L’invention de la perspective

Introduction :

La notion de perspective désigne, en dessin et en peinture, une représentation de l’espace dans ses trois dimensions, sur une surface plane, donc en deux dimensions. Si l’on y réfléchit bien, il s’agit d’un tour de force nécessitant l’usage de techniques empruntées à la géométrie et de connaissances tirées de l’optique. La technique de la perspective consiste à représenter les choses dans l’espace. L’espace en lui-même ne peut nous apparaître que s’il contient quelque chose. Vide, nous ne voyons rien. Nous ne voyons donc l’espace que relativement aux choses qui s’y trouvent mais aussi par rapport au point de vue duquel nous le voyons. Une représentation en perspective est donc une représentation calculée et objective de notre perception des choses. Elle correspond à un point de vue particulier et implique donc aussi une approche subjective. Cette apparente contradiction pose le problème du statut et de la valeur de la perspective comme mode de représentation qui se développe et se perfectionne depuis la Renaissance.

On peut se demander si la perspective a pu apporter une nouvelle vision du monde. A-t-elle permis de représenter le monde tel que nous le percevons ? Et au-delà du procédé technique et pictural, quels sont les enjeux de la perspective quant à notre perception du monde et de notre place dans celui-ci ?

La perspective comme nouvelle représentation du monde

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À retenir

La perspective est d’abord un phénomène optique affectant la vision de loin en fonction de la position de celui qui regarde. Une représentation en perspective est l’imitation non pas du monde lui-même, mais de notre perception du monde.

Pour cela, au plan théorique, la représentation utilise les lois de la perspective, mettant en œuvre notamment des lignes de fuite généralement convergentes en un point de fuite et une ligne d’horizon.

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Définition

Ligne d’horizon :

Ligne qui correspond à la hauteur moyenne du regard du spectateur sur le tableau.

Ces lignes géométriques sont fondues dans des lignes marquées par des éléments du tableau (le bord d’un toit vu d’un point de vue oblique ou la démarcation entre la mer et le ciel) ou encore dans des lignes imaginaires. Initialement, on parle, non pas de « perspective » mais de commensuratio, c’est-à-dire la mesure et la construction rationnelle de proportions harmonieuses, d’une profondeur de champ cohérente, la mise en œuvre d’une distance entre un premier plan et un second plan.

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Astuce

« Commensurable » est synonyme de « mesurable », « calculable ».

  • Tout n’est pas mis au même niveau et la représentation donne ainsi l’impression que les éléments du tableau sont bien proportionnés.

Sur le plan pratique, une perspective présente un aspect esthétique et réaliste des choses, représentées comme un ensemble compréhensible, comme un paysage vu à distance ou une rue présentée comme si l’on se trouvait à son entrée.

  • On peut alors parler de panorama.
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Définition

Perspective :

La perspective se définit comme la construction de proportions harmonieuses des choses depuis un point de vue et en fonction de la distance entre ces choses et le spectateur.

Pour bien comprendre, comparons des tableaux qui n’utilisent pas la perspective à des tableaux qui l’utilisent.

Le Jardin des délices, Jérôme Bosch, entre 1500 et 1505, huile sur toile, 220 × 386 cm, musée du Prado, Madrid Le Jardin des délices, Jérôme Bosch, entre 1500 et 1505, huile sur toile, 220 × 386 cm, musée du Prado, Madrid

La tour de Babel, Bruegel l’Ancien, 1563, huile sur toile, 114 × 155 cm La tour de Babel, Bruegel l’Ancien, 1563, huile sur toile, 114 × 155 cm

Dans ces deux œuvres, l’une de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices et l’autre de Bruegel l’Ancien, La tour de Babel, des personnage ont, sur le tableau, la même taille alors qu’ils ne se trouvent pas à la même distance du spectateur. Le sol est représenté comme à plat verticalement : il n’y a pas de lignes de fuite vers un point à l’horizon. Les monuments imaginaires ne sont pas proportionnés par rapport à la taille des humains.

  • Le tout provoque une sensation d’instabilité.

Certes l’intention des peintres est sans doute ici symbolique et non réaliste, mais ils offrent des exemples de représentations qui n’utilisent pas, dans leur composition, les lois de la perspective, ce qui donne au monde ainsi représenté un caractère fictif, imaginaire, non « scientifique ».

  • Nous sommes comme étrangers à la scène du tableau.

La Joconde, Léonard de Vinci, entre 1503 et 1506, huile sur bois, 77 × 53 cm, musée du Louvre, Paris La Joconde, Léonard de Vinci, entre 1503 et 1506, huile sur bois, 77 × 53 cm, musée du Louvre, Paris

À l’inverse, si nous prenons l’exemple de la Joconde de Léonard de Vinci, nous avons un exemple de perspective : on distingue un premier plan – Mona Lisa – et un second plan – le paysage – avec un effet de profondeur et de distance proportionnée entre les deux.

perspective L’École d’Athènes, Raphaë L’École d’Athènes, Raphaël, 1511, fresque, 500 cm × 7,7 m, Chambre de la Signature, musée du Vatican

Dans L’École d’Athènes de Raphaël, les lignes de fuites et d’horizons sont parfaitement marquées par les lignes réelles du bâtiment, par exemple les arêtes des marches de l’escalier, ainsi que par les nuages au fond.

  • La structure est harmonieuse, proportionnée, stable, les personnages peuvent y être posés et figurés de façon réaliste, « comme si nous y étions ».

Il est aussi à noter que si la perspective permet de mieux représenter notre perception du monde, elle permet aussi de représenter le monde que nous construisons, d’en faire le plan préalable, comme en architecture.

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Astuce

En ce sens, le mot russe prospekt – qui est de la même famille que le mot « perspective » – désigne une artère dans une ville, comme par exemple la célèbre perspective Nevski à Saint-Pétersbourg.

  • L’artère est suffisamment large pour que nous puissions y voir une perspective, comme dans un tableau.

Replacer l’homme dans le monde

Mais la perspective ne se réduit pas à une technique de représentation visuelle.

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À retenir

Avec la perspective, le monde devient commensurable à l’homme et par l'homme. Dès lors, nous ne sommes plus perdus dans l’infini.

Le réel devient saisissable par une raison et un œil qui sont, ensemble, capables d’en construire une représentation contrôlée.

Philosophiquement, l’idée est simple : nous nous trouvons toujours quelque part. Nous ne sommes pas, comme Dieu, omniprésents et ne possédons pas le pouvoir d’embrasser d’un seul coup la totalité du réel.

  • La perspective apparaît dès lors comme une manifestation de sagesse humaine : voyons peu mais voyons bien ; voyons d’un endroit mais voyons avec exactitude, avec à chaque fois la même exactitude, rendue possible par l’application des mêmes lois géométriques.

Mais il ne faut pas perdre de vue que la perspective est une approche des choses subjective (vue depuis la position un sujet) et donc, en sens, une représentation relative.

  • Par exemple, le monde ne nous apparaissait pas de la même manière lorsque nous étions enfant qu’une fois adulte.
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À retenir

La subjectivité de l’effet de perspective est physique, mais elle peut aussi être morale. Ainsi, la perspective dite « signifiante », « d’importance » ou « symbolique » représente les choses et les êtres non pas proportionnellement à leur taille physique réelle, mais par rapport à leur valeur en terme de sacré ou de pouvoir.

La vierge de la miséricorde, panneau central du polyptyque, Piero della Francesca, 1445, peinture à l’huile, tempera et or sur bois, 273 × 330 cm, musée civique de Sansepolcro La Vierge de la miséricorde, panneau central du polyptyque, Piero della Francesca, 1445, peinture à l’huile, tempera et or sur bois, 273 × 330 cm, musée civique de Sansepolcro

Par exemple, dans La Vierge de la miséricorde de Piero della Franscesca, la vierge domine largement les autres personnages.

Frontispice du Léviathan par Abraham Bosse, 1651 Frontispice du Léviathan par Abraham Bosse, 1651

Ou encore, le frontispice de l’édition originale du livre de Hobbes Léviathan (1651) représente un être humain qui est en fait un monstre de pouvoir.

  • Nous avons ici l’exemple d’une perspective mise au service d’une idée philosophique.
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Définition

Frontispice :

Dans un livre, un frontispice est l’illustration qui accompagne le titre de l’ouvrage.

L’idée de Hobbes est la suivante : l’Homme est par nature mauvais, égoïste, violent, sans morale. Vivre dans l’ordre social et la sécurité nécessite la mise en place d’un pouvoir répressif qu’il appelle de ses vœux. Ce pouvoir est représenté par le chef politique, appelé « Léviathan » en référence au monstre de la Bible. Il est à remarquer que, sur l’image, l’habit du Léviathan est composé de tous les citoyens qui renoncent contractuellement à l’exercice de leur pouvoir individuel, remis entre les mains du chef. Celui-ci possède dès lors tous les pouvoirs. La disproportion physique entre le monstre de pouvoir (qui est bien un être humain et non un géant) et le paysage qui est à échelle humaine est donc volontaire. Cela marque une parfaite proportion d’importance entre ce que vaut le chef et ce que valent les autres humains, qui doivent lui obéir. En haut de l’image, apparaît la formule « Non est potestas Super Terram quae Comparetur ei » : « Il n'est pas de puissance sur terre qui lui soit comparable ».

Ainsi, la perspective n’est pas qu’un procédé pictural. C’est aussi une notion philosophique. En effet, du concept de perspective, on a tiré le terme de « perspectivisme ».

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Définition

Perspectivisme :

Doctrine selon laquelle le monde se compose de la somme des perspectives que nous pouvons avoir sur lui.

Montaigne, en tant qu’auteur relativiste, s’inscrit dans cette tendance.
Nietzsche, lui, fait de la perspective un point de vue personnel que le sujet impose au monde et à autrui, et qui constitue une expression de la volonté de puissance, c’est-à-dire l’instinct de vie. Dans Le Gai Savoir (§ 374), il parle même d’un « caractère perspectif de l’existence » qui en est la condition même : c’est-à-dire que la vie, par essence, implique nécessairement des perspectives plutôt qu’une vision unifiée de toutes les existences.

  • Toute vie implique donc une interprétation du réel, puisque notre rapport au monde dépend de la perspective que nous en avons. Cela signifie aussi, pour Nietzsche, que la vie humaine implique toujours de poser des valeurs et de donner un sens aux choses.

La perspective comme forme symbolique

Il s’agit donc de représenter un monde à la mesure de l’homme, de ses capacités visuelles et à son échelle, plutôt qu’un monde à la mesure de Dieu, dont la totalité, malgré des tentatives de saisie (par les concept de métaphysique ou le projet d’une connaissance totale et absolue), nous échappe.

Le symbole a souvent été, dans l’histoire des représentations, l’outil synthétique par lequel l’art a essayé de comprendre des réalités difficilement explicables ou démontrables par la raison. C’est en ce sens qu’Erwin Panofsky, au XXe siècle, a donné un nouvel éclairage sur la perspective, conçue comme « forme symbolique ». Il faut tout d’abord resituer la notion de « forme symbolique » de la perspective dans le champ d’étude de Panofsky, à savoir l’iconologie.

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Définition

Iconologie :

Branche de l’histoire de l’art qui étudie les images sous l’angle de ses conditions de création et du message qu’elles délivrent, notamment à ses contemporains, par exemple avec des symboles.

La « forme symbolique de la perspective » signifie pour Panofsky qu’il existe en peinture un symbolisme caché dont l’étude doit être la priorité de l’histoire de l’art de la Renaissance. Le livre La Perspective comme forme symbolique postule que la perspective de la Renaissance se fonde sur une philosophie de l'espace. Cette philosophie de l’espace permet de penser la relation entre le sujet humain et le monde.

  • Le but recherché par la perspective artificielle est la reconstitution de la vision naturelle.

Toutefois, comme cette perspective est plus complexe dans la réalité que dans un tableau, ce dernier doit s’efforcer de se concentrer sur une forme symbolique, résumé abstrait d’un rapport entre l’homme et son milieu.
À son tour, cette forme symbolique doit être interprétée pour voir en quoi le symbole représente une réalité.

Alt texte Erwin Panofsky dans les années 1920

Erwin Panofsky (1892 – 1968) est un historien de l'art et essayiste allemand qui a émigré aux États-Unis.

Les époux Arnolfini, Jan van Eyck, 1434, huile sur bois, 82,2 × 60 cm, National Gallery de Londres Les époux Arnolfini, Jan van Eyck, 1434, huile sur bois, 82,2 × 60 cm, National Gallery de Londres

L’analyse du tableau de van Eyck faite par Panofsky révèle une représentation symbolique du monde profane, à savoir ici une cérémonie privée de mariage. Les détails sont décryptés à la manière d’un rébus ou d’un code lié au mariage, que l’on interprète en deux temps :

  • par l’interprétation de chacun des symboles ;
  • par la mise en relation des interprétations symboliques et la restitution du message entier.

Van Eyck serait témoin et peintre du mariage supposé secret. La perspective de la chambre est le symbole de l’ambiance sacrée qui se dégage de la scène et à laquelle participent les objets et les attitudes des personnages représentés dans le tableau.

  • Par exemple, la femme pose une main sur son ventre rebondi : cela signifierait qu’elle est enceinte, avant son mariage, ce qui implique le caractère caché de ce mariage.

Les personnages posent de façon solennelle. Ce tableau aurait aussi une valeur contractuelle et juridique (faute d’instances plus administratives et officielles comme un prêtre ou un maire : le peintre fait acte de témoignage). Par ailleurs, selon Panofsky, l’ensemble des symboles du tableau compose un réseau d'associations mentales plus ou moins conscientes qu’il s’agit de préserver, dans une intuition globale du sacré qui se dégage de l’œuvre.

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À retenir

Autrement dit, ce qui donne la clé du tableau (c’est un mariage dont la confidentialité est due au fait que la femme soit enceinte) n’est pas chaque élément pris isolément mais l’ensemble de ces éléments, dans leurs relations.

Au fond, le symbolisme est aussi ce qui nous touche intuitivement et pas toujours ce qu’il faut chercher absolument à expliquer de manière analytique.

Conclusion :

Ainsi, la perspective est l’un des moyens par lesquelles la Renaissance et les époques suivantes ont pu représenter non seulement le monde mais aussi notre manière de le voir, d’y prendre place et même d’y prendre sens.

La peinture contemporaine, à l’inverse, probablement lassée par une manière trop exacte, devenue trop académique, de peindre le monde, remplacera la perspective par d’autres procédés.
Les techniques impressionnistes dépeindront d’une autre manière, encore plus subjective, notre vision des paysages.
Enfin, l’art abstrait proposera une représentation non plus du monde extérieur mais du monde intérieur de l’artiste.