet « Ferdinand Reille, onze ans, armé d’un bâton, a frappé au visage notre fils Bruno Houllié. » Or, ce terme est évidemment péjoratif, et surtout évocateur d’une intention de nuire. S’armer, c’est prendre les armes, donc partir en guerre.

Le choix de ce terme par la mère de la victime exclut donc totalement la possibilité d’un accident, ou d’un malentendu, et ce malgré l’apparence d’un ton pourtant courtois : « Vous n’aimez pas "armé", qu’est-ce qu’on met Michel, muni… ? » Ce terme qui lui est finalement substitué semble beaucoup plus neutre, et n’évoque que la possession du bâton, sans pour autant y attacher la moindre intention de violence.

Ce débat sémantique est donc d’une importance capitale : en plus de mettre immédiatement en exergue les tensions existantes entre les deux familles, il établit également, dès le départ de cet entretien, l’orientation que va prendre le débat par la suite, à savoir :

  • Ferdinand avait-il vraiment l’intention de frapper Bruno, ou n’était-ce au contraire qu’un simple accident ?

On se rend compte que l’attention portée par Alain à ce genre de détails est évidemment symptomatique de son métier (il est avocat), tout comme de sa personnalité.

En étudiant les différents types de phrase, et les niveaux de langue, décrivez précisément le personnage d’Alain.

Le personnage d’Alain est « avocat », c’est donc quelqu’un qui est habitué à plaider, à convaincre, et qui connaît l’importance des mots. Le fait que, dès le premier échange, il demande à faire modifier un terme de la déclaration d’assurance montre bien son savoir-faire et sa méticulosité.

En revanche, dès lors que ce problème semble réglé, il ne participe plus à l’entretien et semble se désintéresser du débat, du moins jusqu’à ce que son portable sonne et qu’il finisse par imposer sa conversation téléphonique aux autres personnages.

  • Alain semble n’avoir pas grand-chose à faire des gens autour de lui.

Ce manque de considération se ressent même dans sa façon d’exercer sa profession : ainsi, l’article de journal qu’il lit parle d’un médicament qui semble provoquer de graves effets secondaires, comme « la baisse de l’audition » ou encore « l’ataxie », c’est-à-dire un manque de coordination des mouvements. Pourtant, Alain ne semble pourtant pas ému le moins du monde par le problème, ses répliques étant essentiellement constituées de phrases interrogatives et affirmatives, entrecoupées par nombre de points de suspension. On est donc bien loin d’une émotivité exacerbée.

  • De là à déduire qu’il serait l’avocat des « laboratoires Verenz-Pharma » à l’origine du problème, il n’y a donc qu’un pas.

On voit bien qu’Alain n’est pas touché par ce problème, qu’il juge simplement « très emmerdant ». Le personnage utilise donc un niveau de langue très familier, et à deux reprises, puisqu’il répète juste après : « moi ce qui m’emmerde ». Il n’est pourtant pas chez lui mais chez les Houllié, comme le précise la didascalie de départ. Son comportement est donc d’autant plus grossier, et nous prouve une fois de plus le peu d’intérêt qu’il semble porter à la famille qui le reçoit.

Le conflit à venir semble donc bien parti pour prendre des proportions importantes.

Cet extrait semble-t-il en accord avec le titre de la pièce ? Renvoie-t-il davantage au genre de la tragédie ou de la comédie ?

Le Dieu du carnage est un titre qui évoque la tragédie. Dans ce genre théâtral, ce qui arrive aux personnages, leur destinée, est dicté par les dieux.

  • Le titre crée donc une attente en ce sens, et ce d’autant plus que c’est le dieu du carnage qui est évoqué.

Néanmoins, la scène d’exposition vient démentir cette attente avec plusieurs éléments :

  • l’intrigue ne met pas en scène des personnages antiques, ou mythiques, mais bien de simples quidams, dans un salon, à l’époque contemporaine ;
  • un sujet absurde intervient lorsque Michel raconte l’épisode du hamster : « […] je l’ai pris, je l’ai mis dans la rue. Je croyais que ces animaux aimaient les caniveaux, les égouts, pas du tout, il était pétrifié sur le trottoir. En fait, ce ne sont ni des animaux domestiques, ni des animaux sauvages, je ne sais pas où est leur milieu naturel. Fous-les dans une clairière, ils sont malheureux aussi. Je ne sais pas où les mettre ».
  • Cette histoire est ridicule, étrange, voire absurde. Le personnage de Michel semble désemparé face à un pauvre petit rongeur, on est évidemment dans une scène de comédie. Le comique utilisé ici étant d’ailleurs un comique de situation.

On a donc ici un extrait qui, en dépit du conflit qu’il met en scène, renvoie davantage au genre de la comédie, et se trouve donc en contradiction totale avec son titre, qui annonçait un récit purement tragique. Il s’agit d’un effet de style de l’auteur qui veut, par ce décalage, intriguer le spectateur. Ainsi, celui-ci ne peut que se demander à quel moment la pièce finira par justifier son titre.

​Conclusion :

Ce texte est donc une scène d’exposition qui met en place tous les éléments nécessaires au conflit à venir. On y retrouve des personnages clairement divisés, de par leurs statuts de parents mais aussi de par leurs statuts sociaux.

Le personnage d’Alain, avocat aussi peu scrupuleux que pointilleux, ne manque pas de jouer sur les mots en plaidant cette affaire comme il plaiderait à la Cour. Enfin, en dépit de ce postulat de départ des plus tendus et d’un titre renvoyant clairement au genre de la tragédie classique, ce texte semble peu à peu tirer vers la comédie de mœurs et provoque le rire du spectateur par des décalages de situation pour le moins surprenants, comme l’épisode du hamster semble le prouver.

C’est là toute la magie du théâtre moderne, qui s’affranchit complètement des règles classiques qui voudraient cliver et ranger les œuvres dans des cases. Tragédie ou comédie ? Ce classement n’a finalement plus vraiment de sens, car le théâtre moderne de Yasmina Reza est à l’image de la vie : déséquilibré, étrange, chaotique, cassant tout sur son passage. Exactement comme le dieu du carnage.