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Sujet bac ES/S - Annale français 2017 - Corrigé - Commentaire
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Corrigé bac

Commentaire
Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Deuxième partie, extrait (1951)

Marguerite Duras est une femme de lettres française du XXe siècle reconnue comme romancière (elle a notamment reçu le prix Goncourt pour L’Amant), dramaturge mais aussi réalisatrice. Elle est révélée en 1951, quand elle publie Un barrage contre le Pacifique, un roman d’inspiration autobiographique dont l’action se situe en 1920, en Indochine. L’extrait que nous allons commenter aborde le thème du cinéma, cher à Marguerite Duras. Suzanne, l’héroïne du roman qui mène une existence misérable, se retrouve dans une salle de cinéma et assiste à la projection d’un film. Comment et jusqu’où se laisse-t-elle emporter par la fiction ? Après avoir montré que la salle de cinéma représente en elle-même un lieu propice à l’évasion, nous verrons comment Suzanne se laisse absorber avec bonheur par la fiction, puis nous analyserons la distance ironique dont se teinte le récit.

La salle de cinéma représente en elle-même un lieu propice à l’évasion, un lieu dans lequel il est possible, pour quelques instants, d’échapper à la réalité.
Elle apparaît dans un premier temps comme un lieu de refuge pour Suzanne. Elle s’y retrouve seule, sans personne qu’elle connaît : « Joseph n’était pas au cinéma. Personne n’y était, même pas M. Jo » (l. 2-3). Cette solitude et cet anonymat sont à nouveau soulignés par les expressions « un cinéma pour s’y cacher » (l. 1-2), « Suzanne se sentit désormais invisible » (l. 4-5). C’est le point de vue interne de Suzanne qui est adopté, comme l’indique le verbe « se sentit » (l. 4) dont elle est le sujet. Si la solitude et l’anonymat pourraient sembler négatifs, ils sont bien, au contraire, perçus de façon positive par Suzanne. Cette apparente contradiction se retrouve dans l’oxymore « se mit à pleurer de bonheur » (l. 5), où le nom « bonheur » s’oppose au verbe « pleurer » qui le précède en évoquant le malheur.

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Astuce

Une oxymore est une figure de style qui réunit deux termes dont le rapprochement est inattendu et, en apparence, contradictoire. Par exemple : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles. » (Pierre Corneille).

Plus qu’un refuge, le cinéma apparaît comme une parenthèse enchantée dans la vie de Suzanne. C’est ce que suggère le terme mélioratif « oasis » (l. 5) : le cinéma accorde à la jeune fille un moment d’exception, en rupture avec la réalité. La « nuit » (l. 6) qu’il offre, qualifiée d’« artificielle » parce que le spectateur se trouve plongé dans l’obscurité en plein jour (« la salle noire de l’après-midi » l. 5), s’oppose à « la vraie nuit » (l. 7) puis à « toutes les vraies nuits » (l. 7-8). De nombreux termes à connotation positive décrivent cette « nuit artificielle » : ce sont ceux du champ lexical de l’égalité et de la générosité (« démocratique », l. 6 ; « égalitaire », l. 6 ; « ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits », l. 9) qui renvoient, en creux, à ce que n’est pas la réalité de la société dans laquelle vit Suzanne. L’anaphore des mots « nuit » et « plus que » traduit l’enthousiasme de la jeune fille, emportée dans cette parenthèse enchantée avant même que le film ne commence.

Si la salle de cinéma en elle-même offre d’emblée un lieu en rupture avec la réalité, la projection à laquelle assiste Suzanne va permettre son évasion dans la fiction.
Le récit du film commence brutalement au troisième paragraphe, sans être annoncé, avec la phrase « C’est une femme jeune et belle » (l. 12). Alors que le récit avait été entamé au passé (« ne trouva pas », l. 1 ; « n’était pas commencée », l. 2 ; etc.), il passe au présent de narration, temps employé jusqu’à la fin de ce paragraphe racontant le film (« se perdent », « tombent », l. 14 ; « avance », l. 15 ; etc.) : ainsi le personnage, de même que le lecteur, se trouve plongé dans la fiction, comme s’il en était directement témoin, comme si elle se déroulait sous ses yeux. En outre, cette phrase qui ouvre le paragraphe comporte une ambiguïté énonciative qui révèle l’identification immédiate du personnage à l’héroïne du film : on peut croire en effet, au premier abord, que la « femme jeune et belle » est Suzanne elle-même. Ce phénomène d’identification, de confusion entre le réel et la fiction se poursuit jusqu’à la fin du paragraphe à travers les phrases « on a envie de la prévenir » (l. 22), « On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait » (l. 27-28). Le pronom « on » semble réunir Suzanne, tous les spectateurs, le narrateur et le lecteur dans une « grande communion » (l. 27) et donc un grand moment de bonheur.
Cette évasion dans la fiction se produit à la faveur de l’univers très romanesque dans lequel Suzanne est plongée. Tous les ingrédients traditionnels d’un conte de fée s’y trouvent : des personnages de haut rang (« costume de cour », l. 12 ; « noble », l. 20), beaux (« sa beauté », l. 17 ; « beau », l. 19), riches (« beaucoup d’argent », l. 18) et amoureux (« l’amour l’attend », l. 19 ; « je vous aime », l. 25). Ces éléments, tous positifs, sont à l’opposé du quotidien de Suzanne qui s’évade avec bonheur dans la fiction.

Alors que Suzanne semble prendre plaisir à se laisser absorber par la fiction, le récit se teinte d’une certaine ironie.
L’univers romanesque du film est constitué de nombreux clichés : le choix du carnaval de Venise comme contexte de la naissance des sentiments du couple (« C’est au carnaval de Venise que l’amour l’attend », l. 19), le rôle de la femme indifférente à ses nombreux admirateurs, avec les métaphores du jeu de quille et du navire (« les hommes tombent sur son sillage comme des quilles et elle avance au milieu de ses victimes […] libre comme un navire », l. 14-16), le rôle de l’homme qui déclare sa flamme le premier (« Il dit je vous aime. Elle dit je vous aime moi aussi. », l. 25), la métaphore filée du coup de foudre (« Il arrive tel l’orage et tout le ciel s’assombrit », l. 22 ; « Le ciel sombre de l’attente s’éclaire d’un coup. Foudre d’un tel baiser », l. 26). Le caractère attendu de ces clichés est souligné par la narratrice elle-même, laissant percevoir une certaine ironie : « on ne saurait lui en imaginer un autre, on ne saurait rien lui imaginer d’autre que ce qu’elle a déjà, que ce qu’on voit » (l. 12-14), « on sait que ça y est, c’est lui » (l. 21), « on le sait avant elle » (l. 22).

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Astuce

Un cliché est une banalité, un stéréotype, un lieu commun, c’est-à-dire une idée ou une expression trop répandue.

Le ton ironique est particulièrement manifeste dans la narration de ces clichés par l’emploi des modalisateurs qui laissent entrevoir le jugement de la narratrice : « naturellement » (l. 18), « le canal qu’il faut » (l. 24), « une lanterne qui a, évidemment, d’éclairer ces choses-là, une certaine habitude » (l. 24), « c’est ça qui est formidable ». Cette ironie donne un ton amer au récit : elle semble dénoncer à la fois le caractère artificiel et trompeur du cinéma et la complaisance du personnage dans cet univers romanesque, loin de la réalité, qui, elle, laisse présager de grandes désillusions pour Suzanne.

Dans cet extrait, le personnage de Suzanne trouve dans la salle de cinéma comme dans le film lui-même le moyen de s’évader d’une réalité difficile en se laissant absorber par la fiction et en s’identifiant à l’héroïne. Si c’est pour elle l’occasion de vivre un grand moment de bonheur, la narratrice ne manque pas, en employant l’ironie, de laisser présager de grandes désillusions pour son personnage. Ainsi, la fiction s’invite ici dans la fiction et suscite une réflexion sur l’illusion produite par le cinéma comme par la littérature.