Les Chaises est une pièce de théâtre écrite par Eugène Ionesco. Elle réunit tous les aspects principaux de son théâtre : mécanisme de prolifération, perte de contrôle, étouffement, démesure, absurde.
Eugène Ionesco, avec Samuel Beckett, renouvelle le théâtre des années 1950 en écartant le drame psychologique et la tragédie antique revisitée du théâtre de Giraudoux. Nommé le « théâtre de l’absurde », ce nouveau genre explore la structure du langage, son pouvoir, et sans cesse, le remet en cause.
L’absurde ne mène ici ni à l’engagement de Sartre ni à la révolte de Camus, mais à une sorte d’immobilité tragique, de nihilisme. Eugène Ionesco veut « souligner par la farce le sens tragique du texte ».
Le Vieux : Il est présenté comme à la fois auteur et penseur. Il possède un message universel qu’il veut révéler à l’humanité. Il a 95 ans. Son discours est dénué de sens. La Vieille : Elle est la femme du vieux, surnommée Sémiramis. Elle a 94 ans. Elle est persuadée qu’elle a eu un fils, idée que rejette le vieux. Son discours est lui aussi dénué de logique. L’Orateur : Il ne dit rien et se trouve incapable de transmettre le message du Vieux à la foule d’invités. Cet intermédiaire entre les vieux et les fantômes d’invités est muet. Les invités : Ce sont tous de grandes personnalités invitées par les vieux. Ils sont le symbole de l’humanité à qui l’on tente en vain de transmettre un message. Ils ne sont pas présents sur scène, mais au contraire, brillent par leur absence.
Le néant : C’est le temps de la vieillesse, où l’homme ressasse ses souvenirs et se rend compte que tout va s’écrouler avec sa mort. Il symbolise aussi l’absurdité du cycle de l’existence de l’homme, qui n’est que répétition. Il se traduit enfin par l’absence : absence d’invités et donc d’auditoire, absence de parole avec l’orateur muet, absence finale des Vieux qui se jettent par la fenêtre. L’absurde : L’absurdité tragi-comique de l’existence, qui se résume à des répétitions de gestes et de mots, est au centre de la pièce. L’existence, sans but, qui perd son sens. L’absurde se manifeste également par l’aspect irréel du monde (une île isolée, des invités invisibles, un orateur muet), et la présence quasi-inexistante des vieux, réduit à déplacer des chaises.
Deux vieux vivent dans un phare sur une île isolée.
Ils essaient de lutter contre la solitude et se rappellent ensemble de vieilles histoires pour maintenir leur amour grâce au passé.
Proche de la mort et grand penseur, le Vieux a un message à délivrer à l’humanité avant de mourir. Pour cela, il invite de nombreuses personnalités du monde (jusqu’à l’Empereur) sur son île, et confie le soin à un orateur de faire l’intermédiaire.
Pourtant, les invités restent invisibles et semblent rôder comme des spectres. Néanmoins, pour les accueillir dignement (et parce que les vieux les voient), les chaises sur lesquelles ils vont s’asseoir deviennent de plus en plus nombreuses, jusqu’à saturer tout l’espace.
À la fin de la pièce, envahis par les chaises vides, le couple de vieux se retire et se jette par la fenêtre, laissant alors l’orateur transmettre à la foule (invisible) le message universel. Or, dernier coup de théâtre, celui-ci, muet, ne parvient pas à communiquer les pensées du Vieux.
L’orateur est donc finalement aussi absent que l’auditoire, et le rideau se ferme sur une saturation de chaises empilées.
Le décor de la pièce tient au début à une chaise, une porte, deux fenêtres et une armoire. Les chaises qu’on apporte au fur et à mesure proviennent de l’armoire. La pièce commence dans le noir et s’éclaire à mesure que l’intrigue avance, jusqu’à terminer dans une lumière intense.
Les angoisses des personnages sont extériorisées par les objets et cette lumière criante.
« La Vieille et le Vieux, la Vieille traînant le Vieux, se dirigent vers les deux chaises au-devant de la scène ; le Vieux s'assoit tout naturellement sur les genoux de la Vieille.
LE VIEUX :
Il est 6 heures de l'après-midi. Il fait déjà nuit. Tu te rappelles, jadis, ce n'était pas ainsi; il faisait encore jour à 9 heures du soir, à 10 heures, à minuit.
LA VIEILLE :
C'est pourtant vrai, quelle mémoire !
LE VIEUX :
Ça a bien changé.
LA VIEILLE :
Pourquoi donc, selon toi ?
LE VIEUX :
Je ne sais pas, Sémiramis, ma crotte. Peut-être, parce que plus on va, plus on s'enfonce. C'est à cause de la terre qui tourne, tourne, tourne, tourne. »« LE VIEUX :
Je m’ennuie beaucoup.
LA VIEILLE :
Tu étais plus gai, quand tu regardais l’eau… Pour nous distraire, fais semblant comme l’autre soir.
LE VIEUX :
Fais semblant toi-même, c’est ton tour.
LA VIEILLE :
C’est ton tour.
LE VIEUX :
Ton tour.
LA VIEILLE :
Ton tour.
LE VIEUX :
Ton tour.
LA VIEILLE :
Ton tour.
LE VIEUX :
Bois ton thé, Sémiramis.
Il n’y a pas de thé, évidemment.
LA VIEILLE :
Alors, imite le mois de février.
LE VIEUX :
Je n’aime pas les mois de l’année.
LA VIEILLE :
Pour l’instant, il n’y en a pas d’autres. Allons, pour me faire plaisir…
LE VIEUX :
Tiens, voilà le mois de février.
Il se gratte la tête, comme Stan Laurel.
LA VIEILLE, riant, applaudissant :
C’est ça. Merci, merci, tu es mignon comme tout, mon chou. (Elle l’embrasse.) Oh ! tu es très doué, tu aurais pu être au moins Maréchal chef, si tu avais voulu…
LE VIEUX :
Je suis concierge, Maréchal des Logis.
Silence. »« LE VIEUX, il ouvre la porte n° 7 :
Bonjour, Mesdames, bonjour, Messieurs. Donnez-vous la peine d’entrer.
Les trois ou quatre personnes invisibles qui arrivent sont très grandes et le Vieux doit se hausser sur la pointe des pieds pour serrer leur main.
La Vieille, après avoir placé les chaises comme il est dit ci-dessus, va à la suite du Vieux.
LE VIEUX, faisant les présentations :
Ma femme… Monsieur… Madame… ma femme… Monsieur… Madame… ma femme…
LA VIEILLE :
Qui sont tous ces gens-là, mon chou ?
LE VIEUX, à la Vieille :
Va chercher des chaises, chérie.
LA VIEILLE :
Je ne peux pas tout faire !…
Elle sortira, tout en ronchonnant, par la porte n° 6, rentrera par la porte n° 7, tandis que le Vieux ira avec les nouveaux venus vers le devant de la scène. »« Elle sort chercher une autre chaise, elle utilisera maintenant pour entrer et sortir les portes n° 2 et 3 à droite.
LE VIEUX :
Prenez le petit sur vos genoux… Les deux jumeaux pourront s’asseoir sur une même chaise. Attention, elles ne sont pas solides… ce sont des chaises de la maison, elles appartiennent au propriétaire. Oui, mes enfants, il nous disputerait, il est méchant… il voudrait qu’on les lui achète, elles n’en valent pas la peine. (La Vieille arrive le plus vite qu’elle peut avec une chaise.) Vous ne vous connaissez pas tous… vous vous voyez pour la première fois… vous vous connaissiez tous de nom… (À la Vieille.) Sémiramis, aide-moi à faire les présentations…
LA VIEILLE :
Qui sont tous ces gens-là ?… Je vous présente, permettez, je vous présente… mais qui sont-ils ?
LE VIEUX :
Permettez-moi de vous présenter… que je vous présente… que je vous la présente… Monsieur, Madame, Mademoiselle… Monsieur… Madame… Madame… Monsieur…
LA VIEILLE, au Vieux :
As-tu mis ton tricot ? (Aux invisibles.) Monsieur, Madame, Monsieur… Nouveau coup de sonnette. »