La question de la pop culture

Introduction :

La « pop culture » est une expression qui désigne la culture populaire, et plus précisément le nouveau statut qu’elle reçoit au XXe siècle. Des formes de culture populaire ont toujours existé, des chants folkloriques que toute civilisation possède aux romans dits « grand public » comme Pamela ou la vertu récompensée de Richardson (1740). La notion de culture populaire présuppose une dualité entre deux catégories très différentes de publics, celui de la culture populaire et celui d’une culture qui offre plusieurs désignations possibles : culture officielle, culture élitiste, culture académique, culture reconnue… Le public d’un auteur comme Houellebecq n’est pas le public d’un auteur comme Musso. De la même façon, le public d’Agnès Varda n’est pas le même que celui des Tuches.

  • Est-ce à dire qu’il existerait une culture et une sous-culture ?

Alors qu’il y avait une frontière nette entre culture « tout court » et culture populaire, il semblerait que les années 60 aient fait sauter cette ligne de démarcation, jouant avec une nouvelle perméabilité entre les deux. Mais qu’entend-on par culture populaire ou pop culture ? Est-ce la production commerciale axée sur le pur divertissement ou est-ce une culture encore non reconnue mais qui le deviendra ?

Au XXe siècle, certains artistes élèvent les objets de la culture populaire à la dignité d’art. Inversement, des œuvres d’abord réservées à quelques initiés, celles de la culture « underground », peuvent, une fois reconnues, se diffuser largement grâce aux moyens techniques d’aujourd’hui et devenir « populaires ». La distinction entre plusieurs types de culture ne semble donc plus aller de soi, ou du moins, ne pas être inscrite dans les œuvres elles-mêmes.

  • La distinction entre culture supérieure et « sous-culture » est-elle une distinction valable et acceptable ?

Art et consommation

Marcel Duchamp avait déjà « recyclé » des objets de consommation courante en les élevant au statut d’œuvre d’art, non sans malice et ironie, bien entendu. Le mélange entre art et produits de consommation est l’un des traits fondamentaux de la culture actuelle, brouillant les codes et la distinction entre l’œuvre d’art, définie traditionnellement par son unicité, et l’objet industriel, reproduit à grande échelle.

Andy Warhol est l’un des fer de lance du pop art qui apparaît dès la fin des années 50.

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Définition

Pop art :

Le courant pop art va se retrouver dans les arts plastiques, l’écriture, la musique, la mode et les arts appliqués. Ses représentants s’inspirent de la société de consommation, en reprennent les codes et en détournent les objets, le plus souvent dans une perspective critique.

Alt texte Andy Warhol à Stockholm, 9 février 1968, ©Lasse Olsson / Pressens bild

Andy Warhol (1928-1987) est un artiste américain, fondateur majeur du pop art, peintre, producteur musical, auteur et cinéaste d’avant-garde. Il a entretenu de nombreux liens avec des intellectuels de l’époque et des célébrités d’Hollywood. Il a notamment créé la « Factory », atelier d’artistes de New York où il a produit grand nombre de ses œuvres pop ainsi que des groupes pop-rock comme The Velvet Underground.

Parmi les œuvres les plus marquantes du pop art et de son mélange art/consommation figure Brillo soap pads box, accumulation de boîtes de savon symbolisant la surconsommation.

Mais une différence ne persiste-t-elle pas entre la boîte de savon comme produit utilitaire et la boîte de savons comme élément d’art ? Arthur Danto, un philosophe et critique d’art, s’est penché sur la question.

« Il était surprenant pour moi que les boîtes de Brillo d’Andy Warhol accèdent au statut d’œuvre d’art alors même que les boîtes auxquelles elles ressemblaient exactement continuaient de végéter dans les limbes du quotidien, autrement dit qu’elles ressemblaient autant aux boîtes de Warhol que les Noirs ressemblent aux Blancs, c’est-à-dire exactement. Somme toute, les boîtes de Brillo de Warhol étaient une sorte de commentaire sur les boîtes de Brillo ordinaires, et c’était cela qui reliait ces deux types de boîtes. La relation entre les boîtes de Brillo de Warhol et le reste du monde de l’art était quant à elle plus complexe, puisqu’ils étaient, comme disent les commissaires d’exposition, en dialogue l’un avec l’autre. Par exemple, si les boîtes de Warhol témoignaient d’un certain détachement, The She-Wolf de Pollock était plein de passion. À la fin de mon article, je développais ainsi l’idée d’une matrice stylistique du monde de l’art, qui permettrait de situer chaque œuvre en fonction de la présence ou de l’absence de certains points communs ou de points de discordance, pour ainsi dire. J’essayai à l’époque de démontrer que, malgré les ressemblances frappantes entre les deux types de boîtes de Brillo, elles étaient nées de circonstances différentes. Les boîtes de Warhol avaient une place dans l’histoire de l’art dans la mesure où elles appartenaient à un mouvement, celui du pop art, et répondaient à un certain nombre de ses critères caractéristiques. »

Arthur Coleman Danto, Autour du « monde de l’art », publié dans Cahiers philosophiques, 2012.

Par ailleurs, Danto écrit :

« Au bout du compte, la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo repose sur une certaine théorie de l’art. »

Qu’est-ce à dire ?
Le critère qui compte est l’intention ; ainsi ce critère de l’art ne réside pas dans l’objet fabriqué mais dans le sujet pensant. La théorie de l’art de Danto est dite « conventionnaliste » : est artistique l’œuvre ou l’artiste qui est défini comme tel par une communauté de critiques compétents et de connaisseurs reconnus. La qualification « artistique » ne relève pas d’un jugement esthétique autonome et à vocation universelle : la différence entre une vraie boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste dans des fac-similés de boîtes de Brillo relève de l’intention, de la reconnaissance et d’« une certaine théorie de l’art ». Selon Danto, « ces choses ne seraient pas des œuvres d’art sans les théories et les histoires du monde de l’art ». Autrement dit, c’est la théorie – en l’occurrence la connaissance de l’art à New York dans les années 60 – qui fait entrer le produit de consommation courante dans le monde de l’art et qui définit cette pratique comme étant artistique.

  • Un objet devient œuvre d’art à partir du moment où il est reconnu comme tel dans le monde de l’art.

Cela nécessite une communauté d’artistes et connaisseurs (ce que Warhol a établi avec la Factory). Par la suite, il arrive que l’histoire donne raison, au plan académique notamment, à des pratiques, des œuvres et des artistes qui étaient critiqués à leurs débuts, qui faisaient polémique et se trouvaient rejetés du monde de l’art. Ainsi, beaucoup de formes culturelles reconnues ont été, initialement, qualifiées de « sous-culture ». Que faut-il entendre par ce terme ?

L’underground

En sociologie, « sous-culture » (dans la langue française) correspond, dans la langue anglaise, à « subculture », c’est-à-dire une culture cachée, souterraine, qui se démarque des autres formes plus dominantes de la culture, dites formes « mainstream », les courants dominants, visibles, répandus et diffusées par les médias les plus connus. La connaissance qui étudie les cultures et en particulier les dites « sous-cultures » sont les « études culturelles » ou, en anglais, « cultural studies ».

À ce titre, l’« underground » ou « culture underground », ou encore « culture alternative » (au sens de ce qui offre une alternative à la culture dominante) constitue un mouvement contre-culturel (et pour autant culturel en lui-même) dans son opposition à une « industrie » culturelle. La culture underground se place d’abord à l’écart de la société et des médias classiques de masse. On peut citer comme exemple le mouvement punk, du moins tel qu’il apparaît dans les années 70, et qui se revendique alors comme sous-culture musicale, vestimentaire et comportementale.

En littérature Jack Kerouac est également représentatif de la culture underground.

Jack Kerouac (1922-1969) est un écrivain et poète américain, auteur de la « beat generation », cercle de romanciers comprenant aussi Allen Ginsberg et William Burroughs.

« Beat » désigne à l’origine un vagabond qui voyage clandestinement dans des wagons de marchandises. Les artistes de la « Beat generation » revendiquent un style de vie de ce type. Rejetant l’existence bourgeoise et ses normes, ils voyagent géographiquement et spirituellement, explorent les territoires de la pensée et du langage. C’est ce que fait Kerouac dans son roman le plus célèbre, le bien nommé Sur la route. Il relate un voyage de New York à la Californie, en passant par d’autres États des États-Unis. Mais « beat » veut aussi dire « rythme » : le style d’écriture de Kerouac – surnommé « King of the Beats » – , se distingue par sa prose spontanée, immédiate et rythmée.

Alt texte Jack Kerouac, photographie de ©Tom Palumbo, vers 1956, CC BY-SA 2.0

Voici un extrait caractéristique qui renvoie à l’une des nombreuses anecdotes dont le récit est fait :

« On retourna à toute allure à notre baraque de mineur. Tout se préparait pour la grande réception. Les filles, Babe et Betty, fricotaient une collation de saucisses aux haricots. On se mit à danser et à boire de plus belle de la bière. Après l’opéra, des masses de jeunes filles vinrent s’entasser dans notre local. Rawlins, Tim et moi, nous nous léchions les babines. On se saisit des filles et on les fit danser. Il n’y avait pas de musique, uniquement de la danse. Le local était plein à craquer. Des gens se mirent à ramener des bouteilles. Nous faisions des descentes-éclair dans les bars et rappliquions en vitesse. La nuit devenait de plus en plus frénétique. J’avais envie que Dean et Carlo soient là, puis je me dis qu’ils n’auraient pas été à leur place et malheureux. Ils étaient comme le type avec sa dalle de cachot et ses ténèbres, surgissant du souterrain, les épaves des bas-fonds de l’Amérique, une nouvelle génération foutue que j’étais en train de rallier à petits pas. »

Jack Kerouac, Sur la route, 1957.

Sur la route est construit comme un flux de paroles où s’enchaînent les événements sans que l’on puisse les stopper, comme écrit au fil de la plume. Le support original du manuscrit est un rouleau, symbole de la continuité inarrêtable dans laquelle le lecteur est embarqué. Entre anecdotes et réflexions, portraits et associations d’idées, tout semble se mêler dans une ambiance surchargée, bruyante et souvent sordide. Les différentes scènes, ou séquences, sont exprimées par des successions de phrases assez brèves, souvent juxtaposées et peu coordonnées. Entre monologues intérieurs et récits des faits, là encore, les deux procédés se mélangent.

L’œuvre de Kerouac est représentative du destin réservé à certains éléments de la culture « underground » : d’une marginalité revendiquée, rejetant les normes sociales et les codes littéraires, elle est pourtant reconnue aujourd’hui comme un classique de la littérature américaine.

La pop’philosophie

La philosophie elle-même n’échappe pas au phénomène de la pop culture. C’est en ce sens que l’expression « pop’philosophie » apparaît en 1990 avec le philosophe Deleuze.

Gilles Deleuze (1925-1995) est un philosophe français qui a laissé une pensée fournie et complexe, notamment sur des problématiques de notre époque (la psychanalyse, la littérature, les arts – cinéma, peinture – et la politique). Il est connu aussi comme historien de la philosophie, ayant travaillé sur des philosophes classiques.

« Et sans doute on ne peut pas dire que L’Anti-Œdipe1 soit débarrassé de tout appareil de savoir : il est encore bien universitaire, assez sage, et ce n’est pas la pop’philosophie ou la pop’analyse rêvées. Mais je suis frappé de ceci : ceux qui trouvent surtout que ce livre est difficile, ce sont ceux qui ont le plus de culture, notamment de culture psychanalytique. Ils disent : qu’est-ce que c’est, le corps sans organes, qu’est-ce que ça veut dire, machines désirantes ? Au contraire, ceux qui savent peu de choses, ceux qui ne sont pas pourris par la psychanalyse, ont moins de problèmes et laissent tomber sans souci ce qu’ils ne comprennent pas. C’est pour cette raison que nous avons dit que ce livre, au moins en droit, s’adressait à des types entre quinze et vingt ans. C’est qu’il y a deux manières de lire un livre : ou bien on le considère comme une boîte qui renvoie à un dedans, et alors on va chercher ses signifiés, et puis, si l’on est encore plus pervers ou corrompu, on part en quête du signifiant. Et le livre suivant, on le traitera comme une boîte contenue dans la précédente ou la contenant à son tour. Et l’on commentera, l’on interprétera, on demandera des explications, on écrira le livre du livre, à l’infini. Ou bien l’autre manière : on considère un livre comme une petite machine a-signifiante ; le seul problème est “est-ce que ça fonctionne, et comment ça fonctionne ?” Comment ça fonctionne pour vous ? Si ça ne fonctionne pas, si rien ne passe, prenez donc un autre livre. Cette autre lecture, c’est une lecture en intensité : quelque chose passe ou ne passe pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est du type branchement électrique. Corps sans organes, je connais des gens sans culture qui ont tout de suite compris, grâce à leurs “habitudes” à eux, grâce à leur manière de s’en faire un. Cette autre manière de lire s’oppose à la précédente, parce qu’elle rapporte immédiatement un livre au Dehors. Un livre, c’est un petit rouage dans une machinerie beaucoup plus complexe extérieure. Écrire, c’est un flux parmi d’autres, et qui n’a aucun privilège par rapport aux autres, et qui entre dans des rapports de courant, de contre-courant, de remous avec d’autres flux, flux de merde, de sperme, de parole, d’action, d’érotisme, de monnaie, de politique, etc. »

Gilles Deleuze, Pourparlers, 1972-1990.

1 L’Anti-Œdipe est un livre de Deleuze dans lequel ce dernier critique la notion de « familialisme », c’est-à-dire l’idée de famille réduite à sa forme la plus courante (père, mère, enfant).

Avec la pop’philosophie et la pop’analyse, Deleuze veut développer une pensée « populaire » au sens où elle doit être accessible à tous, et non réservée à un public de spécialistes ou d’universitaires. C’est à propos de la psychanalyse qu’il invente son concept : contrairement aux théories psychanalytiques qui s’adressent à des initiés, son ouvrage L’Anti-Œdipe cherche à rendre cette approche accessible à tous.

De là, Deleuze constate qu’il existe deux manières de comprendre la psychanalyse, comme pour toute théorie ou phénomène complexe : par l’étude, la lecture des livres et la connaissance ; ou par compréhension intuitive, directe. La pop’philosophie est un appel à la seconde manière. Son sens est même parfois mieux compris par un public non-savant en la matière, mais qui trouve dans les concepts « pop » de Deleuze des résonnances directes avec ses propres pensées ou ressentis.

Ces deux manières de comprendre des théories renvoient aux deux manières de lire un livre dont Deleuze parle.

  • La manière universitaire : il faut absolument comprendre le livre qu’on lit, en analyser les significations (plutôt que d’y voir un sens immédiatement), il faut entrer dedans, se plier à lui comme dans une boîte. De là, un premier livre compris, on comprendra, expliquera et interprétera les suivants à partir de la connaissance qu’on aura acquise de ce premier, puisque connaître consiste à ramener de l’inconnu à du connu, comme si le second livre était une partie du premier livre, et ainsi de suite pour un troisième, un quatrième, etc.
  • La manière populaire : on comprend tout de suite ou on ne comprend pas. Si on ne comprend pas, on laisse le livre et on en prend un autre. Et si on ne comprend pas les livres, on choisit un autre support.
  • D’où l’idée de la pop’philosophie : ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas. On est connecté au sujet ou on ne l’est pas.

Deleuze compare alors la pop’philosophie à un « branchement électrique » : on est branché ou on ne l’est pas. Si « le courant passe », on comprend aussitôt (notamment grâce à nos propres expériences et habitudes). La connaissance est alors, non un emboîtement de références, mais un flux continu qui rappelle l’ensemble des flux de nos corps, de notre société et de nos relations à l’autre.

L’idée de Deleuze sur la psychanalyse se résume ainsi : « l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une usine, une machine à produire », ce que Deleuze nomme « corps sans organes » et « machine désirante » c’est-à-dire le désir et la pulsion non comme lieux corporels et localisables en un organe, mais comme activité et sensation générales de soi. Le sens populaire comprend mieux l’inconscient et le désir comme intensité propre qui touche sa vie que comme représentation qui lui échappe ; comme énergie que nous avons en nous, plutôt que scènes abstraites des passions qui serait à distance de nous et dont nous ne serions que les simples spectateurs.

De plus, les non-initiés aux connaissances complexes comme la psychanalyse ne sont pas corrompus par des partis-pris théoriques ou des écoles et acceptent mieux l’évidence de certains faits (nous sentons mieux en nous le manque du désir plutôt que dans un livre, chez tel patient dont Freud parle).

À partir de Deleuze, la pop’philosophie est devenue une branche de la philosophie qui réfléchit sur des pratiques et objets populaires, à large diffusion et à l’expression intensive, dont le sens est délivré par « branchement électrique » qui fonctionne aussitôt ou qui ne fonctionne pas. La pop’philosophie se développe dans des réflexions de philosophes sur le cinéma, les séries, le rock, le rap, le sport de masse, la bande dessinée, et toute pratique revisitée dans des domaines plus anciens comme le sexe, l’aventure ou encore la mode.

Conclusion :

Les phénomènes du pop art, des cultures underground et de la pop’philosophie nous montrent les rapports complexes qu’entretient la culture dite « populaire » avec la culture dominante. Certaines œuvres passent de l’une à l’autre, certains universitaires ou artistes reconnus cherchent eux-mêmes à inscrire leurs pratiques dans un monde quotidien partagés par le plus grand nombre. Ces phénomènes interrogent le statut des œuvres : si leur reconnaissance en tant qu’œuvre « culturelle » au sens noble du terme ne dépend pas de leur valeur intrinsèque, mais du regard que l’on porte sur elle, n’y a-t-il vraiment rien qui distingue en soi le chef-d’œuvre de l’objet de divertissement ? Les romans de Musso pourrait-il vraiment faire l’objet d’études universitaires à la place de la Recherche du Temps perdu, par exemple, si le jeu de la reconnaissance sociale le voulait ainsi ?