Deux extraits des Nourritures terrestres, « La Ronde de la Grenade » et « Ménalque » étaient déjà parus dans des revues. Le livre passe néanmoins inaperçu à sa parution en 1897. Lors de la réédition en 1927, dans la préface qu’il en donne, Gide dit qu’il se vendit tout juste cinq cents exemplaires en dix ans.
Ce livre aura pourtant une grande influence sur la jeunesse. Simone de Beauvoir, dans ses carnets de jeunesse, en recopie des passages avec exaltation, et on peut retrouver chez Camus la trace des principes solaires exposés dans Les Nourritures terrestres.
Dans la préface de 1927, Gide précise, peut-être pour limiter la portée de ce livre, qu’il l’a écrit pendant une convalescence, et demande à ce qu’on ne le réduise pas à ce livre, dont il a depuis dépassé la philosophie. Il publiera cependant en 1935 les Nouvelles Nourritures terrestres, œuvre de maturité, bien moins exaltées que la première mais qui proteste à nouveau contre les séductions de la morale.
Le narrateur : Le narrateur n’est pas identifié. On peut y voir Gide lui-même, bien qu’il soit plus âgé que l’auteur et qu’il ait déjà une vie derrière lui. Ses pensées et ses expériences sont cependant conformes à celles de l’auteur. Il s’adresse à Nathanaël et veut lui enseigner sa conception de la vie, tirée de la philosophie de Ménalque. Nathanaël : Nathanaël est un personnage fictif qui porte un prénom biblique, ce qui correspond à l’une des influences des Nourritures. Ménalque : Ménalque est présenté comme un sage dangereux, à la fois initiateur et tentateur. Le narrateur fait référence à lui mais Ménalque n’apparaît jamais directement.
L’exaltation : Livre philosophique autant que poétique, Les Nourritures terrestres prônent la sensualité contre la morale, le désir contre la possession, et l’exploration du monde, extérieur et intérieur. Cette exaltation des sens, qui aboutit à une conception à la fois esthétique et éthique de la vie, semble reprendre la démarche de Rimbaud qui en appelait au « dérèglement de tous les sens ». L’influence de Nietzsche : L’incitation à être pleinement soi et à s’affranchir d’une morale étriquée a également des échos fortement nietzschéens. La forme même des Nourritures évoque, par le ton comme par le contenu, Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. L’idéal de bonheur correspond ici à une affirmation de soi et à une expérimentation intense de sa liberté d’être et d’agir.
Les Nourritures terrestres peuvent être lues comme un manifeste en faveur de la sensualité et de l’égocentrisme et contre la morale puritaine. Elles regroupent de façon disparates différents genres : anciennes formes poétiques (rondes et ballades), journal intime, notes, récits de voyage, dialogues. L’essentiel du propos consiste en une transmission par le narrateur de la philosophie de Ménalque au jeune Nathanaël, philosophie qui peut être résumée par le titre du livre.
Le narrateur incite Nathanaël à s’ouvrir au monde par l’exploration des sens et par la disponibilité intérieure, disponibilité qui implique une parfaite attention à ce qui l’entoure. C’est, selon lui, la seule définition possible du bonheur.
La contemplation est une voie d’accès au bonheur que l’on doit cultiver par le contact avec la nature empreint d’une certaine religiosité. Mais il faut surtout prêter attention à chaque instant, emplir chaque instant d’une joie vivante.
L’action importe également : le narrateur insiste sur l’importance de se lever avant l’aube, de voyager et de ne pas s’enraciner. Le bonheur semble se trouver dans de lointaines destinations exotiques que décrit le narrateur et qui correspondent aux voyages de Gide en Afrique du Nord.
Il rejette avec mépris l’éducation, la famille, le travail et prône le retour à une vie sauvage et pleine de dénuement. Il se dresse en effet contre toute forme d’attachement et de possessions.
Mais l’accès à cette conception de la vie nécessité un effort personnel : les dons et les bonheurs ne viennent pas de l’extérieur, des circonstances, mais d’une disposition intérieure, qui est faite de courage, mais aussi de générosité et d’ouverture.
À la fin, le narrateur conseille à Nathanaël de jeter ce livre et de développer sa propre conception de la vie et non pas de se plier docilement à celle qui est proposée ici.
« Au soir, je regardais dans d’inconnus villages les foyers, las de travail ; les enfants revenaient de l’école. La porte de la maison s’entrouvrait un instant sur un accueil de lumière, de chaleur et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien de toutes les choses vagabondes n’y pouvait plus rentrer, du vent grollant du dehors –
Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. »« La mélancolie n’est que de la ferveur retombée.
Tout être est capable de nudité ; toute émotion, de plénitude.
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion. Peux-tu comprendre cela : toute sensation est d’une présence infinie.
Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur »« Non point la sympathie, Nathanaël, – l’amour.
Agir sans juger si l’action est bonne ou mauvaise. Aimer sans s’inquiéter si c’est le bien ou le mal. »« Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. »