Jeux d’ani-mots : Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde
Introduction :
Jacques Roubaud est un poète français né en 1932. Il fait des études de Lettres et de mathématiques et devient rapidement membre de l’Oulipo, groupe d’écrivains et de mathématiciens qui créent des textes et des poèmes en se donnant des contraintes d’écriture (par exemple, faire rimer des mots identiques dans un ordre précis). En 1983, il publie un recueil de poèmes, Les Animaux de tout le monde, qui offre au lecteur une célébration amusante des animaux sous une forme poétique, de manière à les représenter sous un angle nouveau. Nous partirons à la découverte, dans une première partie, de cette poésie des animaux en étudiant la manière dont ce bestiaire cherche à divertir le lecteur. Dans une seconde partie, nous nous interrogerons sur le projet poétique de l’écrivain.
La poésie pour redécouvrir les animaux
La poésie pour redécouvrir les animaux
Un bestiaire
Un bestiaire
Tous les poèmes concernent le thème des animaux. Ce projet est annoncé par le titre et dès le poème d’ouverture du recueil, « Pour commencer » :
Il y a beaucoup d’animaux
des longs des courts des gras des beau
il y a beaucoup d’animaux
(il y a aussi beaucoup de cailloux)
Il y en a qui n’ont pas de genoux
il y en a qui n’ont pas de bras
sympathique n’est guère le cobra
extrêmement susceptible, dit-on, le gnou
[…]
Animaux de tout le monde
à chacun je donne un poème
on le trouvera ici même
[…]
Jacques Roubaud, « Pour commencer », Les animaux de tout le monde, 1983, Éditions Seghers Jeunesse, 2022
Dans le dernier tercet, le pronom personnel « je » désigne le poète lui-même, qui se donne pour mission d’écrire un poème sur chaque animal. Ce poème a donc une valeur d’introduction et d’explication du projet de l’écrivain, qui se présente d’abord comme un bestiaire poétique.
Un tercet est une strophe de trois vers.
Bestiaire :
Un bestiaire est un recueil, généralement poétique, de textes sur les animaux. Le mot vient de l'ancien français « beste », la bête.
Dans ce recueil bestiaire, Jacques Roubaud va donc écrire des poèmes sur des animaux de tous les continents, les animaux de « tout le monde » : la fourmi, le crocodile, le cochon, l’escargot, le chameau et bien d’autres.
Un recueil qui cherche à nous divertir
Un recueil qui cherche à nous divertir
En présentant ces animaux de manière surprenante, Jacques Roubaud cherche à amuser le lecteur. Chaque poème peut se lire comme une histoire ou une anecdote autour d’un animal à chaque fois différent.
Par exemple, dans le poème « Le lombric », Jacques Roubaud personnifie le ver de terre, qu’il associe au poète lui-même :
La personnification est un procédé d’écriture qui permet au poète de donner des caractéristiques humaines à un objet, un animal ou un élément du paysage, comme s’il était une personne.
Le lombric
(Conseils à un jeune poète de douze ans)
Dans la nuit parfumée aux herbes de Provence,
le lombric1 se réveille et bâille sous le sol,
étirant ses anneaux au sein des mottes2 molles
il les mâche, digère et fore3 avec conscience.
Il travaille, il laboure en vrai lombric de France
comme, avant lui, son père et son grand-père ; son rôle
il le connaît. Il meurt. La terre prend l’obole4
de son corps. Aérée, elle reprend confiance.
Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre
il laboure les mots, qui sont comme un grand champ
où les hommes récoltent les denrées langagières5 ;
mais la terre s’épuise à l’effort incessant !
sans le poète lombric et l’air qu’il lui apporte
le monde étoufferait sous les paroles mortes.
Jacques Roubaud, « Le Lombric », Les animaux de tout le monde, 1983, Éditions Seghers Jeunesse, 2022
1. Ver de terre
2. Morceau de terre
3. Verbe synonyme de creuse
4. Contribution. La terre profite de la présence du lombric qui « aère » la terre.
5. Le mot « denrée » désigne une marchandise, un objet considéré du point de vue de sa valeur. L’adjectif « langagières » renvoie à ce qui est relatif au langage. « Denrées langagières » est une image qui renvoie à la littérature, à la poésie.
Le poète joue malicieusement ici sur deux homonymes : le ver (de terre) et le vers (de poésie). De plus, il s’amuse à renvoyer le lecteur à l’étymologie de vers : du latin versus, le terme qualifie à la fois le « sillon » que l’agriculteur trace dans son champ pour semer et la ligne d’écriture en poésie. Dans le poème, les deux sens sont donc associés : le lombric-ver de terre trace comme un sillon dans la terre et le poète trace des vers sur la page.
Homonymes :
Les mots sont homonymes lorsqu’ils se prononcent de la même manière mais s’écrivent différemment et ne renvoient pas au même objet : ainsi les mots ver (l’animal), vers (la direction ou le vers de poésie) et verre (le récipient) sont des homonymes.
Un projet poétique
Un projet poétique
Un jeu d’ani-mots ?
Un jeu d’ani-mots ?
Dans le recueil de Jacques Roubaud, chaque poème crée des jeux de sonorités et de sens amusants et inédits qui renouvellent la manière d’exprimer des idées. Les deux premières strophes du poème « L’escargot » en sont un bon exemple :
Il passe comme un paquebot
dans l’herbe tremblante de pluie
quand les araignées essuient
leurs toiles car il fait beau
J’ai toujours aimé l’escargot
son pas frais luisant et sans bruit
sa navigation dans la nuit
le long des murs, vivant cargo
[…]
Jacques Roubaud, « L’escargot », Les animaux de tout le monde, 1983, Éditions Seghers Jeunesse, 2022
« Il passe comme un paquebot / dans l'herbe tremblante de pluie »
Les mots « escargot » et « cargo », à la rime, jouent non seulement sur les sonorités, puisque les deux mots sont paronymes, mais aussi sur le sens. L’escargot, qui est comparé à un bateau qui « navigue », porte sa cargaison sur son dos. L’image est d’autant plus frappante que le trajet de l’animal s’effectue d’un pas « frais, luisant et sans bruit », exactement comme un bateau qui fend la mer.
Paronymes :
Les paronymes sont des mots qui se ressemblent mais qui n’ont pas le même sens. Souvent, il n’y a qu’une ou deux lettres qui changent : ainsi les mots « éruption » et « irruption » sont des paronymes.
Mais le jeu avec le langage peut être encore plus explicite pour le plus grand plaisir du lecteur : ainsi, le poème « Le crocodile » se clôt sur un jeu de mots final qui surprend le lecteur : « Et c’est seulement dans ses rêves que le crocodile croque Odile ».
Un recueil qui fait appel à la complicité du lecteur
Un recueil qui fait appel à la complicité du lecteur
En présentant ses animaux de manière surprenante et amusante, le poète fait également appel à la complicité du lecteur. En effet, les poèmes mélangent des notions, des anecdotes et des émotions qui font voir le monde autrement. Prenons comme exemple les deux premières strophes du poème intitulé « La coccinelle ». Dans ce texte, le poète raconte une anecdote qui renvoie directement à un poème de Victor Hugo en interpellant le lecteur à la deuxième personne du pluriel pour attirer son attention :
Quand une coccinelle
se pose dans le cou
dans le cou d’une belle
ça veut dire voyez-vous
qu’un baiser vous attend
qu’il faut prendre très vite
ce qui arrive ensuite ?
eh bien cela dépend
(c’est à Victor Hugo que nous devons ce conseil)
[…]
Jacques Roubaud, « La coccinelle », Les animaux de tout le monde, 1983, Éditions Seghers Jeunesse, 2022
Une coccinelle se pose sur le cou d’une belle
Jacques Roubaud fait allusion ici à un poème de Victor Hugo intitulé « La Coccinelle », dont les quatre premières strophes sont les suivantes :
Elle me dit : Quelque chose
Me tourmente. Et j'aperçus
Son cou de neige, et, dessus,
Un petit insecte rose.
J'aurais dû - mais, sage ou fou,
À seize ans on est farouche1,
Voir le baiser sur sa bouche
Plus que l’insecte à son cou.
On eût dit un coquillage ;
Dos rose et taché de noir.
Les fauvettes2 pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage.
Sa bouche franche était là :
Je me courbai sur la belle,
Et je pris la coccinelle ;
Mais le baiser s'envola.
Victor Hugo, « La Coccinelle », Les Contemplations, 1856
1. Timide
2. Oiseau
Ce n’est plus un jeu avec les mots mais un jeu avec les textes qui s’instaure ici. Jacques Roubaud, qui connaissait le poème de Victor Hugo, l’évoque directement, à la fois pour lui rendre hommage et pour s’en détacher. En effet, voici comment Roubaud poursuit son poème dans les deux dernières strophes :
[…]
Mais si la coccinelle
arrive à Glasgow
elle porte (c’est très beau)
son tartan sur le dos
il faut prendre une photo
et oublier la belle
(ça c’est moi qui vous le dit)
Jacques Roubaud, « La coccinelle », Les animaux de tout le monde, 1983, Éditions Seghers Jeunesse, 2022
Une photo d’une coccinelle avec un tartan sur le dos
À la fin du poème, Jacques Roubaud prend la parole et s’adresse au lecteur de manière amusante pour lui demander d’« oublier la belle ». En d’autres termes, après avoir renvoyé le lecteur au poème de Victor Hugo, il reprend la main pour délivrer son propre message : « c’est moi qui vous le dit ».
Conclusion :
Ainsi, dans ce recueil de poèmes de Jacques Roubaud, nous avons vu que les animaux étaient présentés de façon étonnante grâce à l’expression poétique. Le livre, qu’on peut définir comme un bestiaire, en célébrant la faune et en jouant avec toutes les ressources du langage, cherche à renouveler notre regard sur le monde par la magie de la création poétique.