Les Amours jaunes, unique recueil de Tristan Corbière qui paraît en 1873 (et qui passe inaperçu à l’époque), s’inscrit au cœur d’un bouleversement décisif de la conception de poésie. Le romantisme est passé et le Parnasse n’est plus en vogue, tandis que le symbolisme est en train de naître et que le temps des poètes maudits – dont fait partie Corbière – éclot.
La même année paraît Une saison en enfer de Rimbaud tandis que Verlaine rédige Romance sans parole. Bien que Corbière s’intéresse peu à ses contemporains, sa forme poétique rejoint une « modernité » qui se dessine lors de ces années charnières de l’histoire littéraire.
Reconnu comme l’un des principaux artisans de la révolution poétique de la fin du XIXe siècle, Les Amours jaunes excelle par la puissance de son expression poétique.
Les femmes des Amours jaunes : La cigale, Marcelle, l’actrice et la prostituée. La cigale : Aussi appelée « fille de marbre », « maîtresse », « chair de [lui] », « femelle de l’homme », « muse pucelle », « demoiselle ». Il s’agit en fait de Marcelle, la cigale du poète. Marcelle : Une rime commode, suffisante, qui rime facilement avec « pucelle » ou « demoiselle » et qui surnomme la femme aimée. Elle est parfois assimilée à une jument dans les poèmes discrètement érotiques. Elle est la muse du poète et s’inspire d’une femme aimée : Armida Josefina Cuchiani. L’actrice : La femme que chante Corbière possède une multitude de noms, de surnoms et de masques pour ne remplir qu’un seul rôle. Les huit poèmes de « Paris » consacrent de façon explicite l’univers du théâtre. La prostituée : Ce sont ces femmes aux mœurs légères qui permettent facilement l’oubli : Zoé, Nadjejda, Jane, Mina, Zulma, Hermosa, Jany-Gratis, Bout-dehors, Fond-de-Vase, Garcette-à-ris, Mary-Saloppe. Les cocottes parisiennes, les perruches et les grues amènent l’argot, une langue colorée et pittoresque qui séduit le poète.
La femme : Le poète chante la femme sur tous les tons et sous toutes les formes. Il met la même ardeur à faire l’inverse. La femme, objet d’un impossible amour, est toujours cruelle. L’amour : L’amour C’est le thème principal du recueil. L’expérience amoureuse est cruelle et décevante car l’amour, puissant et toujours inassouvi, finit par générer de la souffrance. Pour oublier sa douleur, il y a le remède des amours multiples et des amours passagères. Les voyages : Ce sont les escapades en l’Italie (traités dans six poèmes de la partie « Raccrocs » et aussi « Pudentiane »), dans l’Armor natal, ou dans la capitale française Paris (dans « Ça », « Les Amours jaunes » et « Raccrocs ») ou encore l’Espagne. Le funèbre : Le funèbre est une tonalité qui parcourt tout le recueil. Il est lié liés aux amours défuntes. Ce sont aussi les souvenirs de la lèpre, l’image du drap blanc et mortuaire des insomnies, la fosse commune des prostituées. Les références au funèbre sont nombreuses, on peut y inclure la peinture des tempêtes bretonnes, la présence des animaux nécrophiles (le rat, l’araignée, les crabes, les hiboux, les chats-huants, les coucous, les lièvres pestiférés, les corneilles funèbres, les vers luisants et les crapauds qui empoisonnent la plaine de leurs coliques), l’image du cierge des veillées funèbres, le duel et bien évidemment la Mort (l’Ankou). Le temps : Il est lié à la conscience de la mort qui s’approche et auquel s’oppose l’éternité du chant du poète. Le temps, c’est celui de l’insomnie, celui du temps circulaire (les heures dans la clepsydre à balancier, le mouvement de métronome de la pendule, la roue autour de son essieu, le vol circulaire de la corneille, la marée), bref, le temps dévorateur. Le bestiaire : 116 animaux apparaissent 293 fois dans l’imaginaire des insomnies, les symboles moraux et esthétiques d’une pensée foisonnante. Une faune pittoresque et expressive est peinte, dans laquelle on trouve un bestiaire aussi bien celte que des animaux issus de la mythologie gréco-romaine, ou même des références enfantines (la cigale de La Fontaine). Ce bestiaire reflète la condition humaine et dessine une figure ambiguë du poète. La dérision : C’est une constante des Amours jaunes. L’autodérision, l’ironie, la satire, le sarcasme, les attaques au lyrisme romantique et à la personne physique du poète définissent le caractère de l’ouvrage.
Les Amours jaunes sont reconnues à titre posthume par Verlaine, Huysmans (le recueil est présent dans la bibliothèque de À Rebours), Laforgue et les surréalistes. On célèbre la puissance de sa langue poétique faite de jeux de mots et de calembours, et qui puise dans l’ironie, le rire jaune, le cynisme et la dérision une force explosive. Cette poésie est étrange est restera incomprise du temps du poète. : elle avance par jeux d’homonymie, d’étymologie, par associations et par références. Elle joue avec la tradition du sonnet (forme fixe la plus répandue du recueil), et exprime une autre conception de l’expression poétique
Les Amours jaunes s’ouvrent et se ferment sur deux poèmes intitulés « À Marcelle » qui n’appartiennent à aucune autre des sept parties proposées dans le recueil. Ce dernier est organisé en sept parties :
- « Ça » (3 poèmes) ;
- « Les Amours jaunes » (24 poèmes) ;
- « Sérénade des sérénades » (14 poèmes)
- « Raccrocs » (21 poèmes) ;
- « Armor » (7 poèmes)
- « Gens de mer » (17 poèmes) ;
- « Rondels pour après » (6 poèmes).
Cette disposition relève d’un travail de composition et non d’un ordre chronologique de rédaction des poèmes.
- Ça (3 poèmes)
Cette première partie du recueil est composée de trois poèmes :
« Ça ? » (qui pose la question de la définition de l’œuvre, de sa position et valeur dans la littérature, de sa qualité) ;
« Paris » ;
et « Épitaphe », qui dessine un portrait du poète contrasté, plein de contradictions et de négativité.
Les Amours jaunes (24 poèmes)
Cette partie contient le plus grand nombre de poèmes, tous de tailles et de formes différentes dévoilant ainsi la richesse poétique de Corbière. Elle exprime les expériences amoureuses du poète, souvent « jaunes » (couleur du cocuage et des exclus).
- Sérénade des sérénades (14 poèmes)
Cette série de poèmes, inspirée du « Cantique des cantiques », se présente comme un cycle espagnol par ses thèmes et son lexique. Le poète offre une parodie de nombreux clichés littéraires et sociaux associés aux « sérénades », cette expression amoureuse et langoureuse des balcons et des guitares. Le sujet récurrent de cette partie est celui du poète-troubadour qui ne cesse de tenter d’adresser des sérénades à sa dame (qui se tient derrière les fenêtres closes) en jouant de sa lyre désaccordée.
- Raccrocs (21 poèmes)
« Un coup de raccroc », c’est un coup de hasard. L’expression poétique de Corbière, à l’inverse, est celle d’une concision parfaite, d’un travail minutieux qui pastiche des sujets à la mode, qui s’ancre dans une recherche des mots et de leur musicalité, qui joue de néologisme autant que d’archaïsme et d’oppositions syntaxiques. Le thème italien est important dans cet ensemble et apporte une nouvelle tonalité aux amours jaunes du poète : c’est ici le jaune solaire qui est utilisé. Le ton forcené, assez dur, unifie chaque poème de « Raccrocs » : « crocs » ; « dents » ; « mors » ; « mordre » ; « accrocher » ; « croches » ; « crever » ; « emporter le morceau » ; « racler » ; « grincer » ; « casser » ; « scie » sont des termes qu’on retrouve dans cette partie.
- Armor (7 poèmes)
C’est, avec « Gens de mer », la partie bretonne du recueil. Le poète évoque son Armor natal qu’il quitte pour la capitale. Cette terre apparaît comme un refuge salvateur et apaisant, coupant avec les parties antérieures, grinçantes et pathétiques, qui chantent la distance, l’hostilité et la détresse sentimentale.
- Gens de mer (17 poèmes)
Corbière livre des images diverses d’une Bretagne qu’il sent être la « vraie » Bretagne : un pays de misère et de foi, un pays de mer, de marins et de naufrages, de ports et de bouges à matelots.
- Rondels pour après (6 poèmes)
Ces rondels (écrits en italique) se réfèrent à une autre tradition poétique, plus souple que le sonnet et qui accepte plus volontiers des variantes. Cette forme médiévale doit comporter deux rimes, trois strophes, et des termes répétés d’une strophe à l’autre. Pour la plupart de ses rondels, Corbière utilise trois strophes de quatre, trois et cinq vers, avec des jeux de rimes assez libres. La brièveté et la musicalité des rondels (par la reprise de mots et d’expressions) offre une douceur, en cette fin d’ouvrage, qui contraste avec l’esprit plus incisif et brutal des autres parties.
Les poèmes évoquent également la disparition matérielle du poète qui se place alors au côté de l’éternité pour chanter à travers les siècles et se faire entendre bien après sa mort.
« La dent de ton Érard, râtelier osanore,
Et scie et broie à crû, sous son tic-tac nerveux,
La gamme de tes dents, autre clavier sonore…
Touches qui ne vont pas aux cordes des cheveux ! »
« À une Demoiselle »
« Insomnie, impalpable Bête !
N’as-tu d’amour que dans la tête ?
Pour venir te pâmer à voir,
Sous ton mauvais œil, l’homme mordre
Ses draps, et dans l’ennui se tordre !…
Sous ton œil de diamant noir. »
« Insomnie » « What ?…
SHAKESPEARE :
Des essais ? – Allons donc, je n’ai pas essayé !
Étude ? – Fainéant je n’ai jamais pillé.
Volume ? – Trop broché pour être relié…
De la copie ? – Hélas non, ce n’est pas payé !
Un poème ? – Merci, mais j’ai lavé ma lyre.
Un livre ? – …Un livre, encor, est une chose à lire !…
Des papiers ? – Non, non, Dieu merci, c’est cousu !
Album ? – Ce n’est pas blanc, et c’est trop décousu. »
« Ça ? »
« Rôde en la coulisse malsaine
Où vont les fruits mal secs moisir,
Moisir pour un quart d’heure en scène…
– Voir les planches et mourir !
Va : tréteaux, lupanars, églises,
Cour des miracles, cour d’assises :
Quarts-d’heure d’immortalité !
Tu parais ! c’est l’apothéose !!!…
Et l’on te jette quelque chose :
– Fleur en papier, ou saleté. »
« Paris », 6