Exil en poésie, poésie en exil (XXe siècle)

Introduction :

La poésie se prête particulièrement à l’expression de l’exil. Genre de l’intime, des sentiments profonds et de la musicalité, elle rend bien souvent compte d’un ailleurs perdu ou à découvrir, et le lecteur peut aisément retrouver dans l’exil qu’elle dépeint une certaine universalité.

Nous verrons dans un premier temps que l’exil est un thème intemporel, en poésie, en littérature, mais aussi en art contemporain. Nous nous pencherons ensuite sur le poème d’Emma Lazarus « Le Nouveau colosse », gravé sur le socle de la statue de la liberté. Puis, nous finirons par l’étude d’une lettre du poète palestinien Mahmoud Darwich, écrite pendant son exil parisien.

L’exil, un thème poétique intemporel

L’exil, un topos littéraire

Qu’il s’agisse d’Ulysse chez Homère ou Du Bellay dans le poème « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage », l’exilé est avant tout un être qui subit un voyage involontaire.
Dans L’Odyssée, Ulysse est sur la route du retour à Ithaque : Homère tisse ainsi le récit des errances d’un héros en exil. Dans le poème de Du Bellay, le poète se compare au héros grec pour évoquer sa situation personnelle et son exil en Italie, loin de son Anjou natal dont il regrette la « douceur angevine ». La souffrance unit ainsi le personnage de l’épopée et l’auteur du poème.

  • Devoir quitter sa terre engendre un sentiment de déchirement. Le retour au pays devient alors une quête, parfois une illusion.

Dans un registre différent, dans « L’Albatros », Baudelaire dépasse la figure de l’exilé pour y substituer celle du poète : rejeté, moqué, ce dernier est contraint à la fuite métaphorique et à l’exil du monde.

bannière à retenir

À retenir

L’absence et la nostalgie nourrissent le thème de l’exil en littérature. C’est pourquoi la poésie, vouée à transcender le réel, se prête particulièrement à l’expression de ces sentiments.

bannière exemple

Exemple

Dans Les Mots de l’exil en mémoire, et plus précisément dans le chapitre intitulé « Mon pays est loin de moi… », Michel Baglin écrit : « L’horizon, ils l’ont convoité, rattrapé et même un jour dépassé. C’est là qu’a commencé pour eux ce que l’on appelle l’exil ».

Thème récurrent de la littérature, l’exil est également présent dans l’art contemporain.

Exil et art contemporain

Le XXIe siècle est marqué par de nombreux déplacements d’êtres en migration. Tous sont contraints de fuir leur pays. Ce phénomène est source d’inspiration pour certains artistes, qu’ils soient directement concernés par le phénomène ou non.

Les œuvres de Bruno Catalano sont des sculptures appelées « Voyageurs ». C’est en effet un thème cher à l’artiste qui ne sculpte que des personnages itinérants, portant valise ou sac à dos. Ces exilés sont toujours représentés incomplets : chaque sculpture donne à voir un être humain dont le corps est déchiré, laissant voir le jour en plusieurs endroits.

Voyageur déchiré, Bruno Catalano, Cité Berryer (rue Royale) Paris.
Photographie de ©Jeanne Menjoulet Voyageur déchiré, Bruno Catalano, Cité Berryer (rue Royale) Paris. Photographie de ©Jeanne Menjoulet

La Famille de voyageurs, Bruno Catalano, Gardens by the bay (région centrale) Singapour.
Photographie de ©Marcin Konsek La Famille de voyageurs, Bruno Catalano, Gardens by the bay (région centrale) Singapour. Photographie de ©Marcin Konsek

  • L’artiste figure ici le vide : chaque voyageur laisse une partie de lui-même dans son pays d’origine.

D’autre part, on peut évoquer Le Déraciné de Naman Hadi. Le tableau joue avec les codes du nu et représente un homme, allongé sur un lit. Mais en lieu et place de ses pieds se trouvent des racines d’arbre. La métaphore s’éclaire quand on distingue, sous le lit, l’angle d’une valise.

  • Cette toile évoque donc explicitement la solitude et le désarroi d’un être en exil, déraciné.

Banksy est un artiste certes mystérieux car volontairement anonyme, mais particulièrement engagé. Son art est le reflet de ses convictions : à ce titre, le destin des migrants est un thème qui l’inspire.

Migration is not a crime, Banksy Migration is not a crime, Banksy

L’œuvre Migration is not a crime montre un ourson tenant une valise. Ce personnage est Paddington, un célèbre héros de la littérature pour enfant (facilement identifiable grâce à son duffel-coat et son chapeau caractéristiques). Si Banksy a choisi ce personnage, c’est parce que son histoire est celle d’un exilé : Paddington doit quitter le Pérou, et traverse l’océan pour se retrouver à Londres. Le rapprochement entre cet ourson de fiction et les migrants permet donc à l’artiste de remettre en perspective la vision de ses contemporains sur le phénomène de migration. C’est aussi une façon d’apporter son soutien aux migrants dont beaucoup sont des enfants. Poursuivons notre voyage par l’étude d’un poème qui se veut un hymne porteur d’espoir pour les exilés.

Lazarus, un cri d’accueil aux exilés

Le Nouveau Colosse

Non pas comme ce géant de cuivre célébré par les Anciens,
Dont le talon conquérant enjambait les rivages,
Ici, devant nos portes battues par les flots
Et illuminées par le couchant
Se dressera une femme puissante,
La flamme de sa torche
Est faite de la capture d'un éclair
Et son nom est Mère des Exilés.
De son flambeau
S'échappent des messages de bienvenue au monde entier ;
Son regard bienveillant couvre
Le port, les deux villes qui l'entourent et le ciel qui les domine,
« Garde, Vieux Monde, tes fastes d'un autre âge » proclame-t-elle
De ses lèvres closes. « Donne-moi tes pauvres, tes exténués
Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres,
Le rebus de tes rivages surpeuplés,
Envoie-les moi, les déshérités,
Que la tempête me les rapporte.
De ma lumière, j'éclaire la Porte d'Or ! »

« Le Nouveau Colosse », Emma Lazarus, 1883

Un hommage à la liberté et accueil des exilés

C’est sur le socle de la statue de la Liberté qu’apparaît ce sonnet écrit en 1883 par la poétesse américaine Emma Lazarus. Les deux œuvres, statue et poème, deviennent alors indissociablement les symboles de la Liberté. La « femme puissante », qui se fait même la « Mère des Exilés », figure la statue qui guide les nouveaux arrivants vers ses rivages.

bannière attention

Attention

De 1886 à 1902, la statue de la Liberté a en effet réellement servi de phare. Ici, il s’agit davantage d’une métaphore.

L’hommage rendu par le poème s’adresse avant tout à ceux qui viennent s’échouer : les « pauvres », les « exténués », les « déshérités ». La statue est devenue plus célèbre que le texte, mais les mots de ce dernier résonnent tout autant comme un hymne aux êtres libres.

Un accueil des exilés

Le texte de Lazarus s’inscrit dans un contexte précis, celui de l’accueil des migrants de la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Cependant, la poétesse propose aux lecteurs un voyage dans le temps vers un avenir lumineux.

Le poème s’ouvre en effet sur une comparaison de ce « nouveau colosse » (la statue de la Liberté) avec le Colosse de Rhodes (« ce géant de cuivre »), statue antique considérée comme la sixième des 7 merveilles du monde. S’il est convoqué c’est pour mieux s’en détacher (« Non pas comme »), car la statue américaine propose de troquer contre ce « talon conquérant », son « regard bienveillant ».

En se détachant ainsi du passé, des « Anciens », elle construit la perspective d’un avenir lumineux. À ce titre, le champ lexical de la lumière envahit le poème : « illuminées », « flamme », « torche », « éclair », « flambeau », « lumière », « éclaire ». C’est cette lumière, symbolisée aussi par la torche tenue par la Liberté dans sa main droite, qui guide les Hommes perdus vers un pays plein de promesses. Enfin, l’adresse faite au présent suggère que l’invitation lancée à tous les « pauvres » et les « exténués » traversera les âges : « Garde, Vieux Monde, tes fastes d’un autre âge ».

bannière rappel

Rappel

Le Vieux Monde (ou Ancien Monde) désigne la partie du monde connue depuis l’Antiquité (l’Europe, l’Asie et l’Afrique) par opposition au Nouveau Monde (l’Amérique).

bannière à retenir

À retenir

Cet appel se veut intemporel : il doit s’adresser aux exilés de tous temps et traverser ainsi les âges. Il acquiert ainsi une dimension universelle.

Mahmoud Darwich, une vie en exil

« Un lieu, je veux un lieu ! Je veux un lieu à la place du lieu pour revenir à moi-même, pour poser mon papier sur un bois plus dur, pour écrire une plus longue lettre, pour accrocher au mur un tableau, pour ranger mes vêtements, pour te donner mon adresse, pour faire pousser de la menthe, pour attendre la pluie. Celui qui n’a pas de lieu n’a pas non plus de saisons. Pourras-tu me transmettre l’odeur de notre automne dans tes lettres ? Emmène-moi là-bas, s’il reste encore une place pour moi dans le mirage figé. Emmène-moi vers les effluves de senteurs que je respire sur les écrans, sur le papier, au téléphone… »

Mahmoud Darwich, Les Deux Moitiés de l’orange, lettre écrite pendant son exil parisien à Samih al-Kassem, son ami resté en Palestine, 1991

Éléments biographiques

Le poète Mahmoud Darwich est né en 1941 dans un village de Palestine. Dès l’enfance, il est obligé de fuir la terre qui l’a vu naître car il en est chassé par l’armée israélienne. Son existence est marquée par le mouvement et l’engagement : très tôt, il fuit vers Beyrouth où se réfugie sa famille, mais quitte le Liban un an plus tard pour retourner clandestinement en Palestine. Il devient ensuite journaliste, et militant pour le parti communiste israélien. Après quelques séjours en prison dus à ses idées politiques, il est interdit de séjour en Palestine et s’installe dans différentes villes : Le Caire, Beyrouth, Tunis, Paris. Après plus de trente ans de vie en exil, il est enfin autorisé à rentrer en Palestine, à Ramallah. Il meurt aux États-Unis, à Houston, en 2008.

bannière à retenir

À retenir

Son œuvre, essentiellement poétique, est marquée par l’exil. Les poèmes de Mahmoud Darwich abordent les questions de l’identité, et de la nostalgie du pays natal. Comme chez de nombreux poètes, solitude et désespoir deviennent sources créatrices.

Ici, la poésie s’est extraite du vers et de ses codes pour venir s’immiscer dans la correspondance de l’auteur.

Étude du texte : hésitation et fragilité du temps

L’exil est présent derrière chaque mot de Mahmoud Darwich. Sa lettre débute avec cette exclamation qui exige « un lieu ». Derrière la répétition de ce mot, c’est la terre de tout exilé qui est convoquée. L’auteur énumère les raisons de ce besoin : il souhaite un pays pour vivre les choses les plus simples. Un lieu pour être acteur et spectateur de la vie : il veut créer (« poser mon papier » ; « écrire ») autant qu’admirer le temps qui passe (« attendre la pluie » ; « saisons »).

D’autre part, le poète fait appel à ses sens pour raviver le souvenir et distiller un peu de son pays dans Paris :

  • la vue que suggère l’affichage d’un « tableau » au mur ;
  • l’odorat qui ressuscite les « effluves de senteurs » ;
  • mais surtout le goût qu’apporte la « menthe » et « l’orange » qui titre la lettre. Ces deux dernières, denrées exotiques, évoquent un orient fantasmé.

Enfin, le texte, comme dans le poème précédent, décline le motif du temps. Le poète s’ancre dans le XXe siècle avec l’emploi des termes « écrans » ou « téléphone » comme moyens de communication avec son pays natal. Moyens de communication qu’il démultiplie par l’énumération, celui privilégié restant la lettre : elle est le support de ce poème, se retrouve aussi dans le papier qu’il respire pour y retrouver « l’odeur de [leur] automne » et enfin dans la désolation de ne pouvoir donner à son correspondant son adresse. Enfin, la particularité du texte réside aussi dans ce glissement du rêve dans les souvenirs que symbolise le « mirage figé » évoqué à la fin de l’extrait. Cette tension entre réalité et fantasme, passé et futur désiré, rend le texte mélancolique.

Conclusion :

La poésie entretient avec le thème de l’exil un rapport complexe et profond. Certains ont écrit sur l’amour sans jamais l’éprouver, sur la nature sans vraiment l’apprécier. Mais un poème sur l’exil naît difficilement sans un poète en exil. Car l’exil contient en lui-même une part d’intime : un poète, ou plus généralement un artiste, qui décide de dépeindre l’exil, selon sa propre expérience, livre son intériorité au lecteur-spectateur. D’autre part, ce thème est souvent porteur de revendication et d’engagement.