Monstres d'hier et d'aujourd'hui
Introduction :
Les monstres jouent un rôle essentiel dans plusieurs genres littéraires depuis l’Antiquité en peuplant l’imaginaire humain. Le mot monstre, du latin monstrum, est à l’origine un terme appartenant au vocabulaire religieux qui désigne un « prodige avertissant de la volonté des dieux ». Dérivé du verbe latin moneo, signifiant « attirer l’attention sur », d’où « avertir », il met l’accent sur la difformité de ces créatures, qui défient les lois de la nature par leur apparence anormale ou par leurs pouvoirs.
Dans ce cours, nous verrons d’abord quelques caractéristiques des monstres antiques et leur évolution au cours des siècles. Nous découvrirons ensuite quelles formes le monstre peut prendre dans le récit merveilleux, du conte à l’héroïc fantasy. Nous réfléchirons ainsi à la manière dont le héros évolue dans sa confrontation avec le monstre.
Le monstre dans le récit mythologique et son évolution dans la littérature contemporaine
Le monstre dans le récit mythologique et son évolution dans la littérature contemporaine
Dans cette première partie du cours, nous examinerons successivement quelques caractéristiques de deux monstres de la mythologie : le centaure et Cerbère.
Le centaure
Le centaure
Dans l’Antiquité, le monstre est une créature légendaire, mythique, dont le corps est souvent composé d’éléments disparates empruntés à différents êtres réels et qui est remarquable par la terreur ou la fascination qu’il inspire. De nombreuses créatures monstrueuses de la mythologie présentent cette caractéristique : les sirènes (mi-femmes, mi-oiseaux), la Chimère (moitié lion, moitié-chèvre, avec la queue d’un serpent) et le Minotaure (mi-homme, mi-taureau) en sont de bons exemples.
Arrêtons-nous sur un cas en particulier. Dans les représentations antiques, les centaures sont eux aussi décrits comme des êtres hybrides, mi-hommes, mi-chevaux. Cette caractéristique perdure jusqu’à nos représentations modernes. Mais sont-ils des opposants ou des adjuvants du héros ?
Adjuvant :
Dans le récit, l’adjuvant est l’élément (objet ou personnage) qui aide le héros à accomplir sa quête. Ainsi la marraine de Cendrillon ou le tapis volant d’Aladin sont des adjuvants du héros ou de l’héroïne.
Opposant :
Dans le récit, l’opposant est un personnage qui s’oppose au héros dans l’accomplissement de sa quête.
Dans le récit des Douze travaux d’Hercule par Ovide, dans Les Métamorphoses, le centaure Nessus offre ses services au héros pour faire traverser le fleuve à son épouse Déjanire : on peut alors dire qu’il est un adjuvant du héros. Mais alors qu’il s’éloigne dans les flots, Nessus tente d’enlever la jeune femme. Blessé mortellement par Hercule, il donne avant de mourir à Déjanire sa tunique trempée de sang. Il prétend qu’elle agit comme un talisman qui lui assurera la fidélité de son mari. Hercule revêt alors la tunique mais elle lui cause de telles douleurs qu’il met fin à ses jours. Nessus apparaît donc comme une créature dotée d’intentions malveillantes.
L’adjuvant se transforme donc en opposant au fil du récit. L’intervention du monstre révèle ici la faiblesse du héros qui, bien qu’il soit un demi-dieu, demeure fragile (par son infidélité et sa vulnérabilité à la douleur).
Ovide est un poète romain de l’Antiquité.
Les Métamorphoses d’Ovide regroupent des récits en vers sur le thème des métamorphoses dans la mythologie.
Mais, dans certains cas, le centaure peut être un authentique adjuvant du héros. Ainsi, le centaure Chiron, personnage immortel et réputé pour sa grande sagesse, apparaît dans la mythologie comme le précepteur d’Achille (son professeur), celui qui l’accompagne et lui apprend à devenir un héros.
Achille chevauchant Chiron, Franz Ertinger, 1670, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas - CC0 1.0
Des siècles plus tard, c’est aussi le prénom qui est donné au directeur des activités de la Colonie des Sang-mêlé, un centaure, dans le roman de Rick Riordan Percy Jackson, le voleur de foudre. Voici un extrait :
« – Ne le prends pas à la légère, m’a mis en garde Chiron. Je ne te parle pas d’un zig-zag recouvert d’alu comme tu peux en voir dans les spectacles de fin d’année de CE1. Je te parle d’un cylindre de bronze céleste à haute teneur, long de soixante centimètres et couronné à ses deux extrémités d’un capuchon d’explosifs divin.
– Ah.
– L’éclair primitif de Zeus, a poursuivi Chiron qui commençait à s’échauffer. Le symbole de sa puissance, qui sert de modèle à tous les autres éclairs. La première arme fabriquée par les Cyclopes pour la guerre des Titans, l’éclair qui a décapité l’Etna et précipité Cronos à bas de son trône […]
– Et il a disparu ?
– Volé, a dit Chiron.
– Qui c’est qui l’a volé ?
– Qui l’a volé ? a corrigé Chiron. (Quand on est prof, c’est une seconde nature.) Toi. »
Percy Jackson tome 1, Le voleur de foudre, chapitre 5, Rick Riordan, 2005
Dans le roman de Rick Riordan, le centaure Chiron est également chargé de l’éducation physique et intellectuelle de l’apprenti héros afin qu’il puisse accomplir sa quête et partir à la conquête de sa véritable identité. L’impératif à valeur de conseil « ne le prends pas à la légère », le sens des verbes (« a mis en garde », « a corrigé »), ainsi que le terme « prof » insistent sur le caractère bienveillant du centaure dans sa volonté de former le jeune Percy et de le préparer à ses futurs exploits.
Ainsi, le centaure apparaît comme une créature monstrueuse ambivalente : elle peut avoir des intentions bienveillantes ou malveillantes. Mais dans tous les cas, elle aide le héros à révéler sa véritable identité.
L’impératif est un mode verbal qui se caractérise par la présence de 3 personnes seulement et qui permet de donner un ordre ou un conseil :
- ne le prends pas à la légère (deuxième personne du singulier $\rightarrow$ tu) ;
- ne le prenons pas à la légère (première personne du pluriel $\rightarrow$ nous) ;
- ne le prenez pas à la légère (deuxième personne du pluriel $\rightarrow$ vous).
Mais le monstre de la mythologie, par son aspect terrifiant, peut aussi renvoyer à nos peurs afin de nous pousser, en nous identifiant au héros, à les dépasser.
Cerbère
Cerbère
Dans la mythologie, Cerbère est le redoutable chien à trois têtes qui garde l’entrée du royaume des Enfers. Il empêche les morts de s’échapper de la demeure d’Hadès (le dieu des Enfers), et les vivants de venir récupérer certains morts. Dans le récit qu’Ovide fait des Douze travaux d’Hercule, la capture du chien Cerbère constitue le douzième et dernier travail, le plus périlleux, que doit accomplir le héros.
Représentation de Cerbère, photo par Thomas Quine - CC BY 2.0
Au vingtième siècle, J. K. Rowling, dans la saga Harry Potter, s’empare de cette référence antique pour créer le personnage de Touffu, le chien d’Hagrid, « gardien des clés et des lieux » à Poudlard. Voici sa description :
« Devant leurs yeux, un chien monstrueux remplissait tout l’espace entre le sol et le plafond. L’animal avait trois têtes : trois paires d’yeux étincelant d’une lueur démente, trois museaux qui les flairaient en frémissant avec avidité et trois gueules bavantes hérissées d’énormes crocs jaunâtres d’où pendaient des filets de salive épais comme des cordes.
Le chien se tenait immobile, ses six yeux fixés sur eux. S’il ne les avait pas encore dévorés, c’était sans doute parce qu’ils l’avaient pris par surprise, pensa Harry, mais à en juger par ses grognements qui roulaient comme le tonnerre, il n’allait pas tarder à leur bondir dessus. »
Harry Potter à l’école des sorciers, chapitre 9, J. K. Rowling, 1998
La comparaison, « qui roulaient comme le tonnerre » crée dans le texte une indication sonore qui met en relief le caractère terrifiant du monstre d’Hagrid et le danger imminent qui menace les enfants.
Comparaison :
Procédé d’écriture (ou figure de style) qui permet de rapprocher deux éléments à l’aide d’un mot-outil (comme, tel que, ressembler à, semblable à, pareil à). Ici le grognement de Touffu est comparé au bruit du tonnerre à l’aide de l’outil comparatif « comme ».
Ainsi, dans le cas de Cerbère comme dans celui du centaure, nous avons vu comment la référence antique, reprise et modernisée par les romanciers, réactive ainsi l’imaginaire des anciens récits mythologiques. Dans le cas de Touffu, le monstre devient un miroir de la peur des personnages qui demande à être surmontée.
Le monstre dans le récit merveilleux et son évolution dans la littérature contemporaine
Le monstre dans le récit merveilleux et son évolution dans la littérature contemporaine
La sorcière de conte de fées
La sorcière de conte de fées
Dans cette seconde partie du cours, nous verrons comment évolue le personnage de la sorcière au cours des siècles : a-t-il gardé les mêmes caractéristiques monstrueuses au fil du temps ?
Dans le récit merveilleux, les monstres sont toujours des opposants au héros. Ils peuvent être des ogres, des dragons ou des sorcières. Examinons de plus près le cas de la sorcière. Dans les contes de fées, elle se présente comme une femme, généralement vieille et laide, possédant des pouvoirs surnaturels qu’elle utilise au service du mal. Toutefois, ces personnages féminins aux pouvoirs redoutables mettent parfois leurs maléfices au service du héros. Par exemple, dans La Petite Sirène d’Andersen, l’héroïne demande de l’aide à la sorcière des mers pour transformer sa queue de poisson en jambes car elle est tombée follement amoureuse d’un prince humain.
La représentation du domaine de la sorcière est néanmoins inquiétante, comme le montre l’extrait suivant :
« Enfin, elle arriva à une grande place dans la forêt, où de gros serpents de mer se roulaient en montrant leur hideux ventre jaunâtre. Au milieu de cette place se trouvait la maison de la sorcière, construite avec les os des naufragés, et où la sorcière, assise sur une grosse pierre, donnait à un manger à un crapaud dans sa main, comme les hommes font manger du sucre aux petits canaris. »
La Petite Sirène, Hans Christian Andersen, 1837
Les animaux associés au personnage de la sorcière, le serpent et le crapaud, sont respectivement rattachés au symbole du mal et à l’idée de laideur. Les adjectifs « hideux » et « jaunâtre », qui qualifient le ventre des serpents de mer, sont péjoratifs et mettent en relief cette idée.
Dans le premier livre de la Bible, la Genèse, le Serpent est l’incarnation du Mal : il représente le Diable. C’est lui qui tente Eve en la persuadant de manger le fruit défendu.
Péjoratif :
Lorsqu’un mot a un sens péjoratif, cela veut dire qu’il exprime un jugement négatif. Par exemple, le mot « hideux » est synonyme de « laid » et renvoie donc à un jugement négatif sur l’apparence des serpents.
Malheureusement, la sorcière l’avait avertie : l’héroïne ne pourra pas redevenir sirène si elle ne réussit pas à se faire aimer du prince. Le maléfice de la sorcière ne l’aide pas à accomplir sa quête et se retourne même contre elle. À la fin du conte, abandonnée par le prince qui lui en préfère une autre, elle ne peut plus rejoindre le royaume des mers et se transforme en écume. Néanmoins, elle deviendra une fille de l’air, accédant ainsi à une nouvelle identité. Par ses épreuves, la Petite Sirène fait donc l’expérience des trois éléments : l’eau, la terre et l’air.
La sorcière des mers accepte d’apporter son aide à l’héroïne, gravure de La Petite Sirène par Bertall, XIXe siècle
La sorcière dans l’héroïc fantasy
La sorcière dans l’héroïc fantasy
Héroïc fantasy :
L’héroïc fantasy, ou fantasy, souvent traduit en français par « merveilleux héroïque » ou parfois « médiéval fantastique » est un sous-genre littéraire du récit merveilleux qui présente une aventure héroïque dans un monde surnaturel. Par exemple, Le Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien est un roman appartenant au sous-genre de l’héroïc fantasy.
On remarque que dans la littérature moderne et plus particulièrement dans la fantasy, la figure de la sorcière évolue : le personnage perd sa laideur traditionnelle mais conserve sa puissance redoutable et sa volonté de nuire au héros. Le personnage de la Fée Morgane par exemple, à l’origine issu de la légende médiévale du roi Arthur, est un personnage largement repris dans la fantasy moderne. Ennemie du roi Arthur en raison d’une querelle de pouvoir (elle est sa demi-sœur), elle précipite sa chute en complotant contre lui et en révélant la trahison de son meilleur ami, le chevalier Lancelot du Lac.
Ainsi, la monstruosité de la sorcière n’est plus physique mais morale.
La fée Morgane, tableau de Anthony Frederick Augustus Sandys, 1864, Birmingham Museum & Art Gallery, Angleterre
Dans le Monde de Narnia, la Sorcière Blanche est un exemple intéressant de sorcière moderne qui peut être mis en relation avec la figure de Morgane : toutes deux défient un pouvoir masculin légitime (Aslan dans Le Monde de Narnia, Arthur dans la légende médiévale), en utilisant des stratégies de manipulation ou de force magique.
L’extrait ci-dessous montre le point de vue de Lucy lorsqu’elle revient de son premier passage à Narnia et qu’elle présente les pouvoirs maléfiques de la Sorcière Blanche à ses frères et sœurs :
« Les enfants se regardèrent, ébahis.
– Je ne sais pas si je vais aimer cet endroit, dit Susan.
– Qui est cette reine, Lucy ? interrogea Peter. Est-ce que tu sais quelque chose à son sujet ?
Ce n’est pas du tout une vraie reine, répondit Lucy. C’est une horrible sorcière, la Sorcière Blanche. Tout le monde, tous les habitants du bois la haïssent. Elle a jeté un sort sur le pays tout entier, si bien que c’est toujours l’hiver ici, mais jamais Noël. »
Le Monde de Narnia, tome 2 : Le Lion, la Sorcière blanche et l’armoire magique, chapitre 1, C.S. Lewis, 1950
L’adjectif « horrible », employé par Lucy pour qualifier la Sorcière Blanche, ne renvoie pas ici à sa monstruosité physique ou à sa difformité (au contraire, elle est décrite dans le roman comme très belle), mais à sa volonté de nuire, sa malveillance, sa monstruosité morale. Les personnages sont ainsi exposés à des épreuves qui leur permettent de construire leur identité.
Conclusion :
Nous avons vu que la figure du monstre reste, de l’Antiquité jusqu’au roman moderne, profondément ambivalente : adjuvant ou opposant du héros, le monstre tend au héros un miroir qui lui révèle sa véritable identité. Cette expérience de l’autre est donc au service de l’expérience de soi : le héros construit son identité en s’opposant ou en s’alliant à lui. De même, en observant l’évolution de la figure de la sorcière à travers les siècles, nous avons pu constater que sa monstruosité physique est remplacée par une monstruosité morale mais qu’en imposant au héros des épreuves douloureuses, elle le transforme et lui permet de partir à la rencontre de lui-même.