Les Faux-Monnayeurs, un roman polyphonique

Introduction :

Les romans réalistes et naturalistes adoptent le plus souvent un point de vue omniscient : le narrateur, tel un dieu tout puissant, voit tout, sait tout, comprend tout de ses personnages, et reste fixe : c’est le même narrateur qui mène le récit du début à la fin. Gide, dans sa volonté de rompre avec cette esthétique, multiplie les points de vue narratifs et privilégie à l’objectivité recherchée par les réalistes la subjectivité des énoncés. Ainsi, presque tous les personnages des Faux-Monnayeurs sont susceptibles de devenir narrateurs. Ce qui intéresse Gide, ce sont moins les événements en eux-mêmes que la manière dont ils sont perçus puis racontés par un individu.

Dans un premier temps, nous allons montrer qui sont les narrateurs des Faux-Monnayeurs et par quel biais ils interviennent dans le roman. Puis nous étudierons les conséquences de cette polyphonie sur le récit et sur la manière dont le lecteur perçoit les événements racontés.

Les différents narrateurs et leur mode d’intervention

Le narrateur-auteur

Le début des Faux-Monnayeurs ressemble à première vue à un début de roman classique : la narration y est conduite par une voix qui s’exprime à la troisième personne du singulier. Mais l’originalité du dispositif apparaît assez vite : ce narrateur n’est ni une entité extérieure à l’histoire et dont on ne sait rien, ni un personnage ; il se présente comme son auteur.

Ainsi, en partie II, chapitre 7, il stoppe la narration pour porter un jugement sur ses personnages : « Profitons de ce temps d’été qui disperse nos personnages pour les examiner à loisir. » Il exprime son opinion sur Bernard : celui-ci est « trop jeune encore pour prendre la direction d’une intrigue » puis sur Olivier : « J’ai cru comprendre […] qu’il était un peu vaniteux. »

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À retenir

Si le narrateur est aussi l’auteur, ses relations avec ses personnages sont particulières : il ne les a pas créés ; il les observe, les laisse évoluer et agir en fonction d’un tempérament qu’il ne contrôle pas et les découvre en même temps que le lecteur.

Il n’est pas au courant de tout et ne peut donc tout dire, comme il le montre dès les premières pages :

« J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine [le serviteur des Profitendieu] a pu raconter à son amie la cuisinière ; mais on ne peut tout écouter. Voici l’heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. »

Partie I, chapitre 2

  • Le récit du narrateur ne représente donc pas une vision objective du monde mais partiale et partielle.

Seuls 20 chapitres du roman sur les 43 qu’il comporte sont racontés par ce narrateur-auteur. À cette narration particulière, il faut ajouter les interventions dans 12 autres chapitres qui laissent d’autres voix prendre le relais de la sienne. Parmi celles-ci, on compte la voix d’Édouard.

Édouard

Dans 12 des 43 chapitres, la narration est entièrement conduite à travers le journal d’Édouard, le personnage romancier. 4 autres entremêlent extraits de ce journal et narration par le narrateur-auteur. C’est dire si le journal d’Édouard participe pleinement de la narration : selon le principe de la mise en abyme, Édouard s’intéresse aux mêmes personnages que le narrateur-auteur et les événements qu’il rapporte s’inscrivent dans la trame narrative inaugurée par ce dernier. Ainsi, grâce à la lecture de ce journal, le lecteur du roman prend connaissance de faits aussi importants que ceux transmis par le narrateur-auteur.

Par exemple, au chapitre 8, partie I, Édouard, dans le train qui l’amène à Paris, relit des pages de son journal qui éclairent ses relations avec Laura : on découvre que celle que l’on ne connaissait jusqu’alors que comme la maîtresse de Vincent est très proche de lui et qu’elle a dans le passé, sans en avoir été pleinement consciente, éveillé en lui un sentiment amoureux. Édouard a cependant évolué sur ce point.

De même, les chapitres 11 à 13 de la partie I relatent la première rencontre d’Édouard avec Georges, son neveu, qui s’apprête à voler un guide de voyage dans une librairie ; cette rencontre nous renseigne sur la personnalité du garçon, voleur et menteur. On y apprend également le mariage de Laura avec Douviers et l’on fait connaissance avec la famille Vedel-Azaïs ainsi qu’avec le vieux La Pérouse ; tous ces personnages se retrouveront par la suite directement concernés par le suicide de Boris, le petit-fils de La Pérouse, qui se tirera une balle dans la tête à la pension Vedel-Azaïs.

Ce journal a une fonction dramatique importante.

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Définition

Fonction dramatique :

Avoir une fonction dramatique (du grec drama, « l’action »), c’est avoir un impact sur l’action et la faire évoluer.

Ainsi, dans les chapitres 11 à 13 de la partie I, nous avons accès au journal d’Édouard par l’entremise de Bernard qui le lui a subtilisé et le lit. Or, ce qu’il y apprend sur le désespoir de Laura, abandonnée par Vincent, l’entraîne à aller voir la jeune femme pour l’aider : il en tombera amoureux et chez elle, il rencontrera Édouard dont il deviendra le secrétaire.

D’autres narrateurs interviennent par le biais de lettres échangées.

Les auteurs de lettres

Les lettres reçues par certains personnages et souvent lues par quelqu’un d’autre représentent un autre moyen de faire circuler le rôle de narrateur. Ces lettres, au nombre de 8, ont la même fonction que les récits conduits par le narrateur-auteur ou par Édouard.

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Astuce

On trouve ces lettres en :

  • partie I, chapitres 2 et 8 ;
  • partie II, chapitres 1 et 6 ;
  • et partie III, chapitres 8, 10, 11 et 16.

Certaines d’entre elles nous révèlent des faits nouveaux qui s’inscrivent dans l’action.

Par exemple, après leur départ de Paris, lady Griffith et Vincent, apparemment destinés à devenir des personnages de premier plan puisqu’ils occupaient une place centrale dans les premiers chapitres de la partie I, partent en voyage. Ce sont deux lettres qui nous informent de leur destinée :

  • l’une, écrite de Dakar par Lilian Griffith elle-même à Robert de Passavant mais lue par Édouard, annonce leur projet de partir sur les bords de la Casamance et indique que leur relation est devenue un mélange d’amour et de haine (partie III, chapitre 11) ;
  • l’autre, écrite de Casamance par Alexandre Vedel à son frère Armand mais lue par Olivier fait état de sa rencontre avec un fou dont la femme se serait noyée dans le fleuve. Alexandre émet la supposition que le « fou » l’aurait lui-même poussée. Le narrateur-auteur ajoute ce commentaire : « Olivier rendit la lettre sans rien dire. Il ne lui vint pas à l’esprit que l’assassin dont il était ici parlé fût son frère. » (partie III, chapitre 16).

Il est notable aussi que des lettres enclenchent le récit. Ainsi, Bernard trouve des lettres que son vrai père avait adressées à sa mère et, comprenant par leur lecture qu’il est un bâtard, il écrit lui-même une lettre à son père de substitution pour lui annoncer qu’il quitte la maison (partie I, chapitre 1).

Outre le journal d’Édouard et les lettres, il existe encore d’autres types de textes qui portent la narration :

  • le narrateur-auteur s’exprime par le biais d’un carnet où il a consigné des remarques sur les personnages du roman (partie II, chapitre 7) ;
  • Édouard fait lire à Georges, son neveu, un extrait de son roman qui s’inspire de conversations réelles tenues au sujet de ses larcins (partie III, chapitre 15) ;
  • Sarah fait lire à Édouard un carnet intime de son père, le pasteur Vedel (partie I, chapitre 12) et, par effet d’emboitement, cela est rapporté dans le journal d’Édouard.

Ces autres biais par lesquels des narrateurs contribuent au récit offrent une nouvelle approche de la réalité.

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À retenir

Cette démultiplication des narrateurs et des cadres dans lesquels ils s’expriment confère au récit une dimension subjective revendiquée par Gide dans son Journal :

« Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l’auteur mais plutôt exposés (et plusieurs fois, sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence. »

Premier cahier, 21 novembre 1920

Les dialogues contribuent aussi à cette esthétique.

Les dialogues

Si les personnages qui dialoguent ne peuvent être considérés comme des narrateurs à part entière, leurs voix s’ajoutent cependant à celle des différents narrateurs. Comme dans le journal d’Édouard ou dans les lettres, les dialogues laissent s’exprimer la subjectivité des locuteurs. Leur « je » repose sur une vision et une appréciation personnelle des événements et des autres personnages. Or, les dialogues sont nombreux dans le roman. Ils sont la base de la création d’un personnage selon Gide :

« Le mauvais romancier construit ses personnages ; il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler dès avant que de les connaître, et c’est d’après ce qu’il leur entend dire qu’il comprend peu à peu qui ils sont. »

Deuxième cahier, 27 mai 1924

Ce parti pris de multiplier les points de vue subjectifs a des conséquences à la fois sur le récit et sur la lecture que nous en faisons.

Les effets de la polyphonie sur le récit et sur la lecture des Faux-Monnayeurs

Le récit

Le récit est comme éclaté ; les éléments d’information constitutifs de l’intrigue sont amenés par des personnages différents dont les propos se juxtaposent en se complétant ou en se contredisant.

  • Ils constituent les pièces d’un puzzle qui se construit progressivement.

Par exemple, dans un dialogue rapporté par le narrateur-auteur, Olivier révèle à Bernard que son frère Vincent a une maîtresse car il sort tous les soirs ; or, il a surpris une conversation nocturne entre une femme éplorée et Vincent dans l’escalier. Olivier pense donc que c’est elle que Vincent va voir quand il sort, et le lecteur le pense aussi puisqu’il ne dispose pas d’autres informations (partie I, chapitre 3).

Mais au chapitre suivant (partie I, chapitre 4) le narrateur-auteur détrompe le lecteur : « Non, ce n’était pas chez sa maîtresse que Vincent Molinier s’en allait ainsi chaque soir. » C’est en réalité chez Passavant qu’il se rend. Toutefois, on apprend que Laura, sa maîtresse qu’il a quittée, est enceinte de lui. Puis, c’est la lettre de Laura à Édouard (partie I, chapitre 8) qui complète les informations fournies par Olivier à Bernard et confirme que c’était bien Laura qui attendait Vincent dans l’escalier : « Je l’attendrai chez lui ce soir. »

Cette lettre nous donne aussi le point de vue de la jeune femme sur sa relation avec Vincent, sur Vincent lui-même et en même temps, elle nous apprend que Laura aimait auparavant Édouard. On apprend enfin par le journal d’Édouard que cet amour était partagé.

Parfois, ces points de vue, au lieu de se compléter, se contredisent. Par exemple, quand Édouard voit Georges pour la première fois chez un libraire sans savoir que c’est lui, il note dans son journal qu’il porte une rosette jaune à la boutonnière de sa veste :

« Je note tout cela par discipline et précisément parce que cela m’ennuie de le noter. »

Partie I, chapitre 11

Ce détail semble dépourvu de sens ; du moins Édouard n’en cherche-t-il pas. Mais plus tard, le vieil Azaïs livre à Édouard l’explication que lui a fournie Georges lui-même : le ruban jaune serait la marque d’appartenance à un petit groupe de garçons vertueux. Le vieil homme trouve cela charmant. Édouard, lui, comprend que Georges a menti mais il ignore encore, et le lecteur aussi, quelle est la signification exacte de la rosette :

« Je suis convaincu que le petit l’a fourré dedans […] Nous tâcherons de tirer cela au clair. »

Partie I, chapitre 12

Ici, les points de vue subjectifs s’emboîtent : c’est dans son journal qu’Édouard rapporte le récit que lui a fait Azaïs du récit de Georges. Enfin, un dialogue entre Georges et son camarade Phiphi (Philippe Adamenti) révèle au lecteur que ce ruban est en fait lié à la fréquentation d’une maison de prostitution (partie III, chapitre 4). Il est alors temps de s’en débarrasser car la maison a été fermée suite à une descente de police.

Cette juxtaposition de points de vue a des effets sur la lecture du roman.

La lecture

C’est au lecteur de faire le tri des informations parfois contradictoires qui sont délivrées. Gide écrit à ce propos :

« Je voudrais que dans le récit qu’ils [les personnages] en feront, [l]es événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir. L’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner. »

Premier cahier, 21 novembre 1920

Le lecteur doit donc éviter de prendre pour argent comptant toute narration passée par le filtre d’une subjectivité et se retrouve dans la situation d’un lecteur de roman policier où tous les personnages, parfois même le narrateur principal, sont susceptibles de mentir volontairement ou involontairement parce que chacun perçoit le réel en fonction de son tempérament, de son expérience, de son éducation… Si, dans le cas de la rosette jaune, le lecteur, connaissant Georges, se doute bien que la rosette n’est pas un symbole de vertu, dans d’autres cas, il est confronté à des récits contradictoires sans jamais pouvoir faire la part des choses.

C’est le cas des plaintes réitérées de La Pérouse qui se dit persécuté par sa femme alors que celle-ci prétend justement le contraire (partie I, chapitre 18). L’évolution de la situation du couple – elle part en maison de retraite, lui s’installe à la pension Vedel-Azaïs – ne permettra pas de faire la part des choses.

Les personnages eux-mêmes, souvent placés dans une situation de lecteurs (Bernard lit le journal d’Édouard, les lettres sont souvent lues par d’autres personnages que leurs destinataires) prennent conscience des multiples facettes du réel et des limites de leur perception propre. Bernard, en lisant le journal d’Édouard, découvre un autre Olivier que celui qu’il connaît et se sent comme trahi :

« Bernard, à mesure qu’il avançait dans sa lecture, s’étonnait toujours plus, admirait toujours plus, mais un peu douloureusement, de quelle diversité se montrait capable cet ami qu’il croyait connaître si bien. »

Partie I, chapitre 12

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À retenir

Ce travail de « rétablissement » se produit aussi chez certains personnages dans la relation qu’ils ont à eux-mêmes. Ainsi, quand le narrateur-auteur retranscrit un extrait de son carnet pour appuyer ce qu’il vient de dire sur Bernard, il prend conscience que ce carnet n’est plus fidèle à ce qu’il perçoit désormais du personnage (partie II, chapitre 7).

Conclusion :

Le foisonnement de l’action dans Les Faux-Monnayeurs est donc soumis à celui des personnages qui sont autant de narrateurs possibles et d’interprètes de la réalité. Celle-ci fluctue au gré des points de vue successifs qui en rendent compte, ce qui impose au lecteur de prendre en compte cette diversité du réel et de procéder à un travail de reconstitution de l’histoire.