La structure de l'œuvre

Introduction :

« Si l’on examine de près Hernani, on retrouve dans le plan de l’ouvrage […] tous les moyens utilisés par les prédécesseurs de Corneille, c’est-à-dire l’irrégularité, le désordre, la confusion, le chaos que l’on remarque même dans les premiers essais de l’immortel auteur du Cid. » peut-on lire dans Le Constitutionnel du 28 février 1830.

Ce journal ne faisait alors que relayer une des critiques les plus fréquemment adressées à la pièce de Victor Hugo et qui visait sa construction. Hugo, s’étant écarté sur bien des points de la composition habituelle des pièces classiques, aurait donc créé une œuvre peu limpide et difficile à suivre pour un spectateur laissé sans repères. Il est vrai que l’originalité d’Hernani repose en partie sur sa composition, même si celle-ci conserve tout de même l’armature traditionnelle des pièces de théâtre classiques.

Nous allons donc voir dans un premier temps ce que Hernani a conservé de la structure habituelle des pièces du XVIIe siècle. Puis, nous étudierons ce qui pouvait rendre l’abord du texte difficile pour un spectateur de son époque : son esthétique de l’ellipse et du coup de théâtre. Enfin, nous montrerons que malgré toutes les ruptures et les effets de surprise qu’elle ménage, la pièce est savamment construite sur un subtil jeu d’annonces et de répétitions qui en assurent l’unité.

Une construction d’ensemble classique

Hernani n’est pas, du point de vue de sa construction, une pièce entièrement révolutionnaire. Elle conserve en effet les divisions traditionnelles du théâtre classique – plus précisément de la tragédie – et leurs effets sur la représentation.

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Rappel

La tragédie classique est en principe divisée en 5 actes de longueur équivalente (de 1 500 à 2 000 vers environ) ce qui correspond pour chacun à une durée d’une demi-heure de représentation. Cette division se justifie par le fait que chaque acte constitue une unité, un ensemble cohérent. Par exemple, l’acte I a une fonction d’exposition ; il présente l’action aux spectateurs, les personnages et les événements passés qui expliquent la situation présente. Chacun des actes suivants correspond à un moment clé de l’action, à un stade de sa progression.

Victor Hugo conserve ce principe puisque Hernani est divisé en 5 actes, même si le dramaturge ne s’est pas imposé de les équilibrer en nombre de vers : le plus long est l’acte III, qui est aussi l’acte central (585 vers), le plus court l’acte II (295 vers). L’acte I comporte, lui, 414 vers, l’acte IV 513 vers et l’acte V 355 vers.

Quant à l’innovation qui consiste à donner un titre aux actes, elle peut être interprétée comme le respect, poussé au plus haut point, du principe selon lequel chacun d’eux, bien que participant de la progression générale de l’intrigue et ayant un rapport d’interdépendance avec les autres, doit former un ensemble aux contours bien définis. En effet, un bref résumé de la pièce montre parfaitement l’unité thématique, soulignée par les titres, et le poids dramatique de chaque acte.

  • Acte I, « Le roi »

Cet acte d’exposition révèle la rivalité amoureuse entre trois hommes (Hernani, le roi don Carlos et don Ruy Gomez) qui se disputent doña Sol, ainsi que le projet nourri par Hernani de tuer Carlos. Le roi apparaît donc comme l’ennemi du héros à double titre et se trouve au centre de la double intrigue.

  • Acte II, « Le bandit »

Cet acte est centré sur le personnage d’Hernani, un « bandit » aux yeux du roi. Mais c’est en réalité Carlos qui a ici un comportement de bandit puisqu’il cherche à enlever doña Sol alors qu’Hernani, lui, fait preuve de noblesse d’âme : il sauve la vie du roi comme celui-ci la lui avait sauvée à l’acte précédent. Cela n’empêche pas le roi de lui déclarer qu’il n’aura de cesse de le poursuivre sans jamais lui accorder sa grâce (v. 627-628). Les troupes royales sont lancées sur sa piste : Hernani doit donc quitter doña Sol et fuir.

  • Acte III, « Le vieillard »

Cet acte est centré sur le personnage de don Ruy Gomez. Ses noces avec doña Sol sont empêchées par Hernani qui a échappé aux troupes du roi et, déguisé en mendiant, s’est introduit dans le château du vieil homme. Ce dernier surprend les amoureux mais refuse de livrer son hôte au roi qui poursuit Hernani jusqu’au château. Le roi enlève doña Sol. Hernani passe alors un pacte avec don Ruy Gomez : il lui laisse son cor et jure de lui sacrifier sa vie dès qu’il entendra le son de l’instrument pour le remercier de lui avoir laissé le temps de libérer celle qu’il aime. C’est le nœud de l’action, auquel le vieillard contribue de manière importante.

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Définition

Nœud de l’action :

Le nœud de l’action est le moment d'une pièce de théâtre où l'intrigue arrive à son plus haut point d’intensité car tous les éléments sont réunis. Le dénouement, lui, reste incertain (le dénouement étant l’acte qui permet de « dénouer » ce nœud).

  • Acte IV, « Le tombeau »

Le roi devient empereur et, inspiré par l’esprit de Charlemagne dont il a visité le tombeau, il offre sa grâce à Hernani. Celui-ci se détourne lui aussi de son projet de vengeance et un avenir radieux semble se dessiner pour lui et doña Sol.

  • Acte V, « La noce »

À peine les noces d’Hernani et de doña Sol célébrées, don Ruy Gomez réapparaît pour rappeler au héros sa promesse de lui sacrifier sa vie. Hernani s’exécute et entraîne avec lui doña Sol dans la mort.

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À retenir

L’intrigue d’Hernani a en réalité un déroulement fluide et cohérent. On notera que si l’acte III est le plus long, c’est parce qu’il abrite le moment clé de l’action qui va entraîner le couple d’amoureux à la mort et donner au dénouement sa dimension tragique.

Les événements sont tous circonscrits dans un laps de temps défini par l’annonce d’élections à venir pour donner à l’Empire germanique son nouvel empereur (acte I) et le résultat de ces élections (acte IV). La pièce pourrait donc s’arrêter avec l’acte IV puisque Hernani et Charles Quint (ex don Carlos) renoncent alors aux hostilités, mais la promesse faite par Hernani à don Ruy Gomez à l’acte III empêche que l’action ne se termine aussi heureusement.

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À retenir

L’étude des titres des actes révèle aussi un bel équilibre dans la composition : les trois personnages masculins principaux sont tour à tour les pivots des trois premiers actes ; puis les deux derniers mettent à l’honneur deux moments asymétriques à la dynamique opposée :

  • le tombeau de Charlemagne (acte IV) inspire à don Carlos grandeur et noblesse d’âme et l’acte se clôt sur une promesse de bonheur pour Hernani alors qu’à son début, l’intention de don Carlos était de surprendre les conjurés dans le tombeau pour les éliminer ;
  • au contraire, l’acte V commence sur une promesse de bonheur pour les deux jeunes mariés et se clôt sur leur mort.

De plus, l’acte IV montre l’évolution d’un homme vers le bien (don Carlos devenu Charles Quint) alors l’acte V révèle le monstre vengeur chez un vieillard qui, jusqu’alors, semblait digne et inoffensif.

Malgré cette part de fidélité à la tradition classique et sa cohérence dans la progression dramatique marquée par un début, un nœud et un dénouement, Hernani est une pièce qui peut surprendre spectateurs et lecteurs parce qu’elle repose sur des ruptures, qu’il s’agisse d’ellipses ou de coups de théâtre.

Ellipses et coups de théâtre

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Définition

Ellipse :

Une ellipse, ou ellipse narrative, est un moment de l’histoire passé sous silence ou résumé très brièvement par l’auteur.

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Rappel

Le théâtre classique ne connaît pas l’ellipse car, selon la règle d’unité de temps, le déroulement de l’intrigue n’excède pas 24 heures : les faits sont donc condensés et leur principe de progression est la linéarité.

Il en va tout autrement dans Hernani. En effet, le lecteur et/ou le spectateur ignore combien de temps s’écoule entre deux actes. La seule exception concerne l’acte I et l’acte II dont on sait qu’il s’agit de deux journées consécutives puisqu’à la fin du premier, doña Sol donne rendez-vous à Hernani pour le lendemain (v. 372-373 : « Demain, sous ma fenêtre, à minuit, et sans faute / Vous frapperez des mains trois fois. ») et que ce rendez-vous a lieu à l’acte II.

  • Mais combien de temps s’écoule-t-il entre l’acte II et l’acte III, entre l’acte III et le suivant, etc. ?

Sachant que la durée d’ensemble de l’intrigue est de six mois, on a la confirmation que l’action, telle qu’elle est représentée, est entrecoupées de blancs ou de silences. Par exemple, que se passe-t-il entre l’enlèvement de doña Sol par Carlos à l’acte III et l’élection de ce dernier à la tête de l’Empire (fin de l’acte IV) ? Qu’a vécu la jeune femme pendant sa captivité et qu’a tenté Hernani pour la sauver ? Nul ne le sait et on peut tout imaginer.
Le changement de lieu et, en principe, de décor, d’un acte à un autre contribue à cette impression de discontinuité.

  • Dans cette perspective, on peut considérer que cette esthétique de la rupture est revendiquée par les titres des actes, comme si chacun formait une unité en soi.

Mais les coups de théâtre participent aussi de la même impression générale.

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Définition

Coup de théâtre :

Événement inattendu qui fait prendre à l’intrigue un brusque revirement.

C’est le drame bourgeois qui a mis le coup de théâtre à l’honneur.

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Définition

Drame bourgeois :

Genre théâtral créé à la fin du XVIIIe siècle mettant en scène des familles bourgeoises menacées des plus grands maux par un personnage de traître méchant puis sauvées par un héros au grand cœur.

On peut dénombrer trois coups de théâtre dans Hernani.

Les deux premiers ont lieu à l’acte IV et le second est la conséquence directe et immédiate du premier : Carlos, devenu Charles Quint, change d’attitude et accorde son pardon aux conjurés. C’est désormais un souverain qui, rempli de la dignité de son titre, choisit la clémence et la bonté comme lignes de conduite. Cette transformation entraîne celle d’Hernani qui, lui aussi, renonce à toute haine. « Je n’ai plus que de l’amour dans l’âme » dit-il au vers 1765. La pièce pourrait trouver son dénouement à ce moment-là.

Le dernier coup de théâtre est provoqué par l’intervention de don Ruy Gomez à l’acte V, scène 5, caché derrière un masque. Hernani, tout comme le spectateur ou le lecteur, avait oublié le pacte conclu entre les deux hommes à l’acte III vouant Hernani à la mort. Ainsi, au milieu de la liesse des noces, Hernani et doña Sol, poussés par don Ruy Gomez, avalent le poison mortel. Le vieil homme se suicide à leur suite.

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À retenir

Ces coups de théâtre entraînent des changements brutaux de tonalité dramatique, faisant alterner tonalité joyeuse et tragique.

Ainsi, Hernani multiplie les ruptures. Cependant, un lecteur attentif peut remarquer que ces revirements sont, pour la plupart, savamment annoncés et préparés par le dramaturge comme le montrent des jeux de rappels parsemant la pièce et la récurrence de certains motifs.

Un subtil jeu d’annonces et de rappels

Certains événements sont en réalité annoncés dès le début de la pièce. C’est le cas par exemple de la mort de doña Sol, encore plus inattendue que celle d’Hernani car rien ne la justifie, du moins en apparence. Cependant, les penchants suicidaires du héros sont évidents ; quant à doña Sol, elle exprime à plusieurs reprises son désir de ne pas survivre à son aimé, par exemple au vers 708, dans la scène 4 de l’acte II : « Souviens-toi que, si tu meurs, je meurs. »
D’ailleurs, à y regarder de plus près, certains propos, peut-être passés inaperçus car pouvant être interprétés de différentes manières, annonçaient sa mort dès l’acte I. Ainsi, lorsque Hernani se révolte à l’idée qu’un vieillard comme don Ruy Gomez puisse épouser une jeune femme comme doña Sol, il dit :

« Ô l’insensé vieillard qui, la tête inclinée,
Pour achever sa route et finir sa journée,
A besoin d’une femme, et va, spectre glacé,
Prendre une jeune fille ! Ô vieillard insensé ! »

Vers 79-82

Sur le moment, ces propos sont compris comme métaphoriques : le spectre glacé, image de la mort pour traduire la vieillesse de don Ruy Gomez, se saisit de la jeune fille. Le verbe « prendre » est ici polysémique car il signifie à la fois prendre comme épouse et entraîner avec soi dans une mort symbolique (la vie avec un vieillard). Or, au dernier acte, don Ruy Gomez a bien l’apparence d’un spectre ; c’est ainsi qu’il est désigné par don Garci qui l’aperçoit le premier à la noce :

« Avez-vous remarqué, messieurs, parmi les fleurs,
Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade,
De son domino [masque] noir tachait la mascarade ? »

Vers 1861-1864

Don Sancho le compare lui aussi à un mort (v. 1870-1871) : « Si les morts / marchent, voici leur pas. » avant d’imaginer qu’il puisse s’agir du diable même sorti des Enfers (v. 1874), relayé par don Garci qui évoque Lucifer (v. 1877-1878).
Finalement, les hommes concluent à une « bouffonnerie », mais ce n’en est pas une. Les propos d’Hernani à l’acte I étaient donc bien annonciateurs de la mort de doña Sol.

De même, Hernani est traité d’empoisonneur par don Carlos (v. 1127) sans que l’on ne comprenne pourquoi, car rien dans la pièce ne justifie cette dénomination. Or, c’est par le poison que, malgré lui, il entraînera son épouse au suicide. Dès l’acte II, scène IV, alors qu’un combat menace entre les troupes royales et celle des montagnards et que des lumières s’allument de toutes parts dans une forme de chaos, le mariage et la mort sont associés dans un échange prémonitoire entre Hernani et doña Sol :

« DOÑA SOL :
Le tocsin !
Entends-tu le tocsin ?

HERNANI :
Eh non ! C’est notre noce
Qu’on sonne.

Le bruit de cloches augmente. Cris confus, flambeaux et lumières à toutes les fenêtres, sur tous les toits, dans toutes les rues.

DOÑA SOL :
Lève-toi ! fuis ! Grand Dieu ! Saragosse
S’allume !

HERNANI :
Nous aurons une noce aux flambeaux !

DOÑA SOL :
C’est la noce des morts ! la noce des tombeaux !

Bruit d’épées. Cris. »

Vers 697-700

Le parallèle avec le début de l’acte V est frappant : monde et lumières aux fenêtres de Saragosse et noce aux flambeaux sont les éléments communs de ces deux tableaux. Or, le dernier va servir de cadre à la mort des deux mariés.

« DON MATIAS :
Saragosse ce soir se met à la croisée [cela signifie que les gens se mettent aux fenêtres]

DON GARCIE :
Et fait bien ! on ne vit jamais noce aux flambeaux Plus gaie, et nuit plus douce, et mariés plus beaux ! »

Vers 1812-1814

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À retenir

La construction de la pièce n’est donc pas du tout anarchique ou aléatoire. Sa cohérence apparaît en outre dans la récurrence de certaines situations ou de certains thèmes.

C’est du fait de ces répétitions qu’on peut établir un rapprochement entre Hernani et une pièce musicale, en l’occurrence un opéra, où un même thème musical est plusieurs fois réitéré.

  • On remarque par exemple dans Hernani le retour du motif de l’ennemi sauvé de la mort avec des redistributions de rôle à chaque occurrence.

À l’acte I, c’est don Carlos qui sauve Hernani en prétendant devant don Ruy Gomez qu’il appartient à la suite royale.
À l’acte II, c’est l’inverse : Hernani sauve don Carlos en lui donnant son manteau pour le faire passer pour un rebelle montagnard.
À l’acte III, c’est don Ruy Gomez qui sauve Hernani du roi.

Le refus du duel proposé est aussi répété : c’est d’abord don Carlos qui le refuse à Hernani (acte II, scène 3, v. 584-585) puis Hernani qui le refuse à don Ruy Gomez (acte III, scène 7, v. 1250).

Enfin, le motif des noces empêchées apparaît aussi avec une inversion des rôles. À l’acte III, c’est Hernani qui empêche don Ruy Gomez d’épouser doña Sol.
À l’acte V, c’est don Ruy Gomez qui met fin au mariage d’Hernani.

Conclusion :

Loin d’être désordonnée et confuse comme cela lui fut reproché à son époque, Hernani est une pièce dont la composition sait allier les grands principes classiques à une esthétique plus personnelle de la rupture. Mais la progression de son intrigue reste cohérente et l’unité de l’ensemble est assurée par des jeux de rappels et de répétitions qui en font une sorte d’opéra littéraire.