Parcours du héros et engagement social : Qu'Allah bénisse la France, Abd Al Malik

Introduction :

Abd Al Malik est ce qu’on appelle un artiste « moderne ». Il s’est fait connaître comme musicien, entre slam, rap et jazz, mais s’illustre ici avec un récit autobiographique dans lequel il entremêle son parcours artistique, des influences plus spirituelles, et sa construction personnelle.

Il s’agira dans ce cours de s’interroger sur l’écho entre l’évolution du héros et l’engagement social de l’auteur, sachant que les deux ne font qu’un.

Nous aborderons tout d’abord les éléments liés au paratexte. Nous nous pencherons ensuite sur l’incipit. Enfin, nous étudierons les aspects essentiels de l’œuvre.

Vie et œuvre

Abd Al Malik, artiste engagé

Dans son œuvre, Abd Al Malik raconte son parcours, évoque ses valeurs et aspirations. On découvre qu’Abd Al Malik, de son véritable nom Régis, est un écrivain et artiste d’origine congolaise. Il est né et a vécu dans la banlieue de Strasbourg. Sa jeunesse l’a conduit à connaître les dangers et excès (religion, violence) de la vie en cité.

Abd Al Malik en 2015, photos ©Georges Biard CC BY-SA 3.0 Abd Al Malik en 2015, photos ©Georges Biard CC BY-SA 3.0

Son parcours le mène vers la sagesse et l’apaisement, notamment grâce à son attachement à la culture et à l’école. Son goût pour les études l’a sensibilisé à l’écriture et à la musique, lui permettant de devenir l’artiste qu’il est aujourd’hui. Abd Al Malik s’est fait notamment connaître avec son album Gibraltar (prix Constantin 2006).

Abd Al Malik cite Malcolm X, écoute Jacques Brel, étudie Albert Camus et lit Aimé Césaire, autant d’auteurs (de chansons, romans, poèmes, discours…) qui expriment un engagement, une forme de militantisme humaniste.
Les mots de Malik, chantés ou non, sont parfois des cris de révolte et d’espoir nés de la banlieue et dont l’écho tend vers l’universel.

« Aujourd’hui la couleur de ma peau n’est plus un drapeau
Juste un arc-en-ciel où se reflète l’universel
Aujourd’hui grâce à l’Amour et le spirituel
Le Noir, le Blanc d’hier sont devenus des frères »

Extrait de la chanson « Noir et Blanc » de l’album Le face à face des cœurs, 2004.

Présentation de Qu’Allah bénisse la France

Afin d’aborder la logique, la construction, l’esprit et l’écriture de l’œuvre d’Abd Al Malik Qu’Allah bénisse la France, il est intéressant de s’arrêter quelque peu sur le titre de chacun des chapitres :

  • Deux vies pour le prix d’une
  • Le grain de sénevé
  • Islam de banlieue
  • Vers l’universel
  • En chemin vers l’Autre

Ces titres sont le reflet de divers aspects de son existence. On y retrouve la dimension autobiographique du livre (« vies »), l’idée de parcours et d’évolution (« vers l’universel », « en chemin vers l’Autre ») et donc d’un mouvement, l’importance de la religion et de sa conversion (« Islam »), de ses origines (« banlieue »), de ses aspirations et ambitions en tant qu’écrivain et artiste (« universel »), et de ses valeurs (« l’Autre »).

Concernant le titre « Le grain de sénevé » (le sénevé est une plante), il est aussi celui d’une parabole chrétienne :

« Jésus leur proposa une autre parabole, et il dit : le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et semé dans son champ. C'est la plus petite de toutes les semences ; mais, quand il a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches. »

L'Évangile selon Matthieu, chapitre 13, versets 31 et 32.

La signification de ces versets est à rapprocher de l’autobiographie de l’auteur : Malik grandit, sort de terre en quelque sorte, et s’épanouit. Il s’agit également de la naissance de sa foi et de sa conversion à l’islam. Ce petit « grain » désigne la foi.

Une œuvre autobiographique

Les premiers éléments qui amènent à lier Qu’Allah bénisse la France au genre autobiographique – et ce même si le terme n’est pas employé par l’auteur –, sont contenus dans le paratexte.

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Définition

Paratexte :

Éléments textuels qui accompagnent l’œuvre.

  • Dans la dédicace :

« À ma mère qui a fait de moi l’homme que je suis, et à mon père que j’ai retrouvé… »

Dans ces mots, nous retrouvons le « je » de l’auteur présent dans le très explicite « je suis », entouré de ses deux parents : « mère » et « père ».
Le héros, avant même le début du livre, fait référence à son évolution personnelle, s’apprêtant à nous la conter, et rend hommage à sa famille sans qui il ne serait pas devenu celui qu’il est aujourd’hui.

  • Dans l’avertissement :

« Certaines personnes ont pu se sentir heurtées par quelques-uns des propos tenus sur eux dans le livre, et je tiens à m’en excuser sincèrement. Mais il s’agit de mon histoire de vie : je me devais de raconter. »

Cet avertissement qui précède le premier chapitre a valeur de pacte autobiographique. En effet, l’auteur impose un « je », évoque « sincèrement » ses pensées. En anticipant la gêne des personnes évoquées dans son livre, Abd Al Malik en affirme indirectement la véracité et ainsi la dimension autobiographique. Enfin, concernant ce pacte autobiographique, il est encore davantage présent dans la dernière phrase avec les termes : « mon histoire de vie », « je », et « raconter ».

  • Dans la 4e de couverture :

L’éditeur propose non seulement un résumé du livre, mais surtout un aperçu de la jeunesse de son auteur : de sa « négritude » à son éveil à l’islam, de la fratrie qui l’a vu grandir à la naissance de son premier album, Gibraltar, autant d’éléments qui annoncent le genre autobiographique de l’œuvre.

Analyse de l’incipit

« Je suis né à l’âge de trois ans. Je n’ai aucun souvenir de ce que j’ai pu vivre avant ce 11 octobre 1978 ; à partir de cette date, tout est parfaitement gravé dans mon esprit. Ce jour-là fut celui qu’avait choisi mon petit frère Fayette pour venir au monde, à l’hôpital civil Blanche Gomez de Brazzaville, Congo. Moi, Régis de mon nom de baptême, j’avais vu le jour à Paris dans le 14e arrondissement. J’avais à peine deux ans quand notre père, issu de l’ethnie vili, avait été rappelé au pays pour y exercer de hautes fonctions, après avoir obtenu en France son diplôme des sciences politiques ; il était pressenti comme l’un des futurs conseillers du Premier ministre d’alors. Notre mère, issue de l’ethnie téké, qui avait émigré à contrecœur et souffrait du mal du pays, s’était réjouie de ce retour quasi inespéré. »

Abd Al Malik, Qu’Allah bénisse la France, 2004.

Un texte autobiographique

Dès les premières lignes du récit, l’auteur confirme le pacte autobiographique annoncé dès l’avertissement, ancrant le livre dans le genre. En effet, la phrase « à partir de cette date, tout est parfaitement gravé dans mon esprit » signifie que tout ce qui va suivre sera la simple vérité. L’expression initiale « je suis né » confirme également le genre autobiographique, de même que « j’avais vu le jour ».

Les premiers souvenirs d’Abd Al Malik sont familiaux et africains, avec un mélange culturel entre France et Congo déjà très présent : « petit frère Fayette » ; « l’hôpital civil Blanche Gomez de Brazzaville, Congo » ; « Paris dans le 14e arrondissement » ; « notre père » ; « ethnie vili » ; « France » ; « notre mère » ; « ethnie téké ».

  • L’identité des parents et leur histoire professionnelle et personnelle contribuent au métissage de Régis et ses frères.

Le choix d’Abd Al Malik est intéressant dans le sens où, même s’il commence son récit avec un « je » explicite, il préfère se dévoiler indirectement à travers ses parents et la naissance de son frère, afin de mieux affirmer que sa vie, son existence, son histoire, son identité et tout ce qui va suivre cette première page sont le fruit d’un même arbre familial.

Un texte annonciateur de l’œuvre

Cet incipit est également un condensé des enjeux de l’œuvre, qu’ils soient thématiques ou stylistiques.

Les thèmes de l’œuvre

La famille est très présente dans ces premières lignes comme dans la suite du récit ; l’importance des origines et du métissage également, qui est ici une appartenance à la fois à un pays (la France) et à une culture (celle du Congo).
Autre thème central, la religion : le héros s’appelle Régis et a été baptisé (« Régis de mon nom de baptême ») alors que l’auteur du livre se nomme Abd Al Malik et fait le récit, entre autres événements, de sa conversion à l’islam.

Le style de l’œuvre

Le style de l’œuvre est également annoncé dès l’incipit. Il est intéressant de noter que celui-ci est assez académique, littéraire, classique, et que c’est à travers ce style littéraire que le lecteur va découvrir la vie en banlieue. Comme si l’auteur voulait affirmer, en plus de son évolution sociale, un parcours linguistique et culturel, reconnaître l’influence de ses lectures.

Analyse de l’œuvre

Un parcours social, artistique et spirituel

« Quand il réintégra finalement le groupe pendant les sessions d’enregistrement de notre premier album, il n’était pas rare qu’Aïssa se présente au studio complètement ivre. Il était évident, mais je ne devais le comprendre que plus tard, que comme des milliers de jeunes des cités, en passant ainsi d’un extrême à l’autre, il ne faisait qu’exprimer sa détresse existentielle, son incapacité à trouver sa place dans un monde qu’il ne comprenait pas et qui ne semblait pas vouloir de lui. Que cherchait-il au juste ? Que cherchent tous ces jeunes à la dérive qui se suicident à l’aide d’un islam extrême ou à coups de canettes de bière suralcoolisées et de spliffs dix fois trop chargés ? La passion pour l’école et les études m’avaient épargné de nombreux pièges mais j’étais essentiellement aussi fragile que mon cousin, finalement prêt à basculer à chaque instant. »

Abd Al Malik, Qu’Allah bénisse la France, 2004.

Dans l’extrait ci-dessus, tiré de la deuxième partie du livre, on retrouve les thèmes de la société, de la musique et enfin de la religion. Tout cela reflète le parcours du héros.

Dans cet extrait, le quotidien et les questionnements de Malik s’enchevêtrent. Ce dernier s’est lancé dans la musique et s’y investit jusqu’à sortir un « premier album ». Cette réussite artistique est perturbée par le comportement d’Aïssa qui semble quelque peu à la dérive. Il dérive, d’ailleurs, « d’un extrême à l’autre », errant entre le rigorisme religieux et les excès du corps. Abd Al Malik est spectateur de cela, constate les déviances des uns et des autres, les dangers et les maux de la cité. Lui, nous raconte-t-il, s’est protégé tant bien que mal de ces risques avec « l’école et les études ».

Réflexion sur le genre

L’un des intérêts de l’œuvre d’Abd Al Malik Qu’Allah bénisse la France réside dans sa complexité et son genre protéiforme. En effet, on peut aborder ce livre et son genre sous divers angles.

  • Un récit autobiographique

Comme vu précédemment, Abd Al Malik propose ici une œuvre autobiographique où il raconte sa vie en insistant sur son parcours spirituel et artistique.

  • Un récit urbain

Le livre relève aussi du récit urbain par le contexte au sein duquel évolue Abd Al Malik. La banlieue est omniprésente, ainsi que ses habitants et ses dangers.

  • Un récit d’apprentissage

Au XIXe siècle, le roman d’apprentissage raconte l’ascension sociale d’un héros dans un milieu qui lui est souvent étranger. On retrouve ici des caractéristiques similaires : le héros, Régis, qui devient Abd Al Malik, évoque sa progression dans l’univers urbain de la banlieue et les étapes de son apprentissage du monde, de l’art et de la religion.

  • Un récit sociologique

Tout au long du livre, l’auteur donne à découvrir des portraits, des rencontres, offre une image multicolore de sa vie à travers la banlieue mais pas seulement. Au-delà de son regard sur le milieu urbain, Malik affirme l’importance de la culture dans la construction de sa propre personne, l’importance de ses lectures dans la formation de son identité.

Conclusion :

Abd Al Malik propose une œuvre aux intérêts multiples, que ce soit dans le choix du genre (autobiographie, récit d’apprentissage, réflexion sociologique), dans les thèmes présents (banlieue, violence, culture, école, famille) ou dans le parcours spirituel du héros (origines chrétiennes, dérives illégales et immorales, conversion à l’islam et apaisement personnel).

Ce livre pose de nombreuses questions sur l’identité, l’intégration, l’importance de la culture et de la lecture pour exister dans la société. C’est une œuvre à la fois optimiste si on considère le chemin tracé par Abd Al Malik, et fataliste relativement au destin des êtres croisés et parfois disparus, qui n’ont pas su s’extirper de la misère qui les guette en banlieue.