Écritures urbaines et représentations sociales

Introduction :

La littérature urbaine, qui nous est contemporaine, est souvent méconnue. Au cours des années 1990, le problème des banlieues reléguant au second plan les problématiques migratoires, l’appellation « littérature de banlieue » prend la place de celle de « littérature beur » jusque-là utilisée pour désigner les romans mettant en scène l’exclusion de certaines minorités ethniques en France. Car tel est le point commun de ces œuvres : montrer le quotidien de personnages qui, quelle que soit leur origine ethnique – beurs, arabes, antillais, africains… – sont discriminés et relégués à la marge de la société. Certaines thématiques assurent donc aux œuvres issues de ces courants littéraires une grande proximité.
Mais elles ne se réduisent pas à la récurrence et à la déclinaison des mêmes motifs. Toute réalité étant vue à travers le prisme d’un auteur et d’un narrateur, les romans de banlieue conservent chacun leur angle d’attaque du réel et leur style propres.

Nous montrerons donc, en nous appuyant sur plusieurs extraits, comment dès l’incipit, les thématiques propres au roman de banlieue apparaissent et quel style est mis au service de cette représentation de réalités sociales bien précises. Puis nous mettrons en regard quatre extraits de romans de banlieue dont l’intrigue se situe en prison et passerons en revue leurs points communs et leurs différences.

Étude de trois incipit de romans

« Une galère de plus comme tant d’autres jours dans ce quartier où les tours sont tellement hautes que le ciel semble avoir disparu. Les arbres n’ont plus de feuilles, tout est gris autour de moi. Moi, c’est Yazad, mais dans le quartier on me surnomme Yaz. C’est mortel comme il caille, j’ai l’impression d’être dans mon frigidaire. L’air que je respire me fait couler la goutte au nez. Pas de neige sur le dos de cette saison, le mois de janvier est entamé, déjà les fêtes sont terminées, de toute façon, je m’en moque, je n’aime pas les fêtes imposées, surtout celles de la nouvelle année. Pour les potes du quartier et moi, c’est toujours une nouvelle claque, devant les boîtes de nuit on se fait recaler, pas assez sapé ou pas bien accompagné ?
J’aurais dû penser à prendre mes moufles en daim et mon bonnet Los Angeles. Mais je n’avais pas le temps, obligé de sortir de la casbah rapidement. Comme je suis au chômage, il est préférable que je ne reste pas trop longtemps au plumard. Mon daron, mon reup, mon père, a vite fait de criser : cinq ans de chomedu au palmarès. J’ai stoppé l’école à seize piges, maintenant j’ai vingt et un hivers, avec l’impression d’en avoir le double tellement le temps stationne. »

Rachid Djaïdani, Boumkœur, 2000.

« Je m’appelle Wam, j’ai vingt-trois ans… Je vis en téci depuis que j’en ai sept.
Ma téci est posée sur un terrain vague entre deux autoroutes… il paraît que l’architecte qui en a eu l’idée a pompé ça sur Brasilia, la ville qu’un maboul a lâchée au milieu de la jungle… Du coup, vu du ciel, ça fait le même effet ! En plus petit… Niveau France, quoi…
Son blaze c’est la « Cité des artistes »… Parce que chaque rue a un nom d’artiste… Y a la rue Chopin, – ça fait marrer parce que ça fait pincho en verlan, et pincho ça ressemble à pécho –… La rue Tourgueniev, c’est un Russkof qui écrivait… Le square Picasso comme la voiture mais à l’origine c’est un peintre… L’avenue Victor-Hugo, le poète relou… Que des « grands esprits » comme on dit… Des keums qui ont été touchés par la grâce, Allah ou ce que tu veux… Des keums qui laisseront une trace… »

Slimane Kader, Wam, 2011.

« Madjid, agenouillé devant sa moto, s’essuya les mains, pleines de cambouis, dans un chiffon.
La vieille moto, une Norton, dorénavant s’essoufflait à chaque difficulté. Il fallait presque la pousser pour qu’elle monte une côte comme celle de la Défense, et sur l’autoroute de Pontoise Madjid avait paniqué le soir où il s’était fait doubler par un camion. Elle n’en voulait plus, sa vieille mécanique. Pour la réparer, fallait des sous, et Madjid n’en avait pas.
À la lueur de la lampe baladeuse, il regardait dessus, dessous, dépité de se retrouver en rade d’engin. Résigné, impuissant, il cala la moto bien en place, décrocha la lampe de la prise électrique et sortit de la cave, verrouillant la porte au cadenas.
Dans le couloir humide qui sentait l’urine et la merde il s’alluma une cigarette et se dirigea vers la sortie. »

Mehdi Charef, Le thé au harem d’Archi Ahmed, 1983.

Réalités urbaines

Le premier point commun de ces trois extraits est que ce sont des incipit de romans. Ils imposent tous immédiatement un héros dans sa réalité concrète.

  • Dans le roman de Rachid Djaïdani, il s’appelle Yaz. Il alterne entre anecdotes de son quotidien et éléments de son passé.
  • Dans celui de Slimane Kader, il s’appelle Wam. C’est un jeune homme qui erre et s’ennuie dans son quartier. Il évoque son quartier par le biais de rues aux noms d’artistes. Ces références culturelles semblent lui échapper, ou du moins il ne s’y reconnaît pas.
  • Enfin, dans le roman de Mehdi Charef, il s’appelle Madjid. Celui-ci trompe son ennui en prenant soin de sa moto.

Ainsi, dans ces trois incipit, on retrouve un personnage central masculin et jeune, ancré dans son milieu : la banlieue. Le cadre est identique, de même que le désœuvrement que l’on peut percevoir chez ces héros (ou anti-héros). Yaz, Wam et Madjid sont d’emblée présentés comme souffrant d’une forme d’exclusion sociale : ils n’ont pas de travail (texte 1), pas d’argent (texte 3), pas de références culturelles (texte 2). Ils connaissent tous les trois une forme de misère.

  • Yaz est au « chomedu », il a quitté l’école à « seize piges » et se contente de parler du temps qu’il fait dehors et de l’injustice qui l’empêche d’aller en boîte de nuit.
  • Wam se moque gentiment des noms des rues de son quartier, et c’est alors le lecteur qui peut sourire face à l’ignorance du héros pour qui tout artiste ou écrivain semble un étranger.
  • Madjid, lui, se concentre sur la mécanique de sa moto et semble uniquement préoccupé par des choses manuelles, à peine dérangé par « l’urine et la merde ».

Les auteurs offrent ici une réalité peu souriante, un réel pessimisme dans ces débuts de portraits, ces scènes de la vie quotidienne. La réalité de la banlieue est ici bien sombre et pleine d’ennui.

Mais au-delà de ce désœuvrement, et par contraste avec celui-ci, l’écriture des auteurs semble apporter une certaine légèreté.

Éléments stylistiques

Dans les trois textes, le style choisi par chacun des auteurs se fait volontairement écho des réalités qu’ils décrivent, des personnages qu’ils nous donnent à voir.

  • Une écriture orale

Une des choses qui ressort des textes est l’impression d’entendre quelqu’un parler, notamment dans les deux premiers extraits : « C’est mortel comme il caille » ; « de toute façon, je m’en moque, je n’aime pas les fêtes imposées » ; « En plus petit… Niveau France, quoi… ».

  • Il s’agit d’une écriture orale : ces expressions peuvent être utilisées dans une discussion et sont ici présentes dans le récit même.

Évidemment, ces styles ne sont pas là parce que les auteurs ne peuvent pas écrire autrement mais parce qu’ils sont le meilleur reflet, selon eux, de la réalité de leurs personnages, il s’agit donc bien d’un choix stylistique.
D’où les termes familiers, d’argot et de verlan que l’on retrouve dans ces extraits :

  • « galère », « mortel », « caille », « potes », « sapé », « casbah », « piges », « daron », « reup », « chomedu », « plumard » ;
  • « téci », « pompé », « keums », « pécho », « Russkof », « relou », « maboul » ;
  • « merde », « en rade ».

Les styles de Djaïdani, Kader et Charef sont loin d’être identiques. Le texte de Charef propose notamment une écriture plus classique du fait que le personnage principal n’est pas le narrateur. Mais Djaïdani et Kader tentent de s’éloigner d’un style académique et d’adopter une écriture fidèle à la langue parlée par leur protagoniste. Cette oralité accorde une place importante aux images (comparaisons, métaphores, analogies décalées…) :

  • « j’ai l’impression d’être dans mon frigidaire. Pas de neige sur le dos de cette saison » ;
  • « Ma téci est posée sur un terrain vague. Le square Picasso comme la voiture ».
bannière à retenir

À retenir

Dans la littérature dite « urbaine », les images ont une place très importante, comme s’il était nécessaire d’utiliser des comparaisons, métaphores, et analogies décalées pour mieux traduire la réalité des banlieues.

Réalités de prisonniers

La prison est également un thème récurrent de la littérature urbaine. Il ne s’agit pas de banaliser ce lieu pour les gens issus des cités ou de montrer que cela fait partie de leur quotidien mais davantage de s’intéresser à une épreuve connue par quelques-uns et qui, une fois romancée, offre des colorations différentes selon les écrivains.

« Je hurle et me débats, ils doivent être au moins cinq à me tenir la gueule sur le sol plein de mégots, ce gars-là est complètement dément, laisse-moi parler et crier, j’ai enfin trouvé quelques mots, pour une fois, s’il te plaît, je ne veux de mal à personne. C’est la panique, emmenez ce con en cellule !
C’est sale et ça pue, ils m’ont laissé tout seul menotté dans le dos, mon nez baise le sol, je ne peux m’empêcher de penser à Drissa. Je me rappelle quand il venait à la maison écouter les histoires de mon père. Il avait peur mais il revenait toujours surtout pour entendre celles des esprits qui dansent le soir tout nus si tu te tais, les épies, tu peux les sentir te frôler, surtout les avant-bras, ils sont doux et bons. »

Wilfried N’Sondé, Le Cœur des enfants léopards, 2007.

« Mercredi 25 juin 2008, 08h42
Maison d’arrêt de Villepinte

Ma peine vient de s’achever. J’ai été enfermé pendant dix-huit mois, déclaré coupable de vol à la ruse. La page est loin d’être tournée puisque j’ai des comptes à régler.
Je connaissais les risques du métier, comme se faire balancer, mais ce bâtard d’Hervé me fout vraiment la rage car je m’étais occupé de lui, je l’avais mis bien.
Je m’appelle Ilyès. À Saint-Denis on me connaît sous le surnom du Marseillais. Je suis capable de griller le code d’une carte bleue en un clin d’œil. Une fois mon travail réalisé je peux dépenser sans compter.
J’ai assumé mes conneries et, vu le paquet de fric que cela m’a rapporté, la mise entre parenthèses de ma liberté en valait le prix. »

Rachid Santaki, Les Anges s’habillent en caillera, 2010.

« Aussitôt la porte de la cellule verrouillée j’ai fait la connaissance de mon colocataire. Un noir au crâne aussi lustré que celui de Yul Brynner qui m’a scannérisé de la tête aux pieds. Il a ouvert la fenêtre, puis a allumé un joint.
Son dos, aussi large que le mur, était marqué de deux griffes qui descendaient du bas de l’omoplate droit jusqu’au rein.
– Si tu veux que ça se passe bien entre nous, un conseil : reste propre.
C’était bien ma veine, j’étais tombé sur un maniaque. Il a trouvé l’hygiène corporelle pour me mettre un coup de pression, d’entrée. Je n’ai quand même pas une dégaine de crado ?
Face à des abdos en forme de tablette de chocolat et des pectoraux façon dune de sable, je préfère tenir ma langue d’une courte bride. Heureusement que je ne suis ni un pointeur violeur de mioche ni une balance. Je me ferais éclater la gueule. Et encore, j’ai la chance de ne pas être un blanc-bec. En prison, les toubabs sont minoritaires et riment avec bouffon. Ceux qui ne sont pas de taille vivent un enfer. Moi, j’ai la bonne couleur de peau et je ne me laisserai jamais impressionner par un mec. Même baraqué comme Fodé. »

Mouss Benia, Chiens de la casse, 2007.

Convergences

Les textes de Wilfried N’Sondé, Rachid Santaki et Mouss Benia proposent chacun une vision de l’univers carcéral. Chez ces trois auteurs, le héros connaît la prison et partage son expérience. Dans ces trois extraits, le personnage principal évoque un personnage autre :

  • Drissa, une figure amicale ;
  • Hervé, un ami qui a trahi ;
  • ou Fodé, un compagnon de cellule.

La solitude et l’abandon demeurent cependant très marquants. Un autre point commun de ces textes est l’âpreté de ce qui est vécu. Il y a là une forme de violence mêlée à un certain désabusement :

  • « Je hurle et me débats », « me tenir la gueule », « dément », « panique », « c’est sale et ça pue », « mon nez baise le sol » ;
  • « enfermé », « déclaré coupable », « des comptes à régler », « se faire balancer », « ce bâtard », « fout vraiment la rage » ;
  • « deux griffes », « un maniaque », « coup de pression », « éclater la gueule », « pointeur violeur de mioche ».

Les trois extraits proposent donc une vision très dure de la prison, mais la solitude de la prison est également propice à la rêverie, aux souvenirs.

Divergences

Les textes abordent des sujets autres que le milieu carcéral, et c’est en cela qu’ils diffèrent.

  • Dans le texte de Wilfried N’Sondé, le héros se souvient de Drissa, ses pensées sont nostalgiques en plus d’être ancrées dans la violence du moment.
  • Dans le texte de Rachid Santaki, il y a un glissement dans le récit, de la prison vers un autoportrait du héros.
  • Enfin, dans le texte de Mouss Benia, le héros ponctue le récit de son expérience carcérale de courtes remarques plus ou moins anecdotiques : « Yul Brynner », « hygiène corporelle », « les toubabs ».

L’autre différence entre ces trois textes réside dans la manière dont chaque personnage principal aborde cette expérience :

  • le premier met en avant la violence de ce qu’il vit et semble tenter de s’en échapper avec la douceur de souvenirs ;
  • le deuxième semble davantage résigné et indique au lecteur que cela fait partie du jeu, au fond, et que cela « en valait le prix », de façon finalement très pragmatique ;
  • enfin, le troisième aborde les choses avec un certain décalage, restant sur ses gardes mais racontant avec le recul de celui qui sait qu’il va s’en sortir indemne.
  • Les expériences convergent, mais les énergies diffèrent.

Conclusion :

Malgré des thématiques communes et la recherche partagée d’un style adapté aux réalités sociales dépeintes, les romans de banlieue conservent chacun leur approche spécifique des problèmes abordés. L’appellation « littérature de banlieue » tout comme celle de « littérature beur » qui l’a précédée reste donc une tentative de classification des œuvres toujours discutable dans le sens où, comme tout étiquetage ou classement, elle limite et appauvrit son objet.