2e sujet Une œuvre d’art est-elle nécessairement belle ? |
Il faut impérativement prendre garde ici à l’adverbe « nécessairement » qui conditionne le sens du sujet. On ne vous demande pas si une œuvre peut être belle ou peut ne pas l’être mais si toute œuvre d’art est toujours belle. Pour traiter une telle question, il faut évidemment faire référence à l’histoire de l’art, mais tout l’enjeu est de ne pas en rester là : c’est bien un travail philosophique qui est demandé, et on ne peut donc pas s’en tenir aux faits et se contenter de décrire différents courants artistiques.
Lorsque nous contemplons un tableau ou que nous écoutons un morceau de musique, nous sommes souvent attentif à la beauté qui découle de ces œuvres. Peut-être est-ce même l’une de nos premières appréhension de l’art : nous reconnaissons comme œuvre d’art ce qui s’impose à nous par sa beauté. Mais cette constatation empirique suffit-elle à faire définition ? Autrement dit, une œuvre d’art est-elle nécessairement belle ? Parler d’œuvre d’art est plus précis que de parler seulement d’art : on entend ici une réalisation, matérielle ou non, une production qui implique un ou plusieurs auteurs (musiciens, peintres, écrivains, sculpteurs, etc.), ainsi que des récepteurs (spectateurs, lecteurs, auditeurs, etc.) C’est donc sur ce qui fait la singularité d’une œuvre que nous nous interrogeons, et sur ce qui fait qu’une œuvre donnée puisse être qualifiée d’artistique. Le beau est plus difficile à définir, ce qui constitue d’ailleurs un moteur de l’histoire de l’art. Nous apparaît comme beau d’abord ce qui provoque une satisfaction esthétique en faisant appel à nos sens. Lorsque nous reconnaissons cette qualité de beauté, nous la distinguons d’autres satisfactions, qui pourraient relever par exemple de l’utile, de la logique ou de l’éthique : une belle chose ne l’est pas parce qu’elle est utile, intelligente, morale, etc. L’histoire de l’art et l’anthropologie montrent que les hommes ont cherché à lier les notions d’art et de beau, mais cela ne signifie pas pour autant que ce lien soit nécessaire, c’est-à-dire qu’on ne puisse imaginer une œuvre d’art dépourvue de beauté. Bien que la notion de beauté semble spontanément nécessaire pour définir ce qu’est une œuvre d’art, force est de constater qu’il existe des œuvres incapables de provoquer une émotion esthétique en nous. Alors comment penser le lien entre l’œuvre d’art et le beau ? Et lorsque nous reconnaissons qu’une œuvre est belle, que signifie cette beauté, à quoi sert-elle et que nous apporte-t-elle ?
Nous partirons d’abord du constat qu’existe un lien entre œuvre d’art et beauté et nous envisagerons l’œuvre à partir de la notion de beau. Mais nous verrons que ce lien a également été remis en question, ce qui nécessite de trouver une autre définition de l’art. Enfin, nous chercherons à comprendre autrement la beauté et sa relation avec l’art en essayant de dépasser la seule définition esthétique.
L’art et l’artisanat ont longtemps été des notions confondues. Jusqu’au XVIIe siècle, l’artiste, qui répond aux besoins de ses commanditaires, est considéré en grande partie comme un artisan, c'est-à-dire quelqu’un doté d’une grande compétence technique et capable de créer des objets utiles et agréables. Mais même si elle n’était pas explicitement fixée, la nuance a toujours existé entre l’art et l’artisanat, et l’œuvre d’art, indépendamment de son producteur, a toujours eu un statut à part. Ce qui fait la spécificité d’une œuvre d’art, c’est avant tout qu’elle entretient un lien privilégié avec le beau. Certes, nos objets usuels peuvent être esthétiques, et l’essor du design le prouve bien, mais ils se doivent d’être également utiles. Même leur beauté est utilitaire : on fait ainsi une distinction entre les arts décoratifs, dont le caractère ornemental répond à une fonction d’agrément, et les beaux arts, qui sont, au contraire, dépourvus de fonction et « ne servent à rien ». La beauté de l’œuvre d’art manifeste cette totale inutilité : si l’œuvre d’art se doit d’être belle, c’est justement parce qu’elle n’a aucune autre raison d’être, contrairement aux autres productions humaines qui sont toujours également utilitaires.
Aussi l’œuvre d’art répond-elle souvent à une intention d’exprimer la beauté de la part de l’artiste. La classicisme correspond à cette volonté et tend vers un idéal d’harmonie et d’élévation : l’unité et la cohérence sont recherchées, ainsi que la perfection des formes. On peut penser ici au David de Michel-Ange, sculpture qui n’a d’autre projet que de représenter un exemple de perfection esthétique.
Pour ce sujet, il est particulièrement utile de donner des exemples. Pensez pendant l’année à rassembler des exemples d’œuvres d’art que vous essayerez d’étudier.
L’œuvre d’art peut être alors considérée comme l’expression de la beauté de la nature ; mais en tant qu’œuvre artificielle, elle est entièrement tournée vers le beau et elle en exprime la quintessence. Elle manifeste donc un idéal, contrairement aux œuvres de la nature qui ne sont qu’accessoirement belles. L’œuvre d’art ne fait donc pas qu’exprimer la beauté, elle la manifeste comme une nécessité : elle est justement le lieu où la beauté nous apparaît nécessaire et non contingente.
On reprend ici le concept de nécessité, présent dans le sujet, et on l’oppose à celui de contingence. Ces deux concepts font partie des repères au programme, qui sont autant d’outils indispensables pour mener à bien une réflexion philosophique.
C’est justement par cette impression de nécessité que Kant définit le beau lorsqu’il dit que « le beau est ce qui plaît universellement et sans concept ». Devant une chose qui nous plaît, la beauté de l’objet nous apparaît avec une telle évidence qu’il nous semble que tout le monde la percevrait de la même manière que nous. Pourtant, cette beauté est « sans concept », c'est-à-dire qu’elle ne correspond pas à une analyse intellectuelle, qu’elle ne peut être réduite à une explication : elle est avant tout une question de perception. Cela ne signifie pas que tout le monde trouve beau les choses que je trouve belles, mais que lorsque je dis « c’est beau », j’ai l’impression d’exprimer une vérité objective et non un ressenti subjectif. L’existence d’une œuvre d’art, par distinction avec un objet utilitaire ou un objet de la nature, répond à cette impression de nécessité qui s’exprime dans le beau. La beauté artistique peut donc être comprise comme la manifestation de la nécessité dans une œuvre d’art, c'est-à-dire la manifestation que l’œuvre est une fin en soi. La beauté étant malgré tout une perception subjective, tout le monde ne percevra pas toujours une même œuvre comme belle. Il n’en reste pas moins qu’en tant qu’œuvre d’art, elle exprime nécessairement la beauté.
Mais comment comprendre alors les œuvres d’art qui non seulement ne manifestent aucune beauté, mais qui, plus encore, semblent avoir été explicitement pensées et conçues comme refus du beau ? Lorsque la production d’un artiste est considérée comme laide par la plupart de ses spectateurs, faut-il en conclure qu’il s’agit d’une œuvre ratée ?
L’une des difficultés à prendre le beau comme critère de définition de l’œuvre d’art est qu’il s’agit d’un critère susceptible de varier. Le jugement de beau n’est pas subjectif, ainsi que Kant l’a montré, dans la mesure où il porte en lui une prétention d’universalité mais n’en reste pas moins relatif. Ainsi, ce qui dans une culture donnée et à une époque donnée peut être considéré comme beau peut apparaître quelques siècles plus tard comme laid, et vice versa. Le jugement esthétique dépend en effet de la culture et de l’éducation de celui qui le porte. Aussi, même si l’on affirme qu’une œuvre d’art a toujours un rapport à la beauté, le jugement de beau que l’on porte sur elle ne peut constituer un critère permettant d’affirmer : ceci est une œuvre d’art, ceci n’en est pas une. Si un lien existe entre l’œuvre d’art et le beau, ce n’est pas un lien permettant d’en faire une définition ni un critère de reconnaissance : on peut donc se demander si ce lien est réellement essentiel et non seulement culturel.
C’est ce qu’interrogent les artistes de la modernité lorsqu’ils cherchent à se détacher des codes esthétiques en vigueur jusque là. On peut penser ici à la Fontaine de Marcel Duchamp, qui est doublement intéressante pour notre réflexion. D’une part, il s’agit d’un ready-made, c'est-à-dire d’un objet manufacturé que l’artiste n’a pas produit lui-même mais qu’il reprend et auquel, après des modifications qui peuvent être extrêmement mineures, il donne le statut d’œuvre d’art. On ne peut donc pas dire que l’artiste ait créé en visant un idéal de beauté. D’autre part, l’objet utilisé par Duchamp est un urinoir, qui par sa fonction première renvoie à ce qu’il y a de plus trivial et de moins artistique et esthétique. En donnant à cet urinoir le titre de Fontaine et en le présentant comme une sculpture, Marcel Duchamp met justement en question la nécessité pour une œuvre d’art d’être belle ; plus encore, il manifeste que cette nécessité n’existe pas puisqu’il prouve par l’exemple qu’une œuvre dépourvue de beauté ou même niant volontairement la beauté peut tout de même être qualifiée d’artistique. La provocation manifestée par les artistes qui ont cherché à choquer le public manifeste de leur part la volonté de s’extraire de ce lien de dépendance.
Le fait que le travail de tels artistes soit reconnu comme un travail artistique conduit à modifier notre définition de l’œuvre d’art. C’est désormais d’abord l’intention de l’artiste qui fait de l’œuvre une œuvre d’art. Cela ne suffit naturellement pas, il faut certaines qualités pour que le public ou les spécialistes et amateurs reconnaissent eux aussi cette production comme artistique. Mais parmi ces qualités ne se trouve plus nécessairement la beauté : l’œuvre d’art n’a plus nécessairement à être belle. Cette séparation entre l’œuvre et le beau permet également de distinguer l’art de l’œuvre d’art. Si l’art peut être compris comme une manière de se rapporter à la vie et de l’envisager dans sa plénitude, en tant qu’accomplissement ou maximisation de nos potentiels, l’œuvre d’art reste, quant à elle, une chose matérielle que l’on peut envisager sous un angle technique et qui peut répondre à une logique marchande. C’est également en ce sens qu’elle peut être pensée et comprise hors du concept de beauté.
Un intérêt de ce sujet est de porter sur l’œuvre d’art, ce qui est plus précis que de s’interroger sur l’art de manière générale. Il faut faire attention à cette distinction afin de bien rester dans le sujet.
Ce qui fait que l’on peut parler d’œuvre d’art se trouve bien dans le rapport à la nécessité : une production est artistique si elle répond à une nécessité, c'est-à-dire si elle porte en elle-même sa raison d’être. Elle existe indépendamment de son créateur, en tant que fin. La beauté n’est qu’un moyen de manifester en rendant presque palpable cette nécessité propre à l’œuvre d’art. Mais la beauté n’est donc qu’un moyen. En allant vers l’abstraction ou en cherchant à se rapprocher de l’essence de l’art, les artistes peuvent se débarrasser de l’exigence de beauté sans perdre en rien la nécessité qui soutient toute œuvre.
Cependant, on peut s’interroger sur la permanence d’un tel modèle qui a si longtemps associé l’art et le beau. Certes, une œuvre d’art n’est pas nécessairement belle, mais que nous apprend le fait qu’on ait si longtemps pensé le contraire et qu’aujourd’hui encore, on recherche la beauté dans une œuvre d’art ?
On essaie ici de ne pas en rester à une approche purement historique, opposant une phase de culte du beau à une phase de refus de la beauté et de recherche de provocation. La méthode est philosophique en ce qu’on essaie ici d’interroger et de problématiser ces faits, de se demander ce qu’ils signifient et ce qu’ils peuvent nous apprendre.
On a vu que dans l’histoire de l’art, les artistes ne s’étaient pas toujours attachés à créer de belles œuvres. On peut bien sûr estimer que lorsque l’artiste cherche volontairement à produire quelque chose de laid, par réaction contre le culte de la beauté, son travail se fait encore en fonction de l’idée du beau, même si c’est sur un mode négatif. Mais ce mécanisme n’a rien de systématique, et ce n’est plus ce qui anime l’art contemporain, davantage intéressé par l’analyse et la critique de la société que par une réflexion autour de considérations esthétiques. Ce qui intéresse les artistes dans la représentation ou l’analyse de leur société, c’est ce qu’ils y voient de problématique et de critiquable, et non pas ses éventuelles beautés.
Mais cela ne signifie pas pour autant que leurs œuvres n’aient aucun lien avec la notion de beau. En effet, si l’œuvre d’art a toujours un rapport avec le beau, ce n’est pas parce qu’elle prend le beau comme modèle. Kant explique ainsi que l’œuvre d’art n’est pas la représentation d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose. C’est donc de façon autonome que l’œuvre d’art est belle, quel que soit son sujet. Cela ne l’empêche pas d’avoir également un rapport au laid. Dans Le Crépuscule des idoles, c’est justement l’aspect monstrueux, tragique et terrible de l’art qui intéresse Nietzsche, qui en conclue que c’est par sa laideur que l’art est profond. Cependant, on peut penser que quelle que soit la laideur perçue ou représentée, lorsque nous comprenons et apprécions une œuvre d’art, c’est en ayant le sentiment du beau. Mais ce jugement de beau que nous portons sur l’œuvre ou ce sentiment de beauté qu’elle nous fait éprouver n’est pas nécessairement sensible : ce n’est pas nécessairement de beauté plastique qu’il s’agit, perceptible par l’œil ou l’oreille. Cette beauté sensible n’est que l’expression d’un jugement plus abstrait et intellectuel, qui ne concerne pas les sens. Il peut s’agir, par exemple, de comprendre la cohérence parfaite d’une œuvre, ou bien d’être sensible au rythme et à la composition, de percevoir l’agencement et la répétition de motifs. Une personne sourde et aveugle peut être parfaitement réceptive à la beauté d’une œuvre dont on lui ferait la description.
Hegel explique que de même que l’esprit peut se prendre lui-même pour objet, l’art et ses œuvres sont avant tout des produits de l’esprit : c’est-à-dire que bien qu’étant dotées d’une apparence sensible, les œuvres d’art sont de nature intellectuelle. Elles ne sont pas elles-mêmes des pensées ni des concepts, mais elles en sont une incarnation, une manifestation extérieure. On peut donc penser que c’est dans la reconnaissance de leur nature intellectuelle et des concepts ou pensées à l’œuvre en elles que réside la vraie beauté. De ce point de vue là, une œuvre d’art, dès lors qu’on la comprend comme œuvre d’art, est effectivement nécessairement belle, mais pas d’une beauté nécessairement sensible.
La fin de cette troisième partie apporte une distinction entre beauté sensible et beauté non sensible, ce qui permet de répondre au sujet et de réconcilier la thèse et l’antithèse.
La beauté sensible est un élément culturel, dont la perception peut d’ailleurs évoluer chez un même individu, s’éduquer et s’affiner. Dans l’histoire de l’art, le rapport de l’œuvre et du beau a parfois cédé la place à son opposé, c'est-à-dire à un goût pour le laid et le repoussant, ou à une recherche d’émotions fortes et douloureuses. Ce découplage a permis de prendre conscience de ce qui a pourtant toujours été une caractéristique de l’œuvre d’art, c’est-à-dire le fait que ce n’est pas avant tout à la beauté sensible qu’elle se réfère mais bien à une beauté conceptuelle. C’est ce qui explique que l’art est également un outil pour comprendre, analyser et critiquer le monde qui nous entoure, parce que sa propriété est avant tout de rendre visible ce qui relève du domaine intellectuel.