Les Faux-Monnayeurs : les sujets du roman

Introduction :

Au centre du récit, Édouard, le personnage romancier, expose à Laura et Sophroniska son projet d’écriture d’un roman.
À Sophroniska qui lui demande : « Et… le sujet de ce roman ? », Édouard répond : « Il n’en a pas […] ; et c’est là ce qu’il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n’a pas de sujet […] Mettons si vous préférez, qu’il n’y aura pas un sujet… “Une tranche de vie” disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer dans ce roman. »
Un peu plus loin, il précise : « Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire » (partie II, chapitre 3).

Édouard, avatar de Gide, expose ainsi ce qui devrait être le thème des Faux-Monnayeurs : la vie, dans tout son foisonnement, comme sujet d’un roman en train de s’écrire. Autant dire que si l’écriture en soi constitue le sujet central du roman, il en existe beaucoup d’autres.

Nous allons donc étudier dans un premier temps le sujet de l’écriture du roman puis la thématique faisant le lien entre les différentes intrigues qui s’entrecroisent : on peut en effet lire Les Faux-Monnayeurs comme une peinture de la désagrégation de la société d’avant-guerre.

Un roman de l’écriture

Les propos d’Édouard rapportés ci-dessus sont l’écho de ce que Gide écrivait dans le Journal des Faux-Monnayeurs au sujet de son roman :

« C’est autour de deux foyers, à la manière des ellipses, que [mes] efforts se polarisent. D’une part, l’événement, le fait, la donnée extérieure ; d’autre part, l’effort même du romancier pour faire un livre avec cela. Et c’est là le sujet principal. »

Deuxième cahier, août 1921

Un tiers du roman est donc constitué du journal d’Édouard qui a plusieurs fonctions : le romancier s’y raconte comme dans un journal intime où il relate ce qui lui arrive en datant les événements. Il y couche aussi ses observations et ses pensées. De plus, il garde dans sa poche un carnet sur lequel il « note au jour le jour l’état de [son] roman dans [s]on esprit ».

On fait bien la différence entre carnet et journal dans la première partie du roman. Par exemple, au chapitre 8 de la partie I, Édouard délaisse son journal pour noter dans son carnet des réflexions théoriques sur le « roman pur » qu’il aimerait atteindre, c’est-à-dire un roman dépouillé de « tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. »

Mais progressivement, le carnet va entièrement disparaitre et se fondre dans le journal. Celui-ci comprendra donc des réflexions théoriques sur le roman, souvent identiques à celles du Journal des Faux-Monnayeurs de Gide, mais également des événements vécus destinés à être intégrés dans le roman d’Édouard.

S’y joignent des réflexions sur le style du récit qui en rend compte. Par exemple, le récit de la rencontre avec le petit Georges s’apprêtant à voler un livre est jugé trop long et trop détaillé :

« Nécessaire d’abréger beaucoup cet épisode. La précision ne doit pas être obtenue par le détail du récit mais bien […] par deux ou trois traits. »

Partie I, chapitre 11

Le point de vue narratif n’est pas jugé adéquat non plus :

« je crois du reste qu’il y aurait intérêt à faire raconter tout cela par l’enfant ; son point de vue est plus significatif que le mien. »

Partie I, chapitre 11

Le texte retravaillé n’est cependant pas présenté dans le journal.

Ce texte conduit à une réflexion sur la manière dont le roman devra rendre compte d’un fait vrai mais peu vraisemblable : des explications seront nécessaires pour faire comprendre au lecteur pourquoi le personnage qui jouera le rôle d’Édouard dans son roman ne connaît pas son neveu tout en étant en bons termes avec sa sœur. Édouard reconnaît sa dépendance au réel :

« J’ai toujours eu le plus grand mal à maquiller la vérité. »

Partie I, chapitre 11

« Je n’ai jamais rien pu inventer. Mais je suis devant la réalité comme le peintre avec son modèle […]. Si j’avais plus d’imagination, j’affabulerais les intrigues ; je les provoque, observe les acteurs, puis travaille sous leur dictée. »

Partie I, chapitre 12

Le journal rend également compte du travail de tri réalisé par le romancier entre les événements qu’il a traversés. Si, en théorie, Édouard veut écrire un roman où il puisse tout mettre, il renonce à raconter le suicide de Boris qu’il a du mal à comprendre. De plus, il ne veut pas se servir de « faits divers ». L’expression est étrange et presque déplacée ici : en effet, Gide, qui raconte le suicide dans ses Faux-Monnayeurs à lui, s’est bien inspiré d’un fait divers lu dans la presse (Journal des Faux-Monnayeurs, Appendice, Journal de Rouen du 5 juin 1909). Mais pour Édouard, cette tragédie n’est pas à proprement parler un fait divers car il en connait bien tous les acteurs.

bannière à retenir

À retenir

Ici, on entend parler Gide à travers Édouard mais pour souligner qu’ils ne sont pas des doubles parfaits.

Enfin, le journal témoigne de l’avancement du roman : en partie II, chapitre 3, Édouard admet :

« À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit une ligne. »

Cependant, en partie III, chapitre 12, il lit à Olivier les pages qu’il vient d’écrire et en partie III, chapitre 5, il retranscrit dans son journal un extrait du roman qu’il a fait lire à Georges : il s’agit d’un dialogue entre un dénommé Audibert et un certain Hildebrant au sujet d’un gamin qui vole. Ce dialogue est inspiré de conversations antérieures qu’a eues Édouard avec sa demi-sœur et avec Profitendieu au sujet du jeune garçon.

Édouard est en lien avec la quasi-totalité des personnages du roman et les multiples intrigues dans lesquels ils sont impliqués trouvent une place dans son journal. Celles-ci sont liées par une thématique commune : la peinture d’une société en crise.

La peinture sociale

Comme le titre l’annonce, la société d’avant-guerre (Journal des Faux-Monnayeurs, premier cahier, 30 juillet) est régie par des apparences trompeuses et des rapports faussés. Toutes les institutions sont contaminées.

Le mariage et la famille

Tous les couples mariés du roman se déchirent et se désunissent.

  • Les La Pérouse se font vivre un enfer quotidien et le vieil homme tente de se suicider.
  • Pauline Profitendieu a trompé son mari et Bernard est le fruit de son adultère ; elle quittera son époux à la fin du roman.
  • Oscar Molinier trompe sa femme Pauline et son fils Georges lui a volé des lettres de sa maîtresse.
  • Lilian Griffith a laissé son mari en Angleterre (« J’ai oublié un mari en Angleterre » partie I, chapitre 5) et vit une passion avec Vincent qui finira par la jeter par-dessus bord dans la Casamance.
  • Laura a aimé Édouard puis, mariée à Félix Douviers, a eu une aventure avec Vincent dont elle est enceinte.

Le seul mariage qualifié positivement est celui de Cécile Profitendieu qui fait un « bien beau mariage », mais l’expression désigne en principe un mariage garantissant des conditions de vie favorables et non un mariage d’amour.

Les familles représentées appartiennent aux couches élevées de la société (Profitendieu et Molinier sont des hommes de loi, Douviers est professeur) et vivent dans l’aisance. Les enfants de ces milieux, apparemment protégés et pouvant mener de belles études (Cécile Profitendieu a appris le piano, Charles Profitendieu est avocat, Vincent Molinier a fini ses études de médecine) deviennent pour certains des enfants dévoyés, en rupture avec l’ordre établi : Georges fréquente des prostituées, il participe au trafic de fausse-monnaie et est complice de la mort de Boris.

La figure paternelle est égratignée, qu’elle soit absente, reniée ou inopérante :

  • le jeune Boris n’a plus son père qui est mort jeune, loin de son pays ;
  • Bernard ne connaît pas son vrai père et renie son père de substitution ;
  • le fils de Laura et de Vincent vivra lui aussi auprès d’un père qui n’est pas son géniteur ;
  • Passavant se réjouit de la mort de son père, le vieux vicomte ;
  • son frère Gontran n’éprouve pas plus de chagrin que lui (partie I, chapitre 4) ;
  • Prosper Vedel est rejeté par son fils Alexandre et méprisé par Armand.

Or, certains de ces pères incarnent les institutions. Par exemple, Profitendieu et Molinier représentent la justice et Vedel la religion et l’école.

L’autorité paternelle et ses substituts – justice, école, religion – sont donc inopérants.

École, religion et justice

L’école, représentée dans le roman par la pension Vedel-Azaïs, ne joue pas le rôle qui lui incombe. La Pérouse, par exemple, est incapable de remplir la fonction qu’on lui a confiée ; il n’a aucune autorité sur les élèves :

« On dirait, au milieu d’une meute sauvage, un pauvre vieux cerf aux abois. »

Partie III, chapitre 15

C’est aussi dans cette pension, censée le protéger, que Boris trouvera la mort, victime de ses camarades.

La religion est surtout représentée par le protestantisme des Vedel-Azaïs qui tiennent la pension créée par le vieil Azaïs et où officie Prosper Vedel, pasteur. Le caractère de ces personnages religieux est dépeint par Gide comme un mélange d’intransigeance, de désir de s’illusionner et de mensonges. Le chapitre 12 de la partie I brosse un portrait sans concession du vieil Azaïs qui s’aveugle sur le monde qui l’entoure : il croit, à voir sa rosette jaune, que Georges a créé une ligue de vertu. « Je reste ahuri devant l’épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévot » écrit Édouard dans son journal.

De tels personnages n’ont aucune prise sur les jeunes esprits qui leur sont confiés :

« Le digne homme n’imagine pas comment il peut raser les élèves. »

Partie I, chapitre 12

Strouvilhou a incarné, du temps où il était pensionnaire, cet esprit de révolte : un jour, il avait demandé au pasteur Vedel s’il gardait son costume sous sa robe quand il prêchait.

Les carnets intimes de Vedel, trouvés par sa fille Sarah et transmis à Édouard, font état des difficultés du pasteur à être aussi vertueux qu’il l’exige des jeunes gens : ses difficultés à arrêter de fumer sont interprétées par Sarah elle-même comme l’aveu de difficultés à arrêter des pratiques d’un autre ordre, sans doute sexuel, qui peinent son épouse Mélanie.

Les hommes de loi, eux, protègent ceux de leur caste : Profitendieu fait tout pour éviter le scandale à son collègue Molinier en étouffant les agissements de Georges ; il regrette même que certains de ses agents fassent du « zèle », autrement dit qu’ils veuillent faire éclater la vérité. Dès le début du roman, au sujet des orgies avec des prostituées, Molinier met en garde Profitendieu :

« Nous savons vous et moi, ce que devrait être la justice et ce qu’elle est. […] Sur quinze inculpés ou qui, sur un mot de vous, pourront l’être demain, il y a neuf mineurs. Et certains de ces enfants, vous le savez, sont fils de très honorables familles. C’est pourquoi je considère en l’occurrence le moindre mandat comme une insigne maladresse. »

Partie I, chapitre 2

En revanche, la faute est entièrement rejetée sur les prostituées :

« Ah ! par exemple, faites coffrer les femmes ! ça, je vous l'accorde volontiers ; il me paraît que nous avons affaire ici à quelques créatures d'une insondable perversité et dont il importe de nettoyer la société. »

Partie I, chapitre 2

  • Cet exemple est révélateur de la place accordée aux femmes dans la société.

La place des femmes

Peu de femmes dans le roman ont un sort enviable. Elles sont souvent cantonnées dans des rôles figés imposés par la morale.

  • Pauline Molinier est une femme au foyer, inquiète pour ses enfants, trompée par son mari et résignée :

« Au fond, je me demande quel pourrait être l’état d’une femme qui ne serait pas résignée ? J’entends : d’une “honnête femme”… Comme si ce que l’on appelle “honnêteté”, chez les femmes, n’impliquait pas toujours de la résignation ! »

Partie III, chapitre 10

  • Madame Profitendieu a eu un enfant avec un amant mais est rentrée au domicile conjugal par devoir :

« Quand elle était avec son amant […] elle se disait : Va, tu auras beau faire, tu ne seras jamais qu’une honnête femme […] au bout de dix jours, elle rentrait repentante au foyer. »

Partie I, chapitre 2

  • Laura est abandonnée enceinte par Vincent.
  • Les La Pérouse ne s’entendent plus mais c’est elle qui part en maison de retraite alors que lui finira ses jours à la pension Vedel en restant utile à la société puisqu’il devient surveillant.
  • Rachel se sacrifie pour le bon fonctionnement de la pension Vedel.
  • Enfin, Lilian est tuée par son amant Vincent.

Seule Sarah Vedel n’a pas peur d’être libre ; elle est sensuelle et semble sans tabou : le jour du mariage de sa sœur Laura, elle s’allonge auprès d’Olivier devant son frère Armand et Édouard. Mais c’est au prix d’un jugement sévère d’Armand :

« Vous ne saviez peut-être pas que ma sœur était une putain ? »

Partie I, chapitre 12

De même, on apprend dans la troisième partie du roman que madame Profitendieu a enfin reconquis sa liberté en quittant son mari.

Conclusion :

S’il est difficile de résumer le roman de Gide du fait des nombreuses intrigues qui le composent, on peut au moins dégager deux sujets ou thématiques qui les englobent toutes et contribuent à créer une unité dans l’œuvre : la composition par Édouard de son roman et une critique assez sévère par Gide de la société française du début du XXe siècle.