Les animaux au service du rire et de la dénonciation : Le Roman de Renart

Introduction :

Le Roman de Renart est une œuvre du Moyen Âge écrite entre la fin du XIIe siècle et la fin du XIIIe siècle dont les auteurs sont pour la plupart anonymes. Elle est composée de poèmes indépendants les uns des autres (appelés aussi « branches »).

Nous aborderons dans un premier temps l’œuvre dans sa globalité (contexte, particularités), puis nous verrons quels sont les enjeux du récit « Renart et Isengrin dans le puits ». Enfin, nous étudierons la typisation des personnages, c’est-à-dire comment le renard et le loup revêtent des caractéristiques qui dépassent l’œuvre Le Roman de Renart.

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Attention

L’origine et la destination de l’œuvre peuvent poser souci au lecteur d’aujourd’hui tant la période du Moyen Âge est complexe dans le traitement des récits, écrits et oraux.

Éléments contextuels et paratextuels

Avant d’aborder Le Roman de Renart, il est intéressant de se pencher un peu sur un panorama de la littérature de l’époque.

Moyen Âge et littérature

Au Moyen Âge, les écrivains sont ancrés dans la société car ils sont sollicités et rémunérés par des nobles ou des seigneurs. Contre quelques pièces ou de quoi se nourrir, les auteurs composent leurs œuvres, s’inspirant des caractéristiques de cette société et de ses aspirations.

On peut distinguer 3 grands genres littéraires lors de cette période historique.

  • La chanson de geste

Du latin gesta signifiant « actes accomplis », la chanson de geste conte les aventures de chevaliers. Plus globalement, ce sont les valeurs d’une société qu’il s’agit de mettre en mots : honneur, engagement, foi, fidélité et bravoure. Comme par exemple dans La Chanson de Roland (célèbre chanson de geste du début du XIIe siècle) où sont valorisés le courage et l’héroïsme du chevalier à se battre contre les Infidèles.

  • Le roman courtois

Aux valeurs chevaleresques évoquées ci-dessus, le roman courtois ajoute la dévotion amoureuse et, a fortiori, le souci de l’apparence. Tournois, banquets, jeux, poésie, tout est prétexte à soigner son image à la Cour pour plaire aux femmes. Le roman courtois le plus connu, Tristan et Iseut, conte les aventures et les amours d’un chevalier de la table ronde et de la fille du roi d’Irlande, qui se terminent de façon tragique.

Il ne s’agit pas ici de littérature engagée à proprement parler ; il s’agit moins de critiquer que de pointer du doigt une faute ou un vice à surveiller voire corriger. Le Roman de Renart présente clairement une dimension satirique dans le sens où l’œuvre tente de montrer les manquements aux valeurs de l’époque et les maux qui en découlent.

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À retenir

Au Moyen Âge, l’œuvre est plus importante que l’auteur.

D’ailleurs, il n’y a pas véritablement un seul auteur pour chaque œuvre.
Le jongleur (présent à de nombreuses occasions pour faire le spectacle autant que pour réciter, voire inventer, des poèmes) participe à la tradition orale, tout autant que le folklore populaire.
Le copiste, quant à lui, fait évoluer les œuvres en les mettant par écrit à l’aide des personnes qui lui racontent ou récitent telle ou telle histoire, d’où une certaine subjectivité et un manque de fiabilité.
Enfin, le clerc, qui se caractérise par sa culture et son appartenance à l’Église, apporte à chaque histoire une dimension plus classique, sans doute moins spectaculaire que le jongleur, mais plus littéraire.

Comme nous l’avons souligné précédemment, une œuvre du Moyen Âge a souvent une composition et une généalogie complexes.

Le Roman de Renart, des origines multiples

Le Roman de Renart peut être associé aux fabliaux du Moyen Âge.

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Définition

Fabliaux :

Courts récits divertissants écrits en vers.

Les fabliaux sont eux-mêmes inspirés des fables d’Ésope (écrivain grec des VIIe-VIe siècles avant J.-C.). Il existe également un roman en latin, intitulé Ysengrimus, datant du début du XIIe siècle et qui met en scène deux personnages, Reinardus et Ysengrimus.

  • Cette œuvre latine permet de penser qu’il y a probablement eu une version orale de l’histoire de Goupil qui se serait transmise dès le XIe siècle.

Le Roman de Renart est une œuvre globalement anonyme (nous ne connaissons aujourd’hui que 3 auteurs avérés ayant composé quelques-uns des récits). Cependant, on peut supposer que ce sont des clercs qui ont rédigé l’œuvre, inspirés par des contes folkloriques occidentaux.

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À retenir

Les deux héros du roman, le renard et le loup, appartiennent à un héritage ancien et ont nécessairement évolué au fil des écrits, des récitations lors de banquets, des transmissions orales et des époques… Il n’en demeure pas moins que ces animaux, sous les traits de Renart et Isengrin ici, gardent des caractéristiques qui perdurent à travers les siècles.

L’œuvre suit les aventures de ces deux ennemis à poils, mais la portée des récits dépasse le simple divertissement animalier.

Le Roman de Renart, caractéristiques et enjeux

Les vingt-sept branches du récit, composées de milliers d’octosyllabes, ne forment pas un ensemble cohérent et chronologique car les récits ont été écrits par des personnes différentes réparties sur un peu plus d’un siècle. Il s’agit de récits contant les affrontements entre Renard, le goupil, et un loup appelé Isengrin .

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Astuce

Au Moyen Âge, le nom commun qui désignait l’animal était « goupil » ; le mot « renard », que nous connaissons aujourd’hui, a justement pour origine Le Roman de Renart.

Tous les récits qui composent l’œuvre participent à la parodie des chansons de geste et des romans courtois, genres littéraires du Moyen Âge dont nous avons parlé précédemment.
Le ton est volontairement héroï-comique, c’est-à-dire qu’il suscite l’amusement grâce à un personnage central, Renart, qui participe au miroir de la société proposé par l’œuvre. En effet, le goupil en question a des caractéristiques similaires à un héros de chanson de geste : il a un château, une femme, possède une situation et une lignée, croit en Dieu, tout comme un chevalier de l’époque.
Cependant ce sont justement ces valeurs chevaleresques qui sont moquées dans Le Roman de Renart, comme nous le verrons par la suite grâce à l’étude d’un extrait de l’œuvre.

Roman de Renart Renart blessant Isengrin, enluminure extraite de l’ouvrage Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée. Manuscrit copié dans le Nord de la France, vers 1290-1300. Source : BnF

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À retenir

L’un des enjeux de l’œuvre Le Roman de Renart est de poser un regard souriant et moqueur sur la société aristocratique du Moyen Âge afin de distraire le public tout en l’amenant à avoir un regard critique sur les défauts et vices qu’il peut rencontrer dans son existence.

Étude de texte : « Renart et Isengrin dans le puits »

Une fois de plus, l’épisode arrive sans lien avec les précédents et rappelle, par la situation mise en place, d’autres épisodes déjà racontés.

Affamé, Renart vole des poules dans un couvent. Puis, assoiffé, il s’arrête à un puits surmonté de deux seaux. Apercevant dans l’eau son image, il la confond avec celle de sa femme, Hermeline, et se met dans un seau pour la rejoindre. Avec son poids, le seau entraîne Renart au fond du puits, le faisant prisonnier. Isengrin, également attiré par la soif, voit Renart et son propre reflet au fond du puits, reflet qu’il confond avec celui de sa femme Hersent. Voyant sa femme et le goupil l’un à côté de l’autre, il entre dans une rage folle.

« Pendant qu'Isengrin se désolait,
Renart se tenait tranquille.
Il le laissa hurler un moment,
puis entreprit de l'appeler :
"Quelle est cette voix, mon Dieu, qui m'appelle ?
De vrai, je dirige ici-bas une école.
- Dis, qui es-tu ? demanda Isengrin.
- C'est moi, votre bon voisin,
jadis votre compère,
que vous chérissiez plus qu'un frère.
Mais on m'appelle feu Renart,
moi qui étais maître ès ruses.
- Je respire, dit Isengrin.
Depuis quand, Renart, es-tu donc mort ?
- Depuis l'autre jour, répond le goupil.
Personne ne doit s'étonner de ma mort
car de la même façon mourront
tous les vivants.
Il leur faudra passer de vie à trépas
au jour voulu par Dieu.
À présent, mon âme est entre les mains du Seigneur
qui m'a délivré du calvaire de ce monde.
Je vous en supplie, mon très cher compère, 
pardonnez-moi de vous avoir mécontenté l'autre jour.
- J'y consens, dit Isengrin.
Que toutes ces fautes vous soient pardonnées,
compère, dans ce monde et dans l'autre !
[…]
- Je vous crois, dit Isengrin,
et je vous pardonne sans arrière-pensée,
mais faites-moi pénétrer en ce lieu.
- N'y compte pas, dit Renart.
Nous ne voulons pas de disputes ici.
Là-bas, vous pouvez voir la fameuse balance."
Seigneurs, écoutez donc ce prodige !
Du doigt, il lui désigne le seau
et se fait parfaitement comprendre,
lui faisant croire
qu'il s'agit des plateaux à peser le Bien et le Mal.
"Par Dieu, le père spirituel,
la puissance divine est telle que,
lorsque le bien l'emporte,
il descend vers ici
tandis que tout le mal reste là-haut.
Mais personne, s'il n'a reçu l'absolution,
ne pourrait en aucune façon
descendre ici, crois-moi.
T'es-tu confessé de tes péchés ?
- Oui, dit l'autre, à un vieux lièvre
et à une chèvre barbue
en bonne et due forme et fort pieusement.
Compère, ne tardez donc plus
à me faire pénétrer à l'intérieur !" »
[…]

Le Roman de Renart, « Renart et Isengrin dans le puits »

Un récit animalier et une situation absurde

Après lecture du passage, les deux questions à se poser ici sont les suivantes :

  • comment s’exprime le rapport de force entre les deux animaux ?
  • Quel portrait peut-on faire de chacun d’eux ?

Le point de départ du texte repose sur deux naïvetés similaires des animaux. Mais les réactions diffèrent : Isengrin « se désolait » (vers 1) tandis que le goupil « se tenait tranquille » (vers 2). Les émotions excessives pour l’un et la retenue pour l’autre. Cette sage maîtrise de Renart se retrouve dans son discours dont le but est d’amadouer le loup : en quelques vers, les « bon voisin », « compère », et « frère » fleurissent dans les propos du rusé renard et expriment alors, de par leur hypocrisie, le comique de la situation.

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À retenir

Très souvent, l’humour est une question de décalage, en l’occurrence, ici, il s’agit du décalage entre les lamentations et la colère d’Isengrin, et la finesse et la fausseté de Renart.

Il s’agit de préparer d’une certaine façon le discours religieux : en choisissant un registre plutôt léger, l’auteur s’autorise à écrire des propos qui auraient été sans doute moins bien acceptés sans cela.

  • L’auteur agit avec le spectateur/lecteur comme le renard avec le loup.

Le rapport de force entre les deux personnages s’exprime également dans un discours religieux à la dimension parodique indéniable.

Religiosité et parodie

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À retenir

L’entremêlement du lexique de la mort et du champ lexical de la religion permet à l’auteur d’inscrire l’extrait dans une véritable satire.

Tout au long de ses propos, le renard, que le loup croit sérieux et sincère, feint la gravité pour persuader Isengrin de descendre dans le puits en empruntant le second seau, ce qui fera remonter le sien et le délivrera. Il use d’arguments religieux. Isengrin ne peut dès lors que céder.

Cela s’illustre par l’évocation d’un autre monde que celui des vivants (« délivré des calvaires de ce monde » vers 21 ; « dans ce monde et dans l’autre » vers 27) et, a fortiori, l’idéalisation de cet « ailleurs ». Le loup se laisse attendrir et charmer, devenant presque jaloux de la situation peu glorieuse du renard.

En ce sens, l’extrait est assez représentatif de l’œuvre car il propose une satire divertissante de la société moyenâgeuse et de ses principes, basés notamment sur la justice et la religion.

  • Renart préfère ici la trahison moqueuse à la foi sincère.

La leçon donnée à Isengrin par Renart n’est pas gratuite et l’enjeu essentiel du texte est là.

La ruse et la bêtise : leçon

En effet, dans le texte, tout part certes d’une double crédulité des personnages, cependant, si le goupil domine allègrement le loup, c’est grâce à son hypocrisie religieuse, comme démontrée précédemment, mais également grâce à sa maîtrise de la parole.

Isengrin commence par poser une série de questions naïves : « qui m’appelle ? » vers 5 ; « es-tu donc mort ? » vers 13 ; puis il fait preuve de faiblesse en se lamentant et en pardonnant au renard, il croit à ses absurdités : « je vous crois » « et je vous pardonne » vers 63-64.
La suite corrobore la bêtise du loup qui obéit aveuglément.

Le renard, quant à lui, se positionne avec culot comme un envoyé de Dieu sur terre : « par Dieu le père spirituel » vers 74 ; « t’es-tu confessé de tes péchés ? » vers 82. Il ordonne à Isengrin de préparer son âme au paradis à venir, reliant chaque mot à un élément religieux.

  • La mise en scène est parfaite, le piège fonctionne et la leçon est donnée.
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À retenir

Renart punit Isengrin de sa bêtise, de sa crédulité, et de sa naïve croyance en Dieu. Il se sert de ce dernier pour mieux humilier sa victime, l’envoyant aux « démons » et aux « diables » dans les derniers vers du texte.

De l’affrontement inégal des deux animaux ressort un dessin assez grossi de leur tempérament propre, habituel en littérature.

Typisation des personnages et intertextualité

Imaginaire collectif

On peut se demander quelles images nous avons du renard et du loup aujourd’hui.

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À retenir

Chacun est imprégné de ce qu’on appelle un imaginaire collectif, c’est-à-dire une représentation populaire de ces deux animaux héritée des lectures actuelles et passées.

  • A priori, nous serons globalement assez d’accord pour dire que le renard est roux, voleur et rusé tandis que le loup est noir, craintif et méchant.

Dans l’épisode étudié, le goupil profite effectivement de la naïveté d’Isengrin en étant plus malin que lui. Et cet épisode, ainsi que tout autre récit portant sur ces animaux, participe à l’image que nous avons du renard et du loup, image inspirée certes de la nature observée, mais également des contes et histoires folkloriques.

Ces représentations font des deux héros des personnages types, c’est-à-dire avec des caractéristiques propres et récurrentes. Nous pourrions aujourd’hui parler de clichés ou de stéréotypes : le renard est malin, la pie est voleuse, l’éléphant a une très bonne mémoire, etc.

Ces caractéristiques sont déjà présentes chez Ésope et perdurent dans les Fables de La Fontaine.

Ésope et La Fontaine

Dans la fable de l’auteur Ésope (écrivain mystérieux qui fut esclave avant de s’émanciper par les mots) intitulée « Le Renard et le bouc », le goupil se joue de son compère autour d’un puits. On retrouve donc cette même envie du renard de tromper son ennemi en faisant preuve de ruse : « si tu avais autant d’esprit que de barbe au menton, tu ne serais pas descendu avant d’avoir envisagé le moyen de remonter. »
La typification du personnage existe donc déjà chez cet auteur grec des VIIe-VIe siècles avant J.-C. L’auteur du récit « Renart et Isengrin dans le puits » abordé précédemment se fait donc l’héritier d’images déjà connues par la tradition orale ou les écrits.
Chez La Fontaine, une fable, également appelée « Le Renard et le bouc », reprend de façon fidèle le texte d’Ésope. Les deux mêmes animaux se retrouvent dans le même puits, victime et coupable demeurant inchangés. La Fontaine, auteur du XVIIe siècle, s’inspire de son prédécesseur grec mais se fait également l’écho du Roman de Renart en prolongeant et appuyant encore le fait que le renard est un personnage typifié, possédant des caractéristiques qui traversent les siècles.

Les images et les mots qui ont parcouru les siècles ont construit des représentations, comme autant de reflets de l’homme.

Identification : l’animal humain

La dernière question à se poser concerne le processus d’identification. Cela consiste à se demander si le fait de rendre les caractéristiques du renard et du loup aussi visibles permettait au lecteur (ou spectateur de l’époque) de voir à travers eux quelques-uns de ses propres traits.

Dans Le Roman de Renart, comme chez Ésope et La Fontaine, le goupil apparaît comme un personnage moqueur et provocateur, qui aime user de la ruse pour tromper ses semblables. Cette caractéristique proprement humaine renvoie chacun à ses vices. Le public sourit et rit alors non de l’animal mais de lui-même.

Le processus d’identification est le même avec Isengrin, crédule qui se fait berner à cause de sa jalousie. Tout individu reconnaîtra ici un peu de son tempérament.

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À retenir

La force des auteurs de fables est là : proposer à l’être humain un miroir renvoyant selon les angles, selon les pages, des reflets de la vie politique, des aspects de la société ou encore des traits humains parfois à peine dissimulés.

Conclusion :

Au Moyen Âge, l’auteur se positionne au cœur de la société où il évolue. Il ne faut nullement lire dans ces récits des revendications du peuple contre la noblesse ou des pauvres contre les riches mais plutôt des amusements en vers soutenus par des animaux typifiés devenus incontournables dans la littérature.