1er sujet Défendre ses droits, est-ce défendre ses intérêts ? |
Pour vivre une vie conforme à la dignité humaine, il faut qu’un certain nombre de conditions soient remplies. C’est ce qui est théorisé par le concept de « droits », qui renvoie à ce qui doit revenir à l’homme pour que la justice soit respectée. Les droits en effet, qu’ils renvoient à l’idée de droits naturels, par essence attribués à l’homme, ou à l’idée de droit positif, c’est-à-dire à des droits forgés par les lois humaines, désignent un ensemble de possibilités dont l’homme peut légitimement ou légalement se prévaloir. Les droits sont donc des possibilités et des libertés. Ils délimitent et encadrent les actions humaines, mais ils les rendent également possibles. Il est donc dans l’intérêt de chacun d’avoir des droits. Il faut entendre par « intérêt » ce qui convient à une personne ou à une collectivité, ce qui lui donne avantage, ou même ce qui lui plaît.
Une dissertation vous demande toujours d’étudier en profondeur plusieurs concepts ou notions. Il ne s’agit jamais de les étudier pour eux-mêmes mais de réfléchir sur le lien qui unit les deux ou trois concepts proposés par l’énoncé. Ici, il faut donc, dès l’introduction, montrer le rapport entre les notions de droits et d’intérêts.
On voit qu’il est difficile d’appréhender le concept de droit en éliminant celui d’intérêt. Mes droits correspondent logiquement à mes intérêts. Pourtant, définir les droits uniquement à partir des intérêts réduit beaucoup la portée de ce concept et semble entrer en contradiction avec l’essence même du droit. La tension se joue ici entre la valeur universelle du droit et la particularité de l’intérêt. L’enjeu est tout aussi complexe : si mes droits ne correspondent pas à mes intérêts, pourquoi chercherais-je à les défendre ? Mais si mes droits ne se résument qu’à mes intérêts, comment donner à ce concept tout son sens, et notamment chercher à faire respecter le droit au-delà de ce qui me concerne directement ?
Le plan proposé ici, tout en étant un plan dialectique, propose surtout une progression dans la compréhension croisée des concepts de droits et d’intérêts.
Nous verrons que les droits individuels sont l’expression des intérêts humains. Cependant, ils doivent être compris indépendamment de la notion d’intérêt, car ce n’est pas d’elle qu’ils tiennent leur valeur. Mais la défense des droits et des intérêts particuliers n’en est pas moins profitable à l’ensemble de la collectivité.
Défendre ses droits, c’est présenter des revendications pour essayer d’obtenir quelque chose qui nous semble juste ou qu’il nous paraît légitime d’avoir. On ne dira pas, par exemple, que la possibilité de mentir est un droit, parce que ça ne nous semble ni juste ni légitime. Ce que l’on appelle droit doit donc contenir une notion de légitimité : les droits sont en quelque sorte ce qui nous est dû.
La notion de droit est complexe parce qu’il y en a plusieurs lectures et que plusieurs théories différentes réfléchissent à ce sujet. La théorie du droit naturel est l’une des principales grilles de lecture. Ici, l’idée de droit naturel permet de montrer le lien logique qui semble unir « droits » et « intérêts ».
Une manière de comprendre le fait que certaines choses puissent nous être dues est de recourir à l’idée de droits naturels. La théorie des droits naturels estime qu’un certain nombre de droits reviennent par nature à l’homme, de façon tout à fait indépendante de la société, de l’histoire et du système juridique en vigueur. Les droits de pouvoir agir librement, de pouvoir vivre selon son choix, de posséder certaines choses et d’être à égalité avec les autres hommes peuvent ainsi constituer des droits naturels. La Déclaration universelle des droits de l’homme, lorsqu’elle affirme que les hommes naissent libres et égaux en droit, fait bien référence à un tel droit naturel. Or on peut constater que ces droits qui nous semblent naturels correspondent effectivement à nos intérêts. Hors de tout système juridique, ce sont avant tout mes intérêts que je vais essayer de préserver. Mais cette correspondance entre mes droits et mes intérêts peut être retrouvée dans la société. Ainsi pour Hobbes, la raison d’être du contrat social, c'est-à-dire de l’association des hommes en une société organisée, est justement que chacun cherche à préserver ses intérêts. À l’état de nature, mes intérêts sont menacés par la force d’autrui, tandis qu’ils sont garantis par la société. Ce que l’on appelle « droits » dans la société peut être vu comme étant la simple reprise des droits naturels : la loi a d’abord pour but de défendre les intérêts de chacun. Dans cette optique, on peut concevoir une adéquation parfaite entre les droits et les intérêts.
On peut poursuivre l’analyse en proposant d’autres manières de comprendre les droits.
La limite de cette perspective est qu’elle nécessite de postuler l’existence de droits naturels, ce que tous ne reconnaissent pas, ou de s’entendre sur le contenu de tels droits. Or, il faut bien constater qu’existent d’autres types de droits. À côté des droits-libertés, auxquels correspondent les droits naturels, existent ce qu’on appelle les droits-créances. Ce sont des droits qui impliquent non pas l’individu mais la collectivité, puisqu’ils sous-entendent une créance, c'est-à-dire une dette, de la société envers le citoyen. Il s’agit par exemple du droit à l’éducation, à la santé ou au travail. Tous ces droits sont effectivement conformes non seulement aux intérêts de l’individu mais aussi à la dignité de l’homme. Le fait de chercher à défendre ses intérêts, par exemple la possibilité de se faire soigner lorsqu’on est malade, va alors se superposer à la défense de ses droits. Plus encore, c’est souvent à partir d’intérêts particuliers que sont formalisés de tels droits, par le biais d’associations de particuliers, de consommateurs, de victimes etc.
Défendre mes droits correspond donc à défendre mes intérêts : à travers des revendications qui peuvent s’exprimer juridiquement, c’est une amélioration de mes conditions de vie que je cherche à obtenir. Ce processus fonctionne également dans l’autre sens puisque, comme on l’a vu, la défense d’intérêts particuliers peut conduire à la défense ou à l’instauration de droits. La défense de mes intérêts et de mes droits peut donc correspondre à l’intérêt général. C’est ainsi que la conception libérale de la société comprend le fonctionnement du droit : chacun est guidé par des motivations personnelles et mêmes égoïstes, mais en faisant ainsi, chacun pourvoit également aux motivations des autres. Ainsi se trouveraient conciliés le droit et l’intérêt, l’universel et le particulier.
Lorsque vous voulez montrer les limites d’une théorie, vous pouvez essayer de lui opposer la réalité des faits. Théorie et faits entrent souvent en opposition. Ici, on parvient ainsi à un nouveau paradoxe : même si droits et intérêts convergent, on peut aboutir à un conflit d’intérêts, à une incompatibilité entre les intérêts en présence.
Dans les faits, on rencontre très souvent le problème de l’incompatibilité entre des intérêts particuliers. Lorsque je cherche à défendre mes intérêts, je risque bien souvent de le faire au détriment des intérêts de quelqu’un d’autre. Si mon intérêt est, par exemple, d’avoir plus de jours de congé et un meilleur salaire, mon employeur peut considérer que son intérêt est à l’opposé. Il semble dès lors difficile de soutenir totalement l’assimilation entre les droits et les intérêts.
La contradiction possible entre droits et intérêts vient de ce que les premiers sont universels alors que les seconds sont particuliers. Certes, je peux ne penser le droit, de manière générale, qu’à travers les lois qui me concernent ; et je peux ne penser à mes droits qu’à travers mes intérêts. Mais ce n’est qu’une manière subjective de comprendre le concept de droit qui, dans son essence, vise une dimension générale et non particulière. Par définition, le droit n’est pas un cas particulier ni une attribution spécifique à un individu ; il est au contraire partagé par tous et remis à chacun. C’est en ce sens que Rousseau écrit, dans Du Contrat social, que la loi est générale. C’est justement sa portée générale qui garantit qu’elle soit conforme à la justice.
Dès lors qu’une loi s’intéresse à des cas particuliers, elle risque en effet d’être partiale et de favoriser injustement certains au détriment d’autres. On peut pour cette raison s’inquiéter de l’influence des lobbies auprès des parlementaires : leur but est explicitement de défendre des intérêts particuliers et de faire inscrire leurs intérêts dans la loi. C’est le sens même de la loi qui s’en trouve perverti puisqu’elle ne répond plus à l’intérêt de tous mais à l’intérêt de quelques-uns. Lorsqu’on assimile la défense de ses droits à la défense de ses intérêts, il y a donc toujours un risque de corporatisme qui implique que mes intérêts particuliers puissent se trouver artificiellement haussés au statut de droit. Or, puisque les intérêts particuliers risquent toujours d’entrer en contradiction les uns avec les autres, des droits qui ne sont en fait que des intérêts particuliers risquent également d’être en conflit avec d’autres droits.
On s’est servi ici des concepts d’universel et de particulier – qui font partie des repères au programme – pour construire le raisonnement : si le droit est universel et que les intérêts sont particuliers, alors il y a une contradiction possible entre ces deux notions.
- Les repères au programme peuvent être utilisés comme des outils qui permettent de construire un raisonnement conceptuel solide.
Plutôt que de chercher à défendre mes intérêts particuliers, je peux chercher à défendre mes droits en tant que manifestations de la justice et de la loi, c'est-à-dire en me référant à des valeurs absolues. C’est pour cette raison que je peux également vouloir défendre des droits qui sont contraires à mon intérêt ou ne me concernent pas mais qui me semblent conformes à la dignité humaine ou à la bonne marche de la société. Le droit de grève signifie peut-être pour moi que je ne pourrai pas prendre les transports en commun ; mais je souhaite vivre dans un pays dans lequel les travailleurs sont libres de se mettre en grève. C’est donc également la société dans laquelle je veux vivre que je défends. En un sens, c’est encore par intérêt que je défends ces droits, non plus par intérêt particulier cependant, mais bien par intérêt général. Si les droits sont conformes à la justice, qu’ils en garantissent l’existence dans la société, il est de l’intérêt général de les défendre puisqu’ils bénéficieront à tous.
Ici, on est parvenu à une nouvelle compréhension de la notion d’intérêt grâce au plan progressif : il faut en effet distinguer l’intérêt particulier et l’intérêt général.
C’est aussi ce que Socrate affirme, dans une situation extrême, lorsqu’il refuse de se soustraire à son exécution pour ne pas contrevenir aux lois. Cette décision révèle l’opposition possible entre « mes droits » et « le droit ». En effet, on peut considérer que le droit de vivre fait bien partie des droits de Socrate. Mais il estime que les droits particuliers n’ont de poids que parce qu’ils sont inclus dans l’ensemble plus large que forment le droit et les lois. Il faut défendre la loi et le droit, c'est-à-dire l’intérêt général, plutôt que ses intérêts particuliers, parce que les intérêts particuliers ont besoin des premiers pour être garantis.
On va maintenant creuser encore davantage la définition et la compréhension des droits. On a montré que le droit était, comme la loi, quelque chose de général et on va se demander ce que signifie alors l’existence de droits qui semblent pourtant ne concerner que certains groupes précis d’individus : s’agit-il de droits particuliers, ne défendant que certains intérêts ?
Si le droit doit être considéré d’abord comme une généralité, que penser alors des droits accordés spécifiquement à certaines catégories de personne ? Pourquoi établir un droit des femmes, un droit des enfants ? Est-ce contraire à l’intérêt général ?
Il faut rappeler qu’un droit, même s’il est général, ne s’applique pas nécessairement à tous mais qu’il est seulement susceptible de le faire. Le droit des chômeurs ne s’applique évidemment qu’aux chômeurs, mais il est général dans la mesure où toute personne qui se retrouve soudain au chômage pourra en bénéficier. Il concerne donc tout le monde au moins de façon virtuelle. C’est pour cette raison que Rawls, dans sa Théorie de la justice, estime qu’il faudrait voter comme si nous étions recouverts d’un « voile d’ignorance », c'est-à-dire sans prendre en compte notre situation particulière. Il faut, selon Rawls, voter comme si l’on ignorait quel était notre situation sociale et professionnelle, notre âge, notre genre, notre origine, etc. De cette manière, on cherchera non seulement à défendre l’intérêt général, au sens de ce qui est de l’intérêt de tous, mais également tous les intérêts particuliers. En effet, si j’ignore si je suis pauvre ou riche, il est logique que je sois favorable à des mesures qui favoriseront les plus pauvres, au cas où je serais concerné. Certes, s’il se révèle que je suis riche, ces mesures entameront peut-être un peu mes intérêts, mais leur absence aurait été encore plus dommageable si j’avais été pauvre.
On peut tirer une première conclusion de cette analyse : défendre mes droits, c’est défendre mes intérêts, mais au sens où défendre des droits, c’est toujours défendre des intérêts. La deuxième conclusion proposée par Rawls est qu’il faut toujours choisir de favoriser les plus défavorisés. En effet, puisqu’il est toujours possible de changer de position sociale, c’est l’intérêt des plus démunis qu’il faut défendre en priorité.
C’est en ce sens aussi qu’il faut défendre le droit des minorités, y compris lorsqu’une infime portion de la population est concernée. Ces cas montrent de façon emblématique que nous sommes tous concernés par tous les droits, y compris par ceux qui ne s’appliquent pas directement à nous. Tous les droits particuliers, dès lors qu’ils sont conformes à la justice, sont dans l’intérêt de chacun et dans l’intérêt général. De façon pragmatique, le droit est donc toujours conforme à mes intérêts. Ce n’est pas uniquement pour cela qu’on doit le défendre mais également parce qu’il répond à un idéal de la justice et de vie commune.
Il n’est pas absurde, ni même nécessairement égoïste, de chercher à défendre ses intérêts lorsqu’on défend ses droits. Il faut cependant être conscient que dans le même temps, on défend aussi une certaine idée du droit, ainsi que les droits d’autres citoyens. Ce n’est jamais seulement pour nous que nous œuvrons en faveur du droit, car le concept de droit est toujours également général. C’est seulement ainsi que la société et le droit ne sont pas uniquement le reflet de conflits d’intérêts mais également des moyens de dépasser ces oppositions.