Cours : __La peau de chagrin__ - Partie 2

Fœdora ou la tentation

Difficile de savoir qui est la personne réelle qui inspira le personnage de la comtesse Fœdora. Dans une lettre à madame Hanska, un temps son épouse, Balzac raconte que des dizaines de femmes à Paris se sont reconnues dans son portrait. Mais il précise qu’il l’a inventé à partir de son observation du comportement de deux femmes bien distinctes. Qui sont-elles ? Le plus souvent, les spécialistes font circuler les noms de la duchesse de Castrie et de la courtisane Olympe Pélissier, deux liaisons passagères de Balzac.

Que ces personnalités aient vraiment servi d’exemple pour l’invention de Fœdora importe peu. Ces hypothèses confirment surtout que la création d’un personnage est le produit d’une pluralité d’influences.
Dans ce cas, il y a un véritable écart de situation sociale entre une femme issue de la noblesse d’une part, et une femme qui fait profession de modèle pour les peintres et qui tient des salons d’autre part. Leur point commun est de savoir se faire facilement des relations dans leurs milieux, tout en restant plus ou moins indépendantes. Cette ambivalence se reflète chez Fœdora, car elle inspire l’amour à Raphaël en même temps qu’elle se rend inaccessible. Ce comportement lui vaut d’être appelée « la femme sans cœur », un surnom qui constitue le titre de la partie principale du roman.

L’illusion de l’amour

Raphaël est un jeune homme qui se laisse emporter par ses passions et qui a donc une forte propension à tomber amoureux. S’il souhaite posséder de nombreuses choses et passe facilement d’un objet de désir à un autre, il n’en reste pas moins vrai qu’il peut être marqué en profondeur par une rencontre. En effet, dans le récit qu’il fait à Émile de sa jeunesse et de son arrivée à Paris, et qui constitue l’analepse par laquelle le lecteur découvre Fœdora, il présente son échec sentimental comme une des raisons qui l’ont poussé à se satisfaire d’une vie de débauche.

Par exemple, Raphaël présente le sentiment amoureux à la fois comme une malédiction et comme une bénédiction :

Il est probable que ce qui attire Raphaël vers Fœdora c’est que, comme lui, elle est à l’aise dans les extrêmes de la passion. C’est-à-dire qu’elle peut apparaître extrêmement sensuelle et attirante, mais aussi très froide et repoussante. Belle, riche, infidèle et mystérieuse, elle ne peut que susciter l’interrogation chez Raphaël, qui rêve de vivre près d’une femme de haute condition.

Cette attirance du héros envers une femme qui semblerait combler toutes ses attentes invite à considérer qu’il n’existe pas un seul pacte dans La Peau de chagrin, celui qui lie Raphaël à la peau trouvée chez l’antiquaire, mais deux. En effet, Raphaël cherche vainement à créer un lien d’amour avec une jeune femme dont le prénom évoque le terme latin fœdus, qui désigne justement l’idée de conclure un traité, un pacte.
Tout le drame tient dans le fait que Fœdora est incapable de tomber véritablement amoureuse. En réalité elle est superficielle, égoïste, et éloignée des finesses spirituelles. Non seulement elle cherche à ne pas être atteinte par ses soupirants, mais de surcroit elle se révèle décevante sitôt que l’un d’eux parvient à s’approcher un peu d’elle. Elle est surtout préoccupée par son apparence et, comme Raphaël à la fin du roman, elle craint de vieillir. Ainsi il est possible de considérer qu’elle cherche l’admiration, ce qui est toute autre chose que la passion.

Par exemple, Balzac laisse entendre que Fœdora est sûrement vierge :

Le reflet d’une société superficielle

Si Fœdora fait en sorte que Raphaël s’attache à elle, c’est que c’est une mondaine.

Elle aime avoir de la compagnie pour se faire flatter, pour s’enrichir ou pour parvenir à d’autres fins. Elle cherche donc à rencontrer toujours plus de personnes, mais c’est après sa propre image qu’elle court, comme le prouve son obsession des miroirs qui trahit son besoin de toujours se regarder.
Parce qu’elle se pare de tous les luxes, mais n’est qu’une coquille vide, sans cœur ni esprit, Fœdora est à l’image du monde des nobles et des bourgeois dans lequel Balzac fait évoluer la plupart des personnages de La Peau de chagrin. C’est-à-dire que derrière les plaisirs et les égards que promet la vie parisienne des puissants se cachent beaucoup d’ennui et de souffrance. Dès lors, Fœdora et la société dans laquelle elle vit ne génèrent que des frustrations.

La frustration de Raphaël peut être illustrée par l’épisode dans lequel il se cache dans la chambre de la comtesse pour l’espionner toute la nuit. Ce voyeurisme symbolise l’inconfort de la relation de Raphaël avec Fœdora. Il peut voir, admirer et désirer, mais il n’est pas vu, pas considéré, ignoré, laissé dans l’ombre. Cette impossibilité à posséder pour de bon va le pousser à penser encore à la comtesse même au fond de son agonie, alors qu’il mène une vie d’ascète à la fin du roman : « Vous vous tuez », lui fera remarquer Pauline.

Pauline ou l’idéal

Pauline Gaudin aussi est un personnage qui résiste à l’identification. Dans une lettre à madame de Castries, Balzac écrit : « Pour moi, Pauline existe et plus belle même. » En revanche, il ne dit pas qui est cette femme qui lui sert de point de comparaison. Beaucoup pensent que madame de Berny, une autre amante de Balzac, est un modèle de dévouement capable d’inspirer le personnage de Pauline.

Avec cette héroïne, c’est une autre facette de la passion que Balzac propose. Il ne s’agit plus d’une passion suscitée par les sens et qui est promise à passer rapidement, comme une flamme qui s’éteint aussitôt qu’elle s’est allumée, mais d’une passion qui se construit sur le temps long, dans la durée. La relation avec Pauline est la relation la plus sincère que Raphaël construit avec quelqu’un, pourtant il va passer longtemps à côté.

L’insignifiante

La relation que noue Raphaël avec Pauline est une relation ambiguë, parce que c’est d’abord celle d’un précepteur avec son élève. En effet, quand il s’installe à Paris, le héros devient l’ami de la mère de Pauline, madame Gaudin, qui gère l’hôtel dans lequel il loge. Du fait des cours qu’il lui dispense, Raphaël a une autorité naturelle sur la jeune fille qui la place dans une relation de dépendance vis-à-vis de son aîné. Dans un premier temps, il ne la voit pas autrement que comme une enfant, et bien sûr elle est incapable de lui offrir ce qu’il attend des femmes qu’il convoite : la sensualité et la fortune.

En grandissant, Pauline ne va pas correspondre à cette image de femme fatale. Balzac la peint en personne fragile, humble, méritante, patiente et qui n’excite pas le désir. Pourtant, elle apparaît extrêmement déterminée, puisque son amour pour Raphaël reste sans faille toute sa vie.
À y regarder de près, le lecteur se rend compte que le rapport des deux amants au désir est radicalement opposé. Si Raphaël veut tout et tout de suite, il veut aussi que la satisfaction de ses désirs dure toute sa vie et fasse de lui quelqu’un d’influent. De fait, pour économiser son énergie vitale, il se laissera d’abord séduire par Pauline, passivement. À l’inverse, Pauline est prête à aimer Raphaël dans n’importe quelle circonstance, même dans la pauvreté, et même si cela ne doit durer qu’un instant.

Voici par exemple une déclaration de Pauline à Raphaël qui montre qu’elle peut aussi être à l’écoute de ses passions :

Pauline aime en secret, et Raphaël ne découvrira que tard ses sentiments, ce qui lui fait dire qu’il est passé à côté du bonheur. L’habilité de Pauline réside dans le fait qu’elle est parvenue à passer du statut d’élève à celui de professeure, d’une image d’enfant à celle de mère, parce que c’est elle qui va pousser Raphaël dans d’autres bras, par sens du sacrifice. Sur le plan sentimental, sa détermination est donc plus ferme que celle du héros.

Par exemple, il y a chez Pauline quelque chose d’angélique qui peut donner l’impression qu’elle n’existe pas vraiment, ou qu’elle reste insaisissable :

Un amour véritable ?

La fidélité de Pauline, son sens du partage et son abnégation font d’elle un exemple d’amour véritable qu’un individu aveuglé par la force des passions ne peut plus percevoir. Dès lors, elle peut apparaître comme le personnage le plus important du récit, car sans elle il est impossible de comprendre à côté de quoi passe Raphaël.

Certes, ils vont finir par s’aimer, mais cet amour arrive bien tard pour Raphaël, qui a déjà conscience que son espérance de vie est fortement raccourcie par la peau de chagrin. Ainsi c’est par elle que le héros comprend qu’il ne suffit pas de désirer beaucoup, encore faut-il savoir quoi désirer et aimer. Le personnage de Pauline est donc utile pour la construction de la portée morale du roman d’apprentissage.

Par exemple, dans la troisième partie du roman, la pureté de l’amour naissant entre les deux amants est signifiée par une dimension presque divine. En effet, dans cet extrait Balzac qualifie leurs caresses avec des termes qui évoquent la religiosité, « sainte », « ferveur », « âmes » :

Les pérégrinations de Raphaël le conduisent à passer d’une peau à l’autre : de la peau de chagrin dont il s’empare chez l’antiquaire, à la peau de Pauline que rappelle la sonorité de son prénom. Le « chagrin » du titre n’est donc pas seulement un cuir de mule, il désigne aussi la grande tristesse dans laquelle Raphaël meurt en même temps qu’il s’élance contre le corps de celle qu’il aime dans la toute dernière scène du roman.

La mort de Raphaël se fait dans une dernière tentative de fusion, comme si le comble de la passion était de disparaître à l’intérieur de l’objet de son désir. Par ailleurs, Pauline rêve de mourir avec lui :