Les déterminants de la mobilité sociale

Introduction :

Nous allons nous intéresser au fonctionnement de la mobilité sociale ainsi qu’aux facteurs qui peuvent la favoriser. On parle de déterminants de la mobilité, ils sont au nombre de trois et seront traitées dans les trois parties de ce cours :

  • l’évolution des structures socioprofessionnelles ;
  • l’école, sur laquelle des sociologues comme Bourdieu ou Boudon ont beaucoup réfléchi ;
  • la famille, en tant qu’instance de socialisation à la fois primaire et secondaire.

Le rôle des structures socioprofessionnelles

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Rappel

Les structures socioprofessionnelles ont déjà été évoquées dans un autre cours pour analyser la situation de la mobilité en France : une partie de cette mobilité s’expliquait par les évolutions économiques, sociales et culturelles de la société. Cette mobilité est liée aux changements des structures socioprofessionnelles, il s’agit d’une mobilité structurelle.

La notion de structures socioprofessionnelles subit des changements de deux dimensions :

  • les changements intergénérationnels, c’est-à-dire les évolutions qui s’opèrent d’une génération à une autre en termes de qualifications ;
  • les évolutions des emplois intragénérationnels, par exemple la nécessité d’employer plus ou moins d’ouvriers, d’agriculteurs ou de cadres, en fonction des exigences économiques.

Par exemple, durant les Trente Glorieuses, l’appareil productif se transforme et alimente une croissance économique très élevée. Pour favoriser cette richesse, il faut embaucher plus et surtout créer davantage d’emplois qualifiés (dans ce cas, la demande accrue de cadres fait augmenter mécaniquement le nombre d’individus de la PCS « cadres »). Les évolutions économiques entraînent ainsi mécaniquement une mobilité sociale ascendante qui bénéficie prioritairement aux individus qui arrivent sur le marché du travail à cette période. Un contre-exemple est celui du choc pétrolier des années 1970, qui a conduit à moins de mobilité en raison de l’apparition du chômage de masse.

Concernant le secteur primaire, si quasiment tous les agriculteurs sont issus de familles d’agriculteurs, peu de leurs enfants le deviennent à leur tour. Là encore, cela s’explique par les évolutions structurelles. Avec la modernisation de l’agriculture et le développement de l’industrie et des services, le secteur agricole n’est plus en capacité de fournir des emplois pour tous.

L’évolution structurelle des emplois entraîne donc une augmentation de la demande de personnes qualifiées, ce qui conduit à une expansion mécanique de certaines PCS. Et comme cette mobilité est totalement liée aux évolutions de la structure productive, elle n’est ni le fait de la volonté des individus, ni de leur propre stratégie de carrière et d’ascension sociale. Les transformations durables des emplois sur une longue période participent à accroître les probabilités de changement de position sociale d’une génération à une autre.

Il ne s’agit cependant ici que de la mobilité structurelle. Si l’on veut comprendre ce qui peut expliquer la mobilité nette, celle qui résulte de facteurs individuels, il faut étudier le rôle de deux instances de socialisation, l’école et la famille.

Le rôle de l’école

L’école fait partie des instances de socialisation les plus importantes dans la construction de l’identité sociale de chaque individu. Elle joue un rôle essentiel sur les mobilités sociales, en permettant au plus grand nombre d’accéder à un diplôme, on parle de massification. Mais, paradoxalement, ce phénomène de massification participe aussi à reproduire la structure sociale et donc à entraver les mobilités.

Les conséquences de la massification

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Définition

Massification scolaire :

La massification scolaire désigne l’augmentation du nombre d’enfants qui se rendent à l’école. Il s’agit d’un phénomène exclusivement quantitatif.

La massification tire ses origines des lois de Jules Ferry, à la fin du XIXe siècle, qui imposent une école gratuite, laïque et obligatoire. Ainsi, l’école publique est aujourd’hui accessible à tous et est obligatoire jusqu’à 16 ans. La conséquence est notamment la hausse très impressionnante du nombre d’élèves qui accèdent au baccalauréat comme le montre la graphique ci-dessous.

Graphique du pourcentage d’élèves français présentant le baccalauréat entre 1851 et 2012 ses terminale Graphique du pourcentage d’élèves français présentant le baccalauréat entre 1851 et 2012

On le voit très nettement : alors qu’en 1956 moins de 10 % des jeunes étaient titulaires du bac, ils sont 20 % en 1968, 30 % en 1988, 50 % en 1992, et 76,7 % en 2012 ! La progression est fulgurante. Depuis les années 1980, les pouvoirs publics s’étaient fixés comme objectif d’arriver à 80 % d’une classe d’âge qui parvenait au baccalauréat : cela signifie que si l’on prend 100 jeunes de 20 ans, 80 d’entre eux devraient avoir le bac.

Le raisonnement est simple : l’école fonctionne sur le principe de la justice méritocratique. Elle est censée permettre de gommer les différences sociales en aidant les plus méritants à accéder à des positions sociales élevées. En permettant au plus d’élèves possible d’avoir un diplôme, l’école devrait donc favoriser l’accès au plus grand nombre à la mobilité.

Pour cela, l’État a instauré au fil du temps toute une série de politiques qui doivent permettre d’atteindre cet objectif. On peut citer comme exemples :

  • les bourses, pour que les élèves issus des familles les plus démunies puissent continuer leurs études ;
  • les dispositifs d’orientation et de réorientation qui permettent à chacun de trouver sa voie et de quitter le système scolaire le plus tard possible ;
  • la mise en place de baccalauréats différents (généraux, techniques, professionnels) pour coïncider avec les spécialités de chaque cursus.

Pourtant, le bilan de tous ces dispositifs est assez mitigé. Concrètement, la méritocratie permet effectivement de produire des élites, mais elle ne permet pas pour autant à chacun d’en faire partie. Concernant l’accès à tous au diplôme, la réussite est assez paradoxale puisque même si près de 80 % d’une classe d’âge est à ce jour titulaire d’un baccalauréat, toutes les spécialités n’ont pas la même valeur ni les mêmes exigences.

Il y a donc différenciation et hiérarchisation des diplômes. D’autre part, il est apparu un glissement des inégalités du lycée vers l’enseignement supérieur (même si l’accès au lycée s’est démocratisé), car l’accès et la réussite à l’université dépendent encore du milieu social d’origine de l’étudiant.

Actuellement, le diplôme n’est plus synonyme de réussite sociale. Il ne protège plus du chômage comme c’était le cas il y a encore une trentaine d’années. C’est d’ailleurs ce que souligne Charles Arnold Anderson, un sociologue américain mort en 1990 qui a conduit une étude sur les différences de diplômes entre enfants et parents. Il en a tiré un paradoxe qui porte son nom : le paradoxe d’Anderson.

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Définition

Paradoxe d’Anderson :

Ce paradoxe démontre que l’acquisition par un étudiant d’un diplôme supérieur à celui de son père ne lui garantit pas une position sociale plus élevée.

Cette surqualification, qui alimente la peur du déclassement, a été étudiée par un sociologue français, Louis Chauvel. La validation d’un titre dans l’enseignement supérieur ne garantit plus l’accès à une situation sociale supérieure à celle de ses parents non ou moins diplômés. De même qu’il ne garantit plus une situation professionnelle correspondant au niveau d’études.

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Définition

Déclassement :

Théorisé par Louis Chauvel, ce phénomène désigne le fait d’occuper une position sociale moins valorisée que celle de ses parents, ou que ce que le diplôme pouvait permettre d’espérer.

Le sociologue Éric Maurin fait cependant remarquer que la possession d’un diplôme protège tout de même du chômage : la probabilité d’être au chômage est quatre fois plus importante chez les non-diplômés que chez les diplômés du supérieur. Aujourd’hui, le système scolaire français semble donc dysfonctionner et ne pas être en mesure de favoriser la mobilité sociale.

Pour certains, l’école est même accusée d’être une des sources des inégalités. Essayons à présent de comprendre pourquoi, et quelles explications sociologiques peuvent éclairer cette tendance.

Reproduction et stratégie d’acteurs

Étudions l’analyse de deux sociologues français du XXe siècle qui ont une approche différente de la place de l’école dans la mobilité.

Celle de Pierre Bourdieu tout d’abord, pour qui l’école reproduit la structure sociale, et celle de Raymond Boudon, qui estime lui qu’en fait tout dépend des stratégies que les acteurs mettent en place de façon consciente ou non.

  • Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu a une approche déterministe. Pour lui, le système scolaire fait que la position sociale des élèves déterminera leur capacité à accéder à la mobilité sociale.

Il explique que l’école valorise avant tout un héritage culturel, les savoir-faire et les savoir-être qui s’acquièrent dans la famille de l’élève (comme par exemple la capacité à se concentrer, à s’intéresser à tel ou tel sujet, à accorder de l’importance aux devoirs, aux notes ou encore à bien se tenir en cours…).

Bourdieu insiste sur la notion de capital culturel qui désigne l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu. En valorisant avant tout ce capital culturel, l’école participe à favoriser davantage les classes supérieures, qui produisent elles aussi un capital culturel proche et valorisent fortement les diplômes, au détriment des classes les moins favorisées.

Pour lui, c’est l’origine sociale de l’élève qui va déterminer sa capacité à réussir à l’école et donc ses résultats. L’école a donc une responsabilité directe dans la persistance des inégalités sociales, puisqu’elle traite de façon égale des élèves issus de milieux sociaux différents. Elle reproduit et légitime ces inégalités.

  • Raymond Boudon

L’analyse de Raymond Boudon est quant à elle une analyse individualiste, puisqu’elle repose sur les stratégies d’acteurs.

À la différence de Bourdieu, il considère que ce n’est pas l’école qui est directement responsable de la reproduction des inégalités, mais les calculs rationnels que font les élèves et leur famille. Il démontre par exemple comment les familles déterminent de façon consciente ou non la poursuite des études de leurs enfants. Elles calculent les coûts, directs ou d’opportunité, les bénéfices et les risques que l’accès au diplôme peut engendrer.

Un élève d’origine sociale favorisée aura tendance, avec sa famille, à sous-estimer les risques (comme le fait de ne pas avoir le diplôme ou de se retrouver malgré tout au chômage) et les coûts (comme le prix des inscriptions à l’université ou d’un logement étudiant), tout en survalorisant la possibilité d’obtenir ce diplôme.

Inversement, un élève d’origine sociale plutôt défavorisée aura, lui, tendance, avec sa famille, à surestimer ces mêmes risques et ces mêmes coûts. Du fait des difficultés à financer les études et du risque d’échec, ils se tourneront plutôt vers des filières courtes et professionnalisantes.

Pour Boudon, l’école telle qu’elle existe actuellement encourage donc les acteurs dans leurs choix stratégiques, et participe à transmettre les diplômes d’une génération à l’autre, sans mobilité sociale ascendante possible.

D’après les deux auteurs, l’école pourrait ainsi être un facteur de mobilité sociale. Mais elle y participe de façon trop imparfaite et semble incapable d’assurer l’égalité parfaite des chances.

Le rôle de la famille

Parce que l’environnement familial conditionne les choix scolaires des enfants, la famille qui est une instance de socialisation primaire, est déjà un déterminant de la mobilité sociale. Bourdieu a démontré le rôle de la famille dans la reproduction sociale, via l’héritage du capital culturel. Un autre exemple est le mécanisme qui intervient lors de la constitution des couples et qui participe à renforcer cette reproduction. Ce qui n’empêche pas certaines familles d’être pourtant directement impliquées dans la promotion sociale de leurs enfants.

Un exemple de reproduction : le choix du conjoint

En sociologie, on appelle le choix du conjoint le processus de sélection sociale qui débouche sur la constitution des couples. Ce choix est directement lié à la mobilité sociale. Par exemple, dans les sociétés traditionnelles, quand c’étaient les parents qui se mettaient d’accord pour marier leurs enfants, l’objectif était de les faire accéder à une meilleure situation sociale. Aujourd’hui, les familles n’interviennent plus dans la constitution des couples, mais ce phénomène peut encore se produire. Par exemple, quand l’un des deux individus est issu d’un milieu social plus favorisé.

Lorsqu’on observe et analyse comment se forment les couples dans les sociétés contemporaines, et en particulier en France, on peut constater que les personnes qui se mettent ensemble sont la plupart du temps issues d’un même milieu : qu’il soit géographique, culturel, social ou économique.

Une des premières explications tient à la segmentation des lieux de sociabilité, autrement dit les endroits où l’on est amené à avoir des relations sociales avec d’autres individus en fonction du groupe social. On retrouve parmi ces lieux les espaces de travail, de loisirs, d’activités associatives et les cercles d’amis.

Cela se comprend d’ailleurs : on préfère vivre avec quelqu’un qui partage notre mode de vie, nos habitudes, nos loisirs, nos centres d’intérêt ou notre façon de parler. C’est ce qui fait, par exemple, qu’en 2014, 83,4 % des ouvriers vivaient avec une ouvrière ou une employée, et seulement 2,2 % avec une femme cadre supérieure.

Ce phénomène, qui consiste à choisir son conjoint dans le même groupe social que le sien, s’appelle l’homogamie sociale. La persistance de l’homogamie sociale confirme la difficulté pour la famille d’encourager la mixité sociale et la mobilité, mais il ne s’agit toutefois pas d’une généralité.

La mobilité sociale par la promotion des enfants

Quand on observe dans le détail les résultats scolaires des élèves en fonction de leur origine sociale, on se rend compte de plusieurs situations qui contredisent l’idée que la famille n’aurait tendance qu’à reproduire la structure sociale.

On constate par exemple que les enfants de certaines familles modestes connaissent une réussite scolaire bien meilleure que la moyenne des autres enfants. Autrement dit, indépendamment de leur héritage en capital culturel et de la propension de leurs parents à se maintenir dans leur situation sociale, ils présentent davantage de probabilités d’accéder à une situation sociale supérieure que les autres.

Comment l’expliquer ? Pourquoi de telles différences ?

La raison est simple : parmi les catégories sociales les plus défavorisées, certains parents ont conscience de leurs difficultés financières, des conditions précaires d’existence ou de leur situation sociale peu favorable. Le fait d’avoir des enfants va alors les inciter à tout mettre en œuvre pour qu’ils puissent accéder à une meilleure position que la leur. En suivant de près les résultats scolaires par exemple, en payant des cours particuliers ou en faisant des crédits pour payer les études.

La promotion des enfants est particulièrement vraie pour les parents d’origine étrangère, pour qui l’intégration de leurs enfants dans la société d’accueil est indispensable. Malgré leurs conditions de vie précaires, ils vont faire tout leur possible pour qu’ils apprennent la nouvelle langue, les encourager à faire leurs devoirs et les aider à préparer leurs études supérieures. On peut en déduire que par ce qu’elle transmet, la famille a en premier lieu généralement une fonction reproductrice. Mais par des comportements individuels et stratégiques elle peut aussi permettre la mobilité sociale des enfants.

Conclusion :

Les trois déterminants de la mobilité sociale et leur principe de fonctionnement sont donc :

  • la structure socioprofessionnelle qui conditionne les besoins en emplois et en qualifications par rapport aux transformations de l’appareil productif. Les mobilités ascendantes constatées d’une génération à une autre sont mécaniques puisqu’elles ne dépendent pas de choix individuels de promotion ;
  • l’école qui parvient difficilement à répondre à l’objectif d’atténuation des inégalités. La massification a conduit à une hiérarchisation et une dévalorisation des diplômes, qui peuvent aller jusqu’au déclassement ;
  • la famille qui apparaît comme difficilement capable de susciter de la mobilité. On le voit dans le choix des conjoints qui alimente l’homogamie sociale. Mais elle permet malgré tout à certaines démarches individuelles et volontaires de favoriser la promotion sociale des enfants.