Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny

Contexte

Les Lettres d’une Péruvienne sont le plus grand succès de librairie du XVIIIe siècle. À ce titre, il est possible de parler du premier des best-seller. Sur la deuxième moitié du siècle, les chercheurs ont identifié plus de cinquante rééditions, en France et dans l’Europe entière. Il est traduit peu de temps après sa sortie, et lance une mode vestimentaire à l’échelle internationale. En effet, après avoir lu ce livre, beaucoup de femmes vont s’habiller « à la péruvienne ». Le fait que l’ouvrage ait d’abord été publié de manière anonyme en 1747 explique en partie ce succès phénoménal. L’absence de nom d’auteur entraîne un attrayant mystère. Devant un tel événement, Graffigny reprend son texte et le signe en modifiant la fin. Dans cette deuxième version, elle accorde une indépendance totale à son héroïne, ce qui n’était pas le cas dans la version publiée anonymement. Un tel changement relance les ventes du livre.

Pour Graffigny, ce succès est d’autant plus inattendu que cela fait plusieurs années qu’elle publie des textes, mais reste peu reconnue. Séparée de son mari, elle doit écrire pour vivre. Ce qui est rare pour une femme, surtout quand elle est issue de la noblesse. Elle s’essaie d’abord aux contes, avec déjà un attrait pour le dépaysement puisqu’elle publie Nouvelle espagnole en 1745.
Sa vraie ambition est d’être reconnue au théâtre, c’est pourquoi elle publie, la même année que les Lettres d’une Péruvienne, une pièce censée éduquer les filles de l’empereur de Vienne : Ziman et Zenise. Ainsi, les Lettres d’une Péruvienne réunissent les deux thèmes principaux qui occupent Grafigny dans la deuxième moitié des années 1740 : l’exotisme et l’éducation des femmes. Enfin célèbre et protégée financièrement, elle continuera à se consacrer au théâtre, où elle connaît succès et échecs jusqu’à sa mort en 1758.

Mais ce sont bien les Lettres d’une Péruvienne qui l’élèvent au rang des grands auteurs et autrices. Le succès lui échappe d’ailleurs, car de nombreuses personnes vont publier des suites à l’ouvrage. Le plus souvent, cela consiste à imaginer ce qui est arrivé vraiment à Aza. Le but est de montrer que Zilia s’est trompée, et qu’elle aurait dû retrouver et épouser son fiancé en Europe.
Heureusement, Grafigny défendra toujours la fin qu’elle a choisie, et n’en modifiera jamais une seule virgule. Les féministes de la deuxième moitié du vingtième siècle vont redécouvrir ce livre et souligner tout ce qu’il a d’innovant et d’audacieux dans sa défense de la condition féminine. Certaines militantes y voient même le premier livre « intersectionnel ». En effet, Zilia ne pense pas seulement l’oppression dont elle fait l’objet à partir de sa condition de femme, elle la pense aussi à partir de son statut d’étrangère. Elle fait donc se rejoindre les luttes féministes et antiracistes.

Personnages

Zilia : C’est le personnage principal du roman. Tout est vu depuis son point de vue, car elle est l’autrice de toutes les lettres. Femme et étrangère, elle est la victime des préjugés et des comportements les plus discriminants que la société coloniale française pouvait infliger à une « sauvage ». Elle se retrouve isolée, sans amis, sans famille et sans argent dans un pays dont elle ignore les coutumes, l’histoire et les états d’esprit. Mais progressivement elle va s’extirper de sa condition, et finir par choisir librement de vivre seule, en dépit de toutes les convenances de l’époque. Elle gagne son indépendance intellectuelle par l’éducation, et gagne en maturité sentimentale en choisissant l’amitié plutôt que l’amour, bien qu’elle soit restée fidèle à Aza, son ancien fiancé. Elle reste également fidèle aux souvenirs des coutumes de son pays natal. En récupérant, grâce à Déterville, les trésors pillés par les Espagnols, elle retrouve aussi une indépendance financière. Elle est donc un modèle d’émancipation féminine.
Déterville : Déterville est un personnage ambigu. Dès qu’il enlève Zilia aux Espagnols qu’il a vaincus, car il est militaire, il en tombe éperdument amoureux. Pourtant, il va la manipuler en la tenant prisonnière, en lui faisant répéter des déclarations amoureuses qu’elle ne veut pas faire, ou encore en l’envoyant dans un couvent. Mais son amour est si puissant qu’il va choisir la vertu. Bien qu’il comprenne que Zilia ne lui cédera jamais, il accepte tout de même de l’aider à retrouver son fiancé et sa dignité. Il lui octroie un précepteur, lui présente le grand monde et sa propre famille, lui offre une maison de campagne, l’aide à retrouver Aza, lui rend une partie de l’or pillé au Pérou. Il accepte enfin de renoncer à son amour et de se faire l’ami le plus proche de Zilia. Cela implique qu’il la traite d’égal à égal jusqu’à leurs derniers jours.
Aza : Aza est un personnage central du roman, et pourtant on ne le voit jamais, il n’est jamais là. Le lecteur n’entend parler de lui que par l’intermédiaire de Zilia ou des propos rapportés de Déterville. Zilia fait de lui un portrait très flatteur, celui de l’amoureux idéal, lorsqu’ils étaient jeunes et comptaient se marier. Mais Déterville, qui enquête sur lui, montre qu’il est infidèle et qu’il a abandonné totalement les traditions de son pays d’origine. Il renie son ancienne religion, s’intègre parfaitement aux mœurs espagnoles et rompt ses fiançailles avec Zilia. Cette dernière devra s’affranchir de la passion amoureuse qu’elle éprouvait pour lui.
Céline : Céline est la sœur de Déterville. Son sort est en partie comparable à celui de Zilia, puisqu’elle est soumise à l’autorité de sa mère, et n’est pas vraiment libre. Elle va accompagner Zilia au couvent, ce qui les rapproche, et leur permet de devenir encore plus proches qu’elles ne l’étaient déjà. Au couvent, elle aussi est obligée de communiquer par lettres avec celui qu’elle aime. Cependant, elle parviendra à l’épouser, ce qui n’est pas le cas de Zilia. Elle est très heureuse de l’éducation médiocre qu’elle reçoit, à l’aise dans le mariage, en accord avec le rôle qui est attribué aux femmes. Par ces différents aspects, elle est un contre-modèle de Zilia. Elle ira même jusqu’à lui reprocher de ne pas épouser son frère et de choisir une vie solitaire. Les deux femmes restent cependant amies.

Thèmes

Le « Nouveau Monde » et l’exotisme : Le roman reprend la mode de l’exotisme en littérature, qui fonctionne très bien au XVIIIe siècle. Graffigny propose au lecteur de découvrir le « regard étranger » d’une héroïne qui ne connaît pas les codes de la société française. À travers celle qui passe d’abord pour une « sauvage », l’enjeu pour l’autrice et de proposer une critique virulente de nos préjugés et de nos mœurs.
L’amour : Le regard porté sur l’amour dans ce roman est révolutionnaire pour l’époque. Zilia est montrée comme fidèle à son fiancé, ce qui est relativement classique. Mais lorsque ce dernier décide de rompre avec elle, Zilia ne choisit pas de se remarier. Elle choisit même de renoncer au couple et à la passion en général.
L’amitié : L’amitié est montrée comme une valeur supérieure à l’amour. Les relations que Zilia entretien avec Céline et Déterville montent qu'il est possible de devenir ami avec quelqu’un qui ne pense pas comme nous (Céline), ou avec quelqu’un qui nous a d'abord dominé et qui a voulu nous posséder sur le plan marital (Déterville). Dans ce roman, l’amitié est montrée comme un moyen d’atteindre l’égalité.
L’émancipation féminine par l’éducation : L’émancipation des femmes est au cœur du roman. À la fin de la lecture des lettres, le lecteur peut envisager d’autres destinées pour la gent féminine que celles qui lui sont habituellement réservées, notamment le célibat, la solitude, l’intelligence et l’amitié profonde. Mais tout cela est absolument impossible si les femmes ne sont pas éduquées. C’est par la lecture et l’augmentation de la connaissance qu’il est possible de penser sa condition, de la remettre en cause, et de choisir de manière éclairée ce qui est bon pour soi. L’héroïne va donc dénoncer l’éducation peu consistante qui est accordée aux femmes de la haute société, acquérir une maîtrise subtile de la langue française, et réclamer l’accès à un savoir sérieux, par lequel peut se trouver le bonheur.

Résumé

Avertissement

L’avertissement permet à Graffigny de nous faire croire que ce sont de vraies lettres. Elle invente le circuit qu’auraient fait ces correspondances pour arriver jusqu’à elle.

Lettres I à IX

Dans la première lettre, Zilia raconte son enlèvement. Elle n’est pas encore en France, car ce sont les Espagnols qui la gardent captive et la traitent durement. Nostalgique, elle se remémore sa rencontre avec son fiancé Aza, et lui écrit grâce aux quipos. Elle sera vite perturbée, car elle entend une bataille entre Français et Espagnols et finit par s’évanouir.
À son réveil, elle constate qu’elle a été capturée par les Français, qui s’occupent d’elle et la soignent. Un Français surtout, Déterville, reste à son chevet. Ces meilleurs traitements ne l’empêchent pas de vouloir se donner la mort quand elle voit que le bateau dans lequel elle se trouve s’éloigne toujours plus de son pays natal. Elle reprend espoir en arrivant au port. En effet, elle pense que le soleil ne touche que l’Empire inca, et par conséquent elle suppose qu’elle n’est pas loin d’Aza. Elle déchante vite, mais commence à se focaliser sur les mots français qu’elle commence à apprendre et sur les mots d’amour que lui fait répéter Déterville.
Toutes ces premières lettres ont pour intention d’émouvoir le lecteur sur le sort de l’héroïne en donnant le cadre général de l’histoire.

Lettres X à XXIII

Les lettres suivantes décrivent l’étonnement de Zilia pour ce qu’elle découvre en France, à commencer par les richesses variées qu’étale la bonne société française. Toutefois, elle pense encore qu’elle se trouve dans une partie de l’Empire inca qu’elle ne connaissait pas. Elle n’est pas tendre avec les Français. Si elle les trouve plus expressifs, elle souligne leur manque de vertu et leur superficialité.
Pendant ce temps, Déterville continue à protéger Zilia tout en la manipulant : il lui fait répéter des mots d’amour qu’elle ne comprend pas, et lui offre de somptueux vêtements. Elle voit bien qu’il est troublé par sa présence.
En voyage pour Paris, Zilia découvre une autre nature que celle qu’elle connaît. Une fois arrivée, elle tombe en amitié pour Céline, la sœur de Déterville. Elle découvre vite ses secrets, notamment qu’elle a un amant qu’elle cache à sa mère. Cette proximité est permise, car Zilia continue d’apprendre le français avec un précepteur. Elle se met même à écrire ses lettres en français. En s’éduquant, elle comprend qu’elle n’est pas du tout dans l’Empire inca, et qu’elle est entrée dans un pays radicalement différent.
C’est alors qu’elle est envoyée dans un couvent avec Céline, car Déterville doit partir à la guerre. Zilia continue à lire, mais n’aime pas cette éducation limitée qui lui est imposée. Au retour de Déterville, elle ose enfin lui demander de retourner au Pérou pour retrouver Aza. Déterville, jaloux, veut en savoir plus sur les sentiments que sa captive lui porte. Elle lui affirme qu’elle n’aime qu’Aza, et qu’elle a surtout de l’amitié pour lui. Cette détermination de Zilia désespère Déterville, mais il s’engage à lancer des recherches pour savoir ce qui est arrivé à Aza.

Lettres XXIV à XXXVIII

Les dernières lettres présentent l’apogée de l’émancipation de Zilia.
Elle tombe malade après la déclaration de Déterville, et s’en veut de l’affliger alors sa mère vient de mourir et que sa sœur et lui sont endeuillés. Déterville donne des nouvelles d’Aza à Zilia, ce qui la gonfle d’espoir. Il est prêt à l’accompagner dans le voyage pour qu’elle retrouve son fiancé même s’il souffre de ne pas être aimé. Pleine d’enthousiasme, Zilia fait parvenir ses lettres et ses quipos à Aza qu’elle n’avait pas pu lui envoyer jusqu’à présent. En attendant que ce soit lui qui, finalement, la rejoigne en France, Zilia récupère, grâce à Déterville, les ornements en or du temple du Soleil que les Espagnols avaient pillés au moment de la conquête. Céline se marie enfin avec son amant, à la campagne. Déterville ne sait plus comment se comporter avec Zilia, il la fuit dans un premier temps, puis lui répète son amour, enfin il laisse entendre qu’Aza ne mérite pas sa fidélité.
À Paris, Zilia s’agace de l’inégalité des sexes, de la vanité de la société française la plus aisée, des mœurs légères qu’elle voit partout. Un jour, elle visite une somptueuse maison de campagne avec Céline et Déterville. Elle apprend alors que c’est un cadeau de Déterville. Il a vendu le trône en or du temple du Soleil pour pouvoir lui acheter cette maison. Résigné, Déterville prévoit un appartement pour Aza, et organise son départ de Paris pour l’ordre de Malte. Dans les dernières lettres, un retournement de situation s’opère. Zilia demande finalement à Déterville de revenir à Paris, auprès d’elle et de sa sœur. Elle lui apprend le désespoir dans lequel elle se trouve par suite de sa rupture avec Aza, qui est partie avec une Espagnole.
Elle trouve enfin la paix dans la jouissance de sa maison de campagne et dans la lecture.

Introduction historique aux Lettres Péruviennes

Cette dernière partie est plus tardive que les autres, puisqu’elle a été ajoutée par Graffigny en 1752, à l’occasion d’une seconde édition augmentée. Elle y présente la vie et les mœurs des incas au moment de la conquête espagnole, d’une façon qui se veut rigoureusement sourcée, et revient sur ce que l’on sait de leur histoire. Elle profite de cet ajout pour proposer quatre autres versions des lettres XXVIII, XXIX, XXX et XXXIV.

Citations

« Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir. »

Lettre I


« Si tu étais un homme ordinaire, je serais restée dans le néant où mon sexe est condamné. »

Lettre II


« Quel qu’en soit le motif, nous sommes toujours redevables à ceux qui nous font éprouver un sentiment doux. »

Lettre XXVII


« Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile et la vertu pour principe. »

Lettre XXX


« Il m’a fallu beaucoup de temps, mon cher Aza, pour approfondir la cause du mépris que l’on a presque généralement ici pour les femmes. Enfin je crois l’avoir découverte dans le peu de rapport qu’il y a entre ce qu’elles sont et ce que l’on s’imagine qu’elles devraient être. On voudrait, comme ailleurs, qu’elles eussent du mérite et de la vertu. Mais il faudrait que la nature les fît ainsi ; car l’éducation qu’on leur donne est si opposée à la fin qu’on se propose, qu’elle me paraît être le chef-d’œuvre de l’inconséquence française. »

Lettre XXXIV – Partie « Introduction historique aux Lettres péruviennes »


« Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains, cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j'existe, pourrait seul rendre heureux, si l’on s’en souvenait, si l’on en jouissait, si l’on en connaissait le prix. »

Lettre XXXVIII

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