Les limites du modèle néoclassique et la révolution keynésienne

Introduction :

Le salariat est une forme d’organisation du travail par laquelle une personne fournit une prestation (son travail) en échange d’une rémunération (son salaire). Le salariat s’est fortement développé à partir de la révolution industrielle (au XIXe siècle). Aujourd’hui par exemple, en France, neuf personnes sur dix qui travaillent sont salariées.

Nous allons étudier ici ce qui fait que la relation entre les employeurs et les travailleurs ne fonctionne pas comme un marché parfait. Nous verrons dans un premier temps que le marché du travail produit de profonds déséquilibres. Puis, dans un second temps, que l’organisation du travail fait référence à d’autres mécanismes bien spécifiques et différents de ceux qui sont propres à ceux d’un marché.

Les déséquilibres du marché du travail

Le marché du travail est un marché imparfait. À tel point qu’il ne permet pas l’apparition d’un salaire d’équilibre qui favoriserait le plein emploi.

Un marché imparfait

Dans la théorie néoclassique, le marché du travail fonctionne selon les principes de la concurrence pure et parfaite. On considère qu’on est face à une atomicité des agents homogènes, libres d’entrer et de sortir du marché, parfaitement mobiles et ayant accès à l’information de façon transparente.

On constate pourtant qu’en ce qui concerne l’offre de travail (les travailleurs), les profils de chacun sont largement hétérogènes, puisque tous ont des qualifications différentes.

  • La théorie du capital humain de Gary Becker dit que les individus disposent d’un stock de connaissances et de savoir-faire qui leur est propre et qui peut être valorisé économiquement.

Aussi, si quelqu’un est retenu pour un poste de travail, c’est en raison de son niveau de diplôme, mais aussi de ses expériences, de ses valeurs, de son état de santé ou de sa personnalité.

Gary Becker a démontré qu’en améliorant leur formation, les travailleurs parviennent à améliorer leur propre productivité et donc à se distinguer les uns des autres. Cette hétérogénéité des profils explique que les taux de salaires proposés varient d’un individu à un autre, d’un poste à un autre, d’une entreprise à une autre. À cela s’ajoutent des discriminations de recrutement, en fonction de l’âge, de l’expérience, du sexe ou de l’origine ethnique.

Le critère d’atomicité lui non plus n’est pas respecté : alors que les demandeurs d’emplois sont de plus en plus nombreux, les postes proposés restent largement insuffisants pour faire travailler tous les chômeurs.

  • Au-delà du marché du travail, la demande de travail dépend donc, en premier lieu, du niveau d’activité économique, bien plus que de la croissance.

De plus, la transparence de l’information n’est pas totalement atteinte : il faut du temps à une personne qui se retrouve au chômage pour comprendre où et comment accéder aux offres d’emploi, comment identifier celles qui sont susceptibles de correspondre à son profil ou quels sont les secteurs qui recrutent.

Il y a aussi la problématique de la diversité des supports de recherche d’emploi : on peut se rendre dans les agences spécialisées, consulter les petites annonces (presse, affichage public), utiliser internet, faire appel à son réseau social ou miser sur le bouche à oreille.

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Définition

Asymétrie d’information :

On dit qu’il y a une asymétrie d’information : cela signifie que les personnes sur le marché du travail n’ont pas toutes accès à cette information de la même façon et en même temps.

Enfin, les travailleurs sont loin d’être tous mobiles. Leurs contraintes sociales et familiales les lient souvent à un territoire et les empêchent de se déplacer vers les espaces géographiques qui recrutent.

Ces éléments viennent ainsi contester l’idée que le marché du travail serait un marché de concurrence pure et parfaite : la théorie néoclassique paraît alors partiellement infondée. À cela s’ajoute le fait que l’émergence d’un salaire d’équilibre s’avère très compliquée, notamment en raison de ce que l’on appelle le salaire d’efficience.

La théorie du salaire d’efficience

Pour comprendre cette théorie du salaire d’efficience, il faut se mettre dans la peau d’un employeur, dans le contexte d’une offre de travailleurs hétérogène.

Quand il recrute, il fait un arbitrage travail/capital entre la productivité marginale de chacun des deux facteurs. S’il décide d’embaucher, c’est parce qu’il espère que les coûts engendrés par un nouvel employé seront compensés par les gains de productivité qu’il lui procurera. Pour être certain d’attirer les meilleurs profils de travailleurs, il va donc proposer un salaire légèrement supérieur au salaire d’équilibre, celui qui devrait logiquement s’appliquer au regard de l’offre et de la demande. Les personnes à la recherche d’un emploi qui vont postuler seront ainsi particulièrement motivées pour le poste proposé.

Dans la même logique, les employeurs peuvent aussi choisir de payer plus cher leurs salariés déjà en poste. Le salaire devient alors un instrument de motivation : parce qu’ils sont plus payés que les autres, ils vont accroître leur productivité.

  • C’est la théorie de l’incitation : en étant payé plus, on est incité à travailler davantage, et mieux.

Ce salaire d’efficience a aussi pour objectif de réduire le turnover, autrement dit la rotation de la main d’œuvre au sein d’une même entreprise. Il sert d’argument pour moins tenter les salariés en place de rechercher un emploi ailleurs. Il a enfin pour dernier objectif de réduire les coûts de la surveillance et du contrôle par l’employeur : puisque les salariés travaillent mieux, il y a moins besoin de les surveiller.

Le salaire d’efficience a donc quatre objectifs :

  • attirer les meilleurs chômeurs ;
  • stimuler la productivité des salariés ;
  • fidéliser ces mêmes salariés ;
  • réduire les coûts du contrôle.

Le salaire d’efficience proposé par la demande de travail (les employeurs) est supérieur à ce que devrait être le salaire d’équilibre. La différence entre la quantité d’équilibre et la quantité correspondant au salaire d’efficience correspond à un chômage qui ici n’est pas volontaire, mais qui est dû aux pratiques des employeurs.

offre et demande de travail salaire d’équilibre ses terminale

En raison de ses imperfections et de son incapacité à faire apparaître un salaire d’équilibre, le marché du travail ne correspond pas à ce qui était proposé par le modèle néoclassique : il est imparfait. Nous allons à présent voir qu’au-delà de ces imperfections, la relation salariale est tellement spécifique qu’elle ne peut pas se réduire à une relation marchande.

Un fonctionnement distinct de celui d’un marché

Le marché du travail n’est pas unifié, on dit qu’il est segmenté. Dans son ensemble, la relation salariale est une relation complexe qui est le résultat de traditions historiques et qui inclut aussi une dimension sociale.

Le marché du travail, un marché segmenté

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À retenir

La théorie de la segmentation du marché du travail suggère qu’il serait divisé en deux parties. Chacune d’entre elles est complètement indépendante de l’autre, très nettement séparée, et regroupe certaines catégories de travailleurs.

  • Le premier segment est constitué par le marché primaire.

Il se compose d’emplois stables, bien rémunérés, qui offrent un statut social valorisé. Il regroupe donc les contrats à durée indéterminée (les CDI), à temps complet, qui sont réservés aux individus qualifiés et offrent de nombreux avantages sociaux (comme davantage de congés payés ou des tickets restaurant). Les conditions de travail y sont particulièrement bonnes et les perspectives de carrière et de promotion élevées.

  • Le second segment est le marché secondaire.

Ce sont ici les emplois instables, précaires, généralement moins bien payés, comme les CDD, les emplois à temps partiels ou en intérim. Les conditions de travail sont généralement mauvaises, il n’y a pas d’avantages sociaux et aucune perspective de carrière. Ils regroupent généralement des travailleurs peu qualifiés, les jeunes, les immigrés…

  • La présence dans l’un ou l’autre des segments dépend des caractéristiques personnelles des travailleurs.

marché du travail segment primaire et secondaire ses terminale

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À retenir

La fonction du secteur primaire est, pour les entreprises, de maintenir un niveau de demande suffisant. Comme les travailleurs gagnent plus d’argent et disposent d’un emploi stable, ils pourront plus facilement consommer. La fonction du secteur secondaire est, en revanche, de réduire les coûts de production.

Une autre forme de dualisme du marché du travail consiste à distinguer un marché interne et un marché externe. Le marché interne rassemble les travailleurs qui sont recrutés au sein même de leur entreprise. Quand celle-ci décide de créer un emploi, elle se tourne en priorité vers ses propres employés pour le pourvoir. Les travailleurs extérieurs à l’entreprise, qui constituent le marché externe, sont alors complètement exclus de ces postes puisqu’il leur est impossible d’y postuler.

  • Avec les théories de la segmentation du marché du travail, un mécanisme de tri s’opère donc entre les salariés. Cela signifie très concrètement qu’il n’existe pas d’offre de travail à proprement parler.
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Attention

Une analyse en termes de marché classique de concurrence n’est alors pas appropriée : le marché du travail n’existe pas.

On peut alors se demander ce qu’il en est du travail en tant que tel : est-ce réellement une marchandise comme les autres comme le prétendent les néoclassiques ? Pour y répondre, il faut revenir sur ce qui fait la spécificité de la relation salariale.

La spécificité de la relation salariale

Pour que le travail soit une marchandise, il faudrait que ce soit un « bien » ou un « service » produit volontairement pour en tirer un bénéfice. Pour cela, il faudrait aussi qu’il soit le résultat d’une combinaison productive entre différents facteurs de production. Or, ce n’est absolument pas le cas. Le travail ne peut pas être vendu ni échangé contre un salaire par la confrontation d’une offre et d’une demande. Le nombre de création d’emplois ne dépend donc pas du prix du travail mais de la quantité de production nécessaire pour réaliser des bénéfices.

On ne peut pas non plus affirmer que le salaire soit déterminé sur un marché. Bien souvent, il est défini soit avant la publication de l’annonce de recrutement, soit après, pendant ce même recrutement. On dit qu’il se définit « hors marché ». Les salaires se négocient en effet entre les patrons et les syndicats qui représentent les salariés. Il y a tout un processus de concertation, par exemple avec la signature de conventions collectives.

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Définition

Convention collective :

Les conventions collectives sont des accords qui définissent les modalités de travail, les avantages sociaux et les conditions de salaire.

En se regroupant, les travailleurs comme les employeurs définissent collectivement le niveau de fixation du salaire, ils n’agissent plus du tout comme des agents individuels et atomisés.

De même, les niveaux de salaires sont souvent négociés pendant les processus de recrutement, et il n’est pas rare que le contrat signé établisse finalement un niveau supérieur à celui qui était annoncé.

Contrairement à ce qu’affirment les néoclassiques, la relation salariale n’est pas quelque chose qui s’établit à un moment donné mais qui est le résultat d’un processus plus ou moins long de négociation.

À travers les exemples de la segmentation du marché du travail comme de la spécificité de la relation salariale, on comprend donc mieux pourquoi l’analyse néoclassique doit être nuancée.

Conclusion :

Le marché du travail fait face à d’importants déséquilibres qui remettent en cause ses fondements issus de la pensée néoclassique :

  • les agents y sont d’abord hétérogènes, comme l’explique la notion de capital humain ;
  • il n’y a pas d’atomicité réelle de la demande de travail ;
  • l’information est asymétrique ;
  • les travailleurs ne sont pas mobiles.

Au-delà des conditions de la concurrence pure et parfaite qui ne sont pas réunies, le salaire d’équilibre qui permettrait d’atteindre un équilibre de plein emploi ne peut exister en raison des salaires d’efficience qui sont pratiqués. Les employeurs payent leurs salariés plus chers pour stimuler leur productivité, les fidéliser et réduire les coûts liés à leur contrôle. Un chômage involontaire apparaît alors.

Plus globalement, l’analyse de la relation salariale conduit à penser qu’il n’existe pas de marché unique du travail. Tout d’abord parce qu’il est segmenté entre un marché primaire et un marché secondaire, tous deux imperméables et avec leurs propres règles. Ensuite, parce que le travail n’est pas une marchandise, et que le salaire ne se définit pas en confrontant une offre à une demande, mais en se négociant collectivement.