Mangeclous s’inscrit dans une tétralogie qui retrace les aventures de la famille Solal. Le premier roman, Solal, a connu un grand succès auprès du public, et sur la demande de son éditeur Gallimard, Albert Cohen accepte de produire un roman par an. Il ne parvient cependant pas à tenir le rythme, et Mangeclous apparaît comme un roman de transition, à propos duquel l’auteur confie même l’avoir écrit pour faire rire sa fille. Il s’agit en effet d’un roman rocambolesque et truculent, même si la mélancolie y est également présente. Après Mangeclous, il faudra pourtant attendre 1968 pour lire la suite de la tétralogie, Belle du Seigneur, où l’on retrouve Sol et ses amours contrariées avec Ariane, qui sont déjà évoquées à la fin du roman.
Comme souvent dans les romans de Cohen, on trouve de nombreux éléments biographiques. En effet, l’auteur est né sur une île grecque, comme la Céphalonie qui sert de décor au début de l’histoire. Il a aussi vécu à Marseille, où l’on retrouve le personnage de Scipion, un trublion qui semble tout droit sorti d’un roman de Marcel Pagnol. Enfin, les aventures des « Valeureux » à Genève et à la Société des Nations ne sont pas sans rappeler l’expérience de diplomate de Cohen, quand il travaillait au Bureau international du travail de Genève. Il est intéressant que les Valeureux suivent le même itinéraire que le Solal du premier roman : d’abord, la Grèce, puis Marseille, pour conclure l’intrigue à Genève.
Le roman est publié en 1938, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. À travers l’œuvre, la peur de la guerre et de l’ascension d’Hitler ressortent, donnant l’occasion aux personnages de s’interroger sur leur judéité.
Mangeclous : Personnage éponyme, Mangeclous est un homme pingre et hypocrite qui adore s’écouter parler. Il est respecté par toute la communauté à Céphalonie, qui le considère comme une sorte de chef. Manipulateur, il n’est jamais à court d’idées pour obtenir ce qu’il veut. Salomon : Jeune homme naïf et impressionnable, il est gentil et sans arrière-pensée. Mattathias : Membre de la famille Solal, il est principalement caractérisé par sa grande cupidité. Michaël : Ce personnage, qui prend part à l’expédition à Genève, est un grand coureur de jupons. Saltiel : Oncle de Sol, il est assez naïf et se laisse prendre par toutes les manigances de Mangeclous. Il est d’une nature inquiète et généreuse. Scipion : Ami de longue date des Solal, il les reçoit à Marseille et les suit à Genève. Gouailleur et beau parleur, il a beaucoup de culot et multiplie les aventures amoureuses. Sol : Personnage du roman précédent Mangeclous, Sol est un jeune homme d’une grande beauté, séducteur. Déchiré entre ses racines juives et son désir de s’affranchir, il apparaît surtout comme un homme qui s’ennuie, obsédé par son amour pour Ariane. Son nom est un diminutif de Solal, le nom de famille des protagonistes. Au cours du roman, il est parfois appelé Sol, parfois Solal. Adrien Deume : Employé de la Société des Nations, il est paresseux, antisémite, et ne songe qu’à gravir les échelons en fréquentant des gens de la haute société. Antoinette Deume : Tante d’Adrien, c’est une femme superficielle et tyrannique. Hippolyte Deume : Oncle adoptif d’Adrien, c’est un vieillard sans grande personnalité, qui suit à la lettre les ordres de sa femme. Il redoute par-dessous tout les communistes.
L’amour : Si Mangeclous considère l’amour comme une illusion, une aspiration naïve à l’idéal, il est très réel pour Sol, qui recherche justement une forme de vérité et d’authenticité à travers sa stratégie du déguisement. La judéité : Avec une tendresse féroce et ironique, Cohen fait le portrait des Valeureux qui conservent une grande naïveté : en effet, leur enthousiasme pour fonder un État juif s’oppose au désenchantement de Sol, qui connaît l’immobilisme de l’administration. La judéité apparaît dans le roman comme de plus en plus problématique à mesure que l’Europe se rapproche du conflit qui éclatera lors de la Seconde Guerre mondiale.
Le roman comporte 47 chapitres, mais on peut en distinguer quatre grandes parties. Dans la première partie en Céphalonie (chapitres 1 à 10), on fait connaissance avec les personnages, qui reçoivent une lettre mystérieuse semblant indiquer un trésor. Dans la deuxième partie (chapitres 11 à 20), ils partent pour Marseille où ils retrouvent leur ami Scipion, puis prennent le train pour Genève. La troisième partie (chapitres 21 à 38) est consacrée au séjour à Genève, où les « Valeureux » rencontrent leur cousin Sol. La quatrième et dernière partie (chapitres 39 à 47) présente la famille Deume, que l’on retrouvera dans la suite de la série, Belle du Seigneur.
Partie I
Partie I
Tandis que Salomon se livre à ses exercices matinaux tout en se parlant à lui-même, en s’adressant à Dieu ou au président de la République, il reçoit la visite de Saltiel. Celui-ci lui annonce qu’il a une nouvelle importante et qu’il faut réunir tout le monde. Il a reçu une lettre anonyme contenant un chèque de 300 000 drachmes, à répartir entre les cinq cousins. La lettre est accompagnée d’un message crypté qui semble indiquer un trésor près d’un lac. Les cousins s’attellent alors au déchiffrage du message.
On nous présente ensuite les cousins, surnommés les « Valeureux ».
« L’ingéniosité de leur esprit, la camaraderie qui les unissait, leur réputation de grands patriotes français, leurs connaissances politiques, diplomatiques et littéraires, leur incompétence constante, brouillonne et fort passionnée conféraient aux Valeureux un grand prestige auprès de leurs congénères. Ils étaient l’aristocratie de ce petit peuple confus, imaginatif, incroyablement enthousiaste et naïf. » (Chapitre 3).
Salitiel perd ensuite le chèque et jure de déchiffrer la note ou de mourir. Pendant ce temps, on rencontre la famille de Mangeclous, son épouse obèse obsédée par la diététique, et ses enfants fous d’admiration pour leur père, très féru de culture anglaise. Cependant, l’avarice de Mangeclous le conduit à régulièrement affamer ses enfants.
« Lorsqu’il était absolument nécessaire de les faire manger et qu’ils refusaient catégoriquement d’observer les jeûnes religieux que Mangeclous inventait à leur intention, il leur remettait des bouts de pain baptisés dindon, fromage ou chocolat. Avec amour il les regardait manger tout en leur racontant des histoires de revenants pour leur couper un peu l’appétit. » (Chapitre 6).
La propension de Mangeclous à manipuler les gens pour gagner de l’argent est ensuite montrée par l’épisode du lion échappé : puisqu’on ne retrouve pas le lion, Mangeclous propose aux habitants de se déplacer en cage… Peu de temps après, Saltiel annonce avec emphase qu’il a trouvé comment décrypter le message. Exposée à la chaleur, la lettre révèle des instructions pour un rendez-vous au Jardin anglais à Genève. Les cousins comprennent qu’il doit s’agir d’une farce de leur cousin Sol, qui travaille à la Société des Nations.
Partie II
Partie II
Les quatre cousins embarquent pour Marseille. Sur le bateau, Mangeclous se fait remarquer par son manque de manières au dîner. Les cousins évoquent la guerre, puis l’amour. Mangeclous fait une satire de l’amour en montrant comment la poésie que l’on associe aux femmes est surfaite quand on s’aperçoit de leurs défauts, comme cette amante dont il a surpris les pets qu’elle laissait échapper étant seule. La discussion dérive ensuite sur la religion, discussion lors de laquelle Mangeclous se déclare athée. À propos de la prière, il se moque :
« Alors il faut que nous Le tenions au courant ? Ou bien est-Il comme un vieux domestique qu’il faut appeler en tirant la sonnette de la prière ? Il ne me plaît pas. Je ne Lui pardonnerai jamais de ne pas exister. » (Chapitre 13).
Le roman présente ensuite Scipion, qui se précipite à la rencontre des Solal quand ils débarquent à Marseille. Le soir, Scipion emmène le jeune Salomon pour s’amuser en ville, et l’embarrasse en lui racontant ses prouesses amoureuses. Le lendemain, Scipion attrape le train pour Genève avant les Solal, qui prendront le suivant. En effet, Scipion a fait le pari avec Mattathias de pouvoir obtenir un rendez-vous à la Société des Nations. On le retrouve en Suisse, où il détonne dans l’ambiance policée de la ville. Il y rencontre un vieil ami à lui, Jérémie.
Les Solal quittent le train après que celui-ci a déraillé. S’ensuit une petite épopée rurale, au terme de laquelle les cousins dorment dans une ferme. Dans un moment de paranoïa, ils s’imaginent être poursuivis par des soldats. Cédant à la peur, ils s’enfuient de la ferme en pleine nuit. Finalement, ils trouvent un village, et reprennent le train en direction de Genève.
Partie III
Partie III
Une fois arrivés, les cousins retrouvent Scipion, dont les tentatives pour entrer dans la SDN se sont pour l’instant soldées par un échec. Il finit cependant par y parvenir en compagnie de son ami Jérémie. Ils se font passer pour des diplomates argentins, ce qui donne lieu à plusieurs scènes de comédie.
Pendant ce temps, Saltiel reçoit un télégramme d’un certain docteur Weizmann. Celui-ci leur donne l’autorité pour fonder un État juif (il est intéressant de noter que Cohen fera parti de l’Agence juive, qui aura la même fonction, pendant la guerre) et de se constituer en gouvernement. Les cousins croient naïvement tout ce que raconte le message. Mangeclous tempère pourtant les ardeurs de ses compagnons. En effet, il ne se reconnaît pas dans les autres communautés juives, et surtout les Polonais.
« J’aimerais mieux donner mes filles à un Allemand qu’à ces Juifs de la froidure, nés de l’accouplement du singe et du pou volant de Lituanie. […] Quand je les entends prononcer l’hébreu à leur manière, j’ai envie de leur couper l’aubergine qu’ils ont au milieu de la face ou d’envoyer un télégramme de félicitations à mon ami Hitler. » (Chapitre 26).
Mangeclous trouve également étrange qu’on fasse appel à Saltiel, un inconnu. Celui-ci se vexe et c’est l’occasion pour Cohen de glisser une mise en abîme de son œuvre à travers ce personnage :
« Je suis un inconnu, moi ? Mais ne sais-tu pas qu’un livre tout entier appelé Solal a été écrit sur moi avec mon propre nom et que l’écrivain de ce livre est un Cohen dont le prénom étrange est Albert. » (Chapitre 26).
Ce clin d’œil est ironique, puisque Saltiel n’est évidemment pas le héros de __Solal.
Les cousins s’organisent, chacun choisit son ministère, et ils se rendent à l’ambassade. Ils l’ignorent encore, mais c’est Sol qui doit les recevoir. Sol décide de les tromper en se déguisant. À part, il fait avouer à Mangeclous que c’est lui qui a envoyé le mystérieux télégramme. Mangeclous cherche tout de même à extorquer de l’argent au diplomate. Plus tard, Saltiel fait le récit de ses retrouvailles avec son cher neveu, et confirme que c’est bien lui qui a envoyé le chèque et le message crypté. Sol décide de leur donner encore plus d’argent, sous forme de billets que les cousins s’alarment de ne pas voir comptés par le désinvolte Sol.
Le soir, le jeune homme va épier sa belle, Ariane, dans sa demeure. Logés dans un hôtel de luxe, les cousins savourent leur séjour, même s’ils sont inquiets que l’argent ne soit pas en sûreté à la banque. Après avoir enfin déposé l’argent, les cousins partent pour une expédition camping dans la campagne suisse. Les aventures des cousins se terminent ici, par un moment de grâce au matin, durant lequel même Mangeclous semble s’apaiser :
« Et soudain, dans une foudroyante illumination, tournoyante et craquante, Mangeclous comprit que Dieu aimait chaque être en particulier d’un amour absolu, qu’il aimait spécialement cet oiseau et spécialement le ridicule homme de rien nommé Mangeclous et son plus infime insecte et chaque reptile et même cette petite pierre pointue. » (Chapitre 38).
Partie IV
Partie IV
Cette partie commence par les fantaisies d’Ariane, seule dans sa chambre, qui s’imagine des histoires romanesques. Lorsqu’elle se couche après avoir avalé des somnifères, Sol sort de derrière les rideaux où il était caché.
Le roman présente ensuite le couple Deume qui vaque à ses occupations matinales, avant de passer à leur neveu, Adrien Deume. Le récit détaille sa journée de travail, durant laquelle il est davantage préoccupé par son ascension sociale que par ses tâches administratives. Très oisif, sa journée se déroule en futilités. On revient ensuite chez les Deume, où Antoinette critique Ariane, sa bru. Selon Antoinette, Ariane est trop dépensière et paresseuse :
« Et qu’est-ce que c’est que cette fantaisie de demander qu’on ne la réveille pas ? La nuit est faite pour dormir et le jour pour travailler. Alors, s’il lui prend la fantaisie de dormir jusqu’au soir, il faudra respecter le repos de Madame la princesse ? » (Chapitre 43).
Le tout dernier chapitre du livre révèle enfin le stratagème que Sol a prévu pour se faire connaître d’Ariane : pensant qu’il séduit trop facilement les femmes, il décide de se montrer à elle affublé d’un déguisement grotesque. Le roman se termine juste avant qu’Ariane ne s’éveille.
« Mangeclous était affligé de nombreuses filles dont il ne parlait jamais et qu’il ne laissait jamais sortir car il était fort jaloux. […] Il parlait beaucoup aussi de ses jeunes mâles défunts et surtout du préféré, décédé à l’âge de sept jours et qu’il appelait Petit Mort. Il s’en était entiché, inexplicablement persuadé que Petit Mort, s’il avait vécu, serait devenu un terrible milliardaire. »
Chapitre 3 « La porte se referma. Et le cœur de Scipion aussi. Frissonnant dans son léger manteau, il erra le long du lac gris. Les mouettes le regardaient avec des yeux méchants. Et ces petites poules dans l’eau, avec leur bec pointu, elles vous lançaient des cris parisiens, oh là là ! Oh qu’elles étaient vilaines ces petites concierges ! On avait l’impression qu’elles disaient du mal de vous, qu’elles trouvaient que vous étiez pas assez propres, pas assez bien élevé. »
Chapitre 18 « Elle allait et venait, amoureuse d’elle-même, lançait des regards coupables pour adorer la cambrure des reins ou l’ardeur d’or ou le sein menaçant auquel elle avait permis de sortir. »
Chapitre 34 « Et soudain Adrien eut une angoisse. Que faisait-il en ce monde ? Quel était le sens de la vie ? Quand mourrait-il ? Il décida de lire la Bible dès ce soir et croqua une bouchée au nougat. »
Chapitre 46