Cette pièce écrite en 1948 fait écho dans certaines de ses thématiques à une pièce antérieure de Sartre, Les Mouches (1943). En effet, Jean-Paul Sartre y expose sa vision de la liberté comme inhérente à la condition humaine, et comme possibilité ultime de choix face à la tyrannie et à l’absurde. Ce choix s’exerce cependant dans des circonstances dramatiques, ce qui amène l’aspect tragique du dénouement de ces deux pièces.
Cependant, Les Mains sales est une œuvre davantage politisée que Les Mouches, puisqu’elle traite directement du communisme, un mouvement politique dans lequel Sartre s’investira dans les années 50. Le marxisme de Sartre apparaît pourtant dans cette œuvre comme un idéal, associé à l’existentialisme qui domine ses écrits : selon ce courant de pensée, l’Homme détermine lui-même son essence par ses actions, de façon absolue, au-delà du cadre des doctrines religieuses ou politiques, ce qui rejoint sa vision de la liberté. À l’instar d’Oreste, Hugo refuse de nier sa liberté de choix pour sauver sa peau. Cette thématique fait d’ailleurs écho à d’autres pièces issues de la même période, où les personnages sont confrontés aux conséquences tragiques de leurs choix, comme Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh (1944), et dans laquelle certains ont voulu voir une figure de la Résistance.
Au-delà de cet aspect philosophique, la pièce possède également une portée politique émanant d’un auteur engagé : en effet, Sartre questionne la notion de violence politique et son utilité pour affirmer une conception du monde, quitte à faire des compromis et salir un idéal.
Hugo : Jeune intellectuel, il a une vision idéaliste du marxisme. Olga : Protectrice d’Hugo, elle cherche à le sauver jusqu’au bout, en dépit de l’avis de Louis. Louis : L’un des dirigeants du parti révolutionnaire de l’Illyrie, il considère Hugo comme « non récupérable », c’est-à-dire inapte à réintégrer le parti. Hoederer : Soupçonné de trahison envers le parti, ses vues politiques sont pourtant adoptées après sa mort. Jessica : C’est la femme d’Hugo. Elle le trompe avec Hoederer.
La liberté : Problématique essentielle dans la pensée de Sartre, la liberté est ce qui pousse Hugo à se livrer à une mort probable : c’est la seule solution pour que sa vie soit modelée d’après ses actes, comme le veut l’existentialisme de Sartre ; et non par le dogmatisme du parti. Le communisme : En filigrane de la pièce, le problème du communisme, qui attire Sartre, est posé : en effet, l’auteur perçoit déjà les difficultés à exercer une idéologie de manière politique. L’application d’une idéologie demande en effet d’exercer une violence symbolique ou réelle, violence dont Sartre questionne ici la légitimité.
La pièce est divisée en sept tableaux eux-mêmes divisés en scènes. Les tableaux 2 à 6 sont le récit d’Hugo, présentant, sous la forme d’une analepse (retour en arrière), les événements qui l’ont conduit à assassiner un chef communiste. L’histoire se déroule dans un pays imaginaire, l’Illyrie, situé en Europe de l’Est.
Premier tableau
Premier tableau
Scène 1
Hugo vient de passer deux ans en prison pour le meurtre de Hoederer, soupçonné de trahison. Il se rend chez Olga, sa protectrice, et lui explique que selon lui, le parti le considère désormais comme irrécupérable.
Scène 2
Charles et Frantz entrent en scène et demandent à Olga où se trouve Hugo : ils veulent l’exécuter. Olga exige de voir Louis, l’un des dirigeants du parti.
Scène 3
Olga demande à Louis de lui laisser trois heures pour qu’elle détermine si Hugo est « récupérable », c’est-à-dire s’il peut réintégrer le parti et suivre les ordres.
Scène 4
Le jeune homme se lance alors dans le récit de la mission qui a eu lieu deux ans auparavant, en 1943.
Deuxième tableau
Deuxième tableau
Scène 1
Hugo discute avec Ivan, qui se prépare à une mission consistant à faire sauter un pont. Cela ne fait qu’un an qu’Hugo est au parti.
Scène 2
Olga entre et donne une valise à Ivan.
Scène 3
Frustré, Hugo demande à Olga et Louis pourquoi on ne lui confie aucune tâche plus importante que la rédaction du journal. Il avertit même Olga qu’il est prêt à mourir si nécessaire. Il avoue avoir peur de ressembler à son père, qui a perdu ses idéaux et est devenu conservateur en vieillissant.
Scène 4
Louis propose à Hugo une mission impliquant l’assassinat de Hoederer. Pour se rapprocher de sa cible, il devra devenir son secrétaire particulier et s’installer chez lui avec sa femme Jessica.
Troisième tableau
Troisième tableau
Scène 1
Jessica, qui découvre en fouillant ses affaires que Hugo possède plusieurs photographies de lui-même, s’étonne de son narcissisme. Celui-ci entre dans la pièce et lui annonce le véritable objectif de la mission, mais Jessica ne le croit pas.
Scène 2
Les gardes du corps d’Hoederer, Slick et George, veulent fouiller Hugo, qui refuse. Une altercation s’ensuit, avec en filigrane l’idée d’une lutte des classes entre la bourgeoisie, représentée par Hugo, et la classe ouvrière, représentée par Slick.
Scène 3
Hoederer arrive et tente d’apaiser la situation. Il convainc Hugo et Slick de se respecter malgré leurs différences. La fouille a bien lieu, mais les gardes ne trouvent pas l’arme, que Jessica a cachée.
Scène 4
Hoederer a remarqué la beauté de Jessica, et l’avertit des dangers de la séduction. Puis Hoederer s’intéresse à Hugo, et découvre sa personnalité complexée et narcissique.
Scène 5
Hugo ne se voit pas assassin. Il réussit cependant à récupérer son arme, que Jessica ne veut pas lui donner.
Quatrième tableau
Quatrième tableau
Scène 1
La scène se déroule dans le bureau d’Hoederer. Jessica reproche à Hugo de n’avoir toujours pas tué Hoederer, car elle s’ennuie. Finalement, en examinant ses affaires, elle se représente son quotidien et demande à Hugo de ne pas le tuer. Hugo est perdu et ne sait pas ce qu’il veut vraiment, ni s’il va réellement tuer Hoederer.
Scène 2
En entrant, Hoederer s’étonne de voir Jessica dans son bureau et reproche à Hugo de ne pas savoir tenir sa femme. Celle-ci rétorque à Hoederer que Hugo n’est pas son mari, mais son petit frère.
Scène 3
Une fois Jessica partie, une discussion s’engage entre Hoederer et Hugo, au cours de laquelle leurs différences deviennent plus évidentes. Hoederer a grandi très vite, tandis qu’Hugo se sent très jeune : là encore, une opposition de classe se profile entre Hugo le bourgeois et Hoederer, l’homme du peuple. Hoederer confie à Hugo qu’il croit sa vie en danger à cause de ses ennemis politiques. Hugo veut l’aider.
Scène 4
Karsky, secrétaire du Pentagone, et le prince Paul, fils du régent, entrent en scène. Tandis que Karsky et Hoederer s’opposent, Paul tente de concilier tout le monde. Hoederer veut donner plus d’importance au parti dans la politique du pays, qui est sur le point d’être envahi par l’URSS. Dans ce but, il propose une alliance. Hugo se met en colère et sort son arme, mais au même moment, on entend une explosion.
Scène 5
La tentative d’attentat a échoué, seul le prince est légèrement blessé. La réunion se poursuit, mais Hoederer en exclut Hugo.
Scène 6
Après l’attentat, Hugo doit se rendre à l’évidence : Louis ne lui fait pas assez confiance pour le laisser se charger de l’assassinat d’Hoederer. Il commence à se saouler, tandis que Jessica tente de détourner son attention en parlant d’avoir un enfant.
Cinquième tableau
Cinquième tableau
Scène 1
Olga entre, pendant qu’Hugo dort. Une vive discussion s’engage entre Olga et Jessica. Olga avoue être l’auteure de l’attentat, même si celui-ci mettait en péril la vie d’Hugo : comme il n’a toujours pas accompli sa mission, il a perdu la confiance du parti. Olga finit par réveiller Hugo pour l’avertir qu’il n’a plus que 24 heures pour mener à bien sa mission, sans quoi il sera exécuté.
Scène 2
Hugo demande conseil à sa femme, qui lui propose de révéler la vérité à Hoederer. Mais Hugo refuse et le couple se dispute, Jessica se plaignant d’être infantilisée. Ils réalisent finalement qu’ils ne se sont jamais vraiment aimés. On frappe à la porte et Hugo s’enthousiasme, pensant que c’est Olga qui revient.
Scène 3
Il s’agit en fait d’Hoederer. Hugo et lui reviennent sur l’idée d’une alliance, idée toujours rejetée par Hugo. Hoederer reproche à Hugo son idéalisme, et le fait qu’il refuse de se salir les mains.
Scène 4
Les gardes du corps viennent chercher Hoederer, qui quitte la scène.
Scène 5
Jessica se range à la vision d’Hoederer. Hugo proteste mais au fond, il est d’accord avec elle. Il s’engage malgré tout à accomplir sa mission le lendemain.
Sixième tableau
Sixième tableau
Scène 1
La scène se déroule dans le bureau d’Hoederer. Jessica prévient Hoederer des projets de Hugo. Quand ce dernier arrive, Hoederer la fait discrètement sortir.
Scène 2
Tandis qu’Hoederer lui tourne le dos, Hugo se confie et exprime toute son amertume et son sentiment de solitude. Hoederer se retourne et demande à Hugo de lui donner son arme. Hugo lui avoue son amitié et prend congé.
Scène 3
Cachée, Jessica réapparaît et tente de séduire Hoederer, qui finit par l’embrasser.
Scène 4
Hugo entre et en découvrant la scène, s’imagine qu’Hoederer est un hypocrite, qu’il ne s’est montré conciliant que parce qu’il comptait séduire Jessica. Ivre de colère, il tire sur Hoederer. Celui-ci explique aux gardes du corps qui accourent qu’Hugo a seulement tiré par jalousie.
Septième tableau
Septième tableau
Ce tableau est composé d’une seule scène. Retour au présent, en 1945 : le délai accordé à Olga est presque écoulé. Celle-ci explique la situation à Hugo, lui révélant notamment qu’en fin de compte, les positions politiques de Hoederer, devenu une icône, ont été adoptées, avec les conséquences qu’Hugo redoutait. Malgré la proposition d’Olga de repartir à zéro, Hugo refuse de renier ses valeurs et surtout, tel Oreste à la fin des Mouches, il refuse d’abandonner la responsabilité du meurtre, ce qui reviendrait pour lui à nier sa liberté en tant qu’individu. Il préfère donc la mort plutôt que de reconnaître le meurtre d’Hoederer comme un simple crime passionnel.
« HOEDERER :
Et moi, je les aime [les hommes] pour ce qu’ils sont. Avec toutes leurs saloperies et tous leurs vices. J’aime leurs voix et leurs mains chaudes qui prennent et leur peau, la plus nue de toutes les peaux, et leur regard inquiet et la lutte désespérée qu’ils mènent chacun à son tour contre la mort et contre l’angoisse. »
Tableau 5, scène 3« HOEDERER :
Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu’un te facilite le passage. Si j’échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai près de moi et je t’aiderai.
HUGO :
Pourquoi me le dire ? Pourquoi me le dire aujourd’hui ?
HOEDERER, le lâchant :
Simplement pour te prouver qu’on ne peut pas buter un homme de sang-froid à moins d’être un spécialiste.
HUGO :
Si je l’ai décidé, je dois pouvoir le faire. (Comme à lui-même, avec une sorte de désespoir.) Je dois pouvoir le faire. »
Tableau 6, scène 2« Je… je l’ai tué parce que j’avais ouvert la porte. C’est tout ce que je sais. Si je n’avais pas ouvert cette porte… Il était là, il tenait Jessica dans ses bras, il avait du rouge à lèvres sur le menton. C’était trivial. Moi, je vivais depuis longtemps dans la tragédie. C’est pour sauver la tragédie que j’ai tiré. »
Tableau 7, scène unique« HUGO :
[…] Bon. Alors, moi, je suis récupérable. Parfait. Mais tout seul, tout nu, sans bagages. À la condition de changer de peau — et si je pouvais devenir amnésique, ça serait encore mieux. Le crime, on ne le récupère pas, hein ? C’était une erreur sans importance. On le laisse où il est, dans la poubelle. »
Tableau 7, scène unique