Les critiques de la société

Introduction :

La société a vocation à socialiser et à éduquer les hommes, pour préserver la collectivité. La socialisation est le processus par lequel dès son plus jeune âge, l’enfant apprend et intériorise les normes et les valeurs qui le transforment en un citoyen enclin au bien commun. Mais qu’en est-il du bien-être personnel dans cette société où tout le monde doit vivre ensemble ?

Nous avons souvent le sentiment de devoir nous plier aux normes sociales qui étouffent notre individualité et notre personnalité. Nous pouvons donc nous demander si la société permet à l’individu de s’accomplir. Nous nous interrogerons d’abord dans ce cours sur le climat de la vie en société, et verrons qu’elle peut être synonyme de violence pour les individus. Par conséquent, certains hommes choisissent de rompre avec la société. Nous étudierons ce rejet du conformisme social et moral en deuxième partie. Enfin, après avoir mis en évidence les travers de la société, nous nous demanderons ce qui pousse la majorité d’entre nous à y vivre malgré tout. Nous verrons alors si derrière le lien social, il n’y a pas une forme d’hypocrisie.

La violence sociétale

Pourquoi la violence existe-t-elle en société ? L’Homme est-il violent parce que c’est dans sa nature ? Ou bien est-ce la société qui le rend violent en essayant de lui imposer certaines valeurs ou de façonner sa personnalité sur un modèle unique ?

La violence est-elle naturelle ou culturelle ?

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Réflexion

La société selon Hobbes

Pour le penseur politique Hobbes, l’Homme a un fond violent. Naturellement, il va se quereller avec ses semblables, chercher à s’accaparer des biens, ou entrer en rivalité avec d’autres. Sans État qui instaure des lois civiles pour régler les relations sociales, les hommes seraient donc toujours dans une situation de tension, voire de violence physique ou psychologique.

Mais une autre hypothèse est possible. Supposons par exemple que la violence chez l’Homme est sociétale. Par sociétale, on entend qu’elle survient à cause d’un dysfonctionnement dans la société, qui crée des frustrations ou des inégalités entre les hommes.

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Réflexion

La critique de la propriété : Rousseau

Selon Rousseau, philosophe du XVIIIe siècle, la société corrompt l’Homme et le rend mauvais. Dès le moment où un homme a dit « ceci est à moi », les inégalités ont vu le jour. Le droit de propriété est à l’origine des violences entre les hommes en société.

À en croire Rousseau, les soulèvements dans les banlieues, par exemple, ne seraient pas le résultat d’une violence naturellement présente dans le cœur des hommes. Ils seraient la réponse à une société discriminatoire et inégalitaire. Cette société étant violente, la réponse l’est aussi, et comprend des émeutes, des dégradations, des violences verbales et physiques.

Orange mécanique, un film sur la violence inhérente à la société

Le réalisateur américain Stanley Kubrick est partisan de l’hypothèse d’une violence sociétale. Dans son film Orange mécanique réalisé en 1971, il prend le parti de rendre la société responsable des dérives de la jeunesse avec le personnage d’Alex Delarge, un adolescent violent à la tête d’un petit gang de voyous. Il passe son temps à agresser, violer et tuer.

Orange mécanique de Stanley Kubrick, affiche Orange mécanique de Stanley Kubrick, affiche

L’adolescent finit par être arrêté, et subit un traitement de choc censé enrayer la violence en lui. L’un des enjeux philosophiques de ce film est de montrer que la violence n’est pas innée chez Alex. Il n’est pas né mauvais, mais l’est devenu en réaction à la société, elle-même violente. Kubrick affirme que la société vise « un vaste contrôle sur ses citoyens et cherche à en faire à peine plus que des robots ». La violence d’Alex est une stupide tentative pour échapper à ce conditionnement.

Le rejet du conformisme social et moral

Le conformisme

La critique la plus récurrente à l’égard de la société est en effet qu’elle nous conditionne, et veut nous rendre tous identiques. Elle fait de nous des moutons.

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À retenir

La société cultive en chacun l’esprit grégaire par l’adoption des mêmes valeurs et des mêmes opinions.

En clair, la société prône le conformisme. Pourtant, il semble normal de vouloir se ressembler pour se rassembler. C’est un besoin naturel. Par exemple, si un jeune homme veut s’intégrer dans un groupe, il vaut mieux qu’il possède les mêmes marques de vêtements et qu’il écoute la même musique que le groupe en question. Nous nous soumettons donc assez volontiers à ces conventions, par peur d’être moqués ou marginalisés. C’est pourquoi critiquer le conformisme social n’a pas vraiment de sens, sauf pour celui qui accepterait vraiment de s’en dégager.

Diogène de Sinope dit « Diogène le cynique »

Diogène le cynique, philosophe de l’Antiquité, a tenté de se dégager de ces conventions. Il a posé un regard critique sur le conformisme social, et s’en est libéré. Selon lui, les hommes pensent et agissent tous de la même manière, car les valeurs morales qui les commandent écrasent leur personnalité et leur jugement critique. Pour prouver son opinion, il va provoquer les Athéniens en attaquant ces valeurs morales qui sont à la base des liens sociaux.

Tout d’abord, Diogène se défait de toute dépendance à l’égard du corps social. Il refuse le moindre échange de la société avec lui, qu’il soit affectif ou commercial. Il considère que le confort matériel et le mariage sont des prisons qui nous attachent. L’Homme les recherche parce que la société lui fait croire qu’ils sont la clé de son bonheur. Mais ce ne sont que des valeurs imposées à tous, et qui nous conditionnent à aller dans la même direction. Diogène refuse ces valeurs, rejette une vie familiale et amicale, et renonce à tout confort matériel afin de trouver ses propres valeurs. Seul, dénudé et avec le strict minimum, il vit en marge de la société dans une grande amphore.

Jean-Léon Gérôme, Diogène de Sinope, 1860 Jean-Léon Gérôme, Diogène de Sinope, 1860

Ce tableau de Jean-Léon Jérôme le représente vivant dans le plus grand dénuement. Son surnom de cynique, qui signifie « chien » en grec, est symbolisé par la présence de ces animaux autour de lui. Diogène va refuser le dressage moral que l’éducation inculque aux Athéniens, et va même plus loin en attaquant directement leur morale, ce qui lui vaut son surnom.

En renonçant aux conventions sociales, Diogène devient hors-normes. Il agit en non conformité avec les mœurs et les valeurs du groupe social auquel il appartient, et va choquer la morale en rejetant publiquement les conventions athéniennes. Par exemple, il n’hésite pas à uriner ou à se masturber en public. Il mange sa viande crue, un acte particulièrement honteux pour les Grecs qui considèrent la chair crue comme réservée aux bêtes et indigne de l’homme civilisé. Selon des sources écrites, Diogène va encore plus loin en faisant l’éloge du cannibalisme. Pour lui, le rejet du cannibalisme est une convention. Si la société ne nous persuadait pas de l’immoralité de manger de l’homme, nous pourrions sans doute en consommer. Pour aller dans son sens, les ethnologues ont montré au XXe siècle que dans certaines cultures, comme par exemple au Paraguay, manger de l’homme pouvait être un signe d’hommage.

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Le but des agissements de Diogène

Par sa démarche provocatrice, Diogène souhaite que nous interrogions les interdits auxquels nous nous soumettons au point de les transformer en valeurs, sans nous poser de questions.

Finalement, il critique le processus même de socialisation. Il va très loin dans sa démonstration et ses successeurs, les cyniques, seront moins provocateurs. Mais son ambition est la même que celle de Socrate, son maître : réveiller les consciences endormies dans le « ronron » d’un confort social et moral. Diogène nous force à nous questionner sur la quantité de normes et de valeurs que la société nous inflige sous prétexte de nous socialiser. Si le but de ces valeurs est louable, elles ont aussi un effet pervers. Elles insistent pour que nous nous conformions à un modèle unique, en vue de mieux nous contrôler.

Le lien social n’est pas un plaisir mais un divertissement hypocrite

La société vu par Schopenhauer

Au XIXe siècle, Schopenhauer a également une vision pessimiste de la société. Pour expliquer à quoi est due la création de la société, il crée un apologue où les hommes sont symbolisés par un troupeau de porcs-épics :

« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières […]  »

Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse de la vie, 1851

Tiré des Aphorismes sur la sagesse de la vie, ce récit très explicite fait le parallèle entre le comportement des porcs-épics souhaitant se réchauffer, et celui des hommes voulant vivre avec leurs semblables. Dans les deux cas, le rapprochement est source de souffrance. Pour Schopenhauer, le lien social que nous avons avec les autres hommes est plus une nécessité désagréable qu’un choix plaisant.

Dans cette histoire symbolique, le froid est à l’origine de la sociabilité et du rapprochement :

  • au sens propre, il désigne les besoins vitaux, notamment celui de se réchauffer ;
  • au sens figuré, il s’agit du froid intérieur c’est-à-dire l’ennui, le vide existentiel.

Ce sont donc les besoins physiques et affectifs qui expliquent le lien social. Ce n’est en aucun cas un élan volontaire d’altruisme et de plaisir à côtoyer nos semblables. Plus encore que les besoins physiques et émotionnels, la vie en groupe est le remède idéal à l’introspection mélancolique. Elle permet de lutter contre la misère existentielle, c’est-à-dire notre angoisse d’être seuls avec nous-mêmes.

La thèse de Schopenhauer est donc pessimiste puisque ce n’est pas un élan positif d’amour et d’ouverture à l’autre qui pousse les hommes à se fréquenter. Ce n’est pas la vision commune d’un monde meilleur qui explique la sociabilité, mais les besoins égoïstes de chacun, en particulier celui de fuir notre vide intérieur et notre peur de la solitude. Pourtant, la suite du récit montre que l’Homme s’aperçoit rapidement que cette proximité avec ses semblables est douloureuse. Les piquants représentent les vices et les défauts des hommes. À fréquenter les autres de trop près, nous nous heurtons à leurs défauts. Nous avons donc l’instinct de nous éloigner, mais revenons vite auprès de nos semblables pour contrer la solitude. Schopenhauer parle alors de trouver une distance moyenne où se placer.

  • Métaphoriquement, cela signifie que nous devons trouver le juste équilibre entre fréquenter la société, et nous préserver.

Pour rendre la vie en société supportable, l’Homme a eu recours à une astuce. Il a inventé « la politesse et les belles manières ». Schopenhauer désigne en fait ici les conventions sociales, qui sont une distance psychologique entre les individus, leur permettant de se côtoyer sans heurt. L’extrait de Schopenhauer sous-entend que cette politesse est un comportement hypocrite, puisque la plupart du temps, nous portons un masque qui dissimule notre véritable personnalité afin de mieux supporter les autres et de nous rendre agréable à eux.

Conclusion :

Ces différentes analyses de la société montrent que l’individu peut entretenir un regard critique voire cynique à l’égard du groupe social. Le pouvoir politique qui permet de maintenir l’équilibre social peut-être oppressant. Pour cette raison, certains artistes ou sociologues considèrent les manifestations de violence comme le résultat de cet autoritarisme. En effet, des règles de société qui limitent trop l’individu risquent d’entraîner une fracture sociale. Certains individus peuvent alors se marginaliser ou être violents contre la société.

Par ailleurs, le groupe social est soudé par l’intériorisation et l’obéissance à des normes et des valeurs morales. Pour certains, comme les cyniques, elles doivent être interrogées. Malgré toutes ces critiques à l’encontre de la société, la majorité des humains vivent ensemble, et très peu se coupent totalement des autres. Plus forte que notre critique de la société, notre peur de nous retrouver seuls avec nous-mêmes nous pousse à vivre en société. Dans un pays développé, la solitude de l’être n’est presque plus un danger puisque nous pouvons facilement satisfaire nos besoins, même sans l’appui d’un groupe. En réalité, c’est notre morne intériorité que nous fuyons.