Dire le monde : l’entreprise encyclopédique

Introduction :

Les représentations du monde qui apparaissent à la Renaissance et jusqu’au siècle des Lumières relèvent de trois modalités possibles, « décrire », « figurer » et « imaginer ». Ces trois façons de rendre compte d’une observation et conception du réel ne sont cependant pas nouvelles. Dès lors, il s’agit de voir quelles sont les formes de description, de figuration et d’imagination que la Renaissance et l’époque moderne produisent.

Que signifient ces trois verbes et quelles sont leurs propriétés distinctives ?

  • « Décrire » consiste à exposer la connaissance d’une chose telle qu’elle est, par le langage, dans un souci d’objectivité et de détail. On décrira avec précision telle action criminelle par exemple.
  • « Figurer » consiste en une représentation visuelle du réel par une figure, forme graphique ou plastique. Par exemple on représentera par un dessin tel oiseau inconnu découvert sur une île lors d’un voyage d’exploration. Ou encore, on représentera la Terre avec une mappemonde, qui ne rend compte ni d’une théorie ni d’une fiction de la Terre, mais de sa figure. « Figurer » permet donc un mode de connaissance plus synthétique, moins analytique que « décrire » et permet de saisir quelque chose par intuition : je saisis la forme de la terre par la mappemonde, sans forcément en voir et connaître tous ses détails.
  • Il arrive cependant que le réel ne soit ni descriptible ni figurable car difficilement visible, voire invisible. Comment, par exemple, décrire et figurer la possibilité d’une vie après la mort (alors que personne ne l’a jamais vue et n’en est jamais revenu) ? Ou encore, comment décrire et figurer un monde meilleur ? C’est face à ce problème que le troisième mode de représentation permet de répondre : « imaginer », c’est-à-dire donner par l’image, l’idée que l’on a d’une partie réelle mais invisible du monde.

La finalité de ses trois modes de représentation du monde est, dans leur articulation, la connaissance totale des choses.

Or, nos représentations peuvent-elle rendre parfaitement compte du monde ? La connaissance totale est-elle possible ?

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Définition

Analytique :

Un jugement ou une connaissance est analytique lorsque la proposition déplie ce qui est déjà contenu dans le concept, sans rien y ajouter. Par exemple, « un carré est un rectangle » ou « tous les corps sont étendus ». L’analyse développe et creuse un concept ou une partie du réel, mais sans rien apporter de nouveau.

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Définition

Synthétique :

Un jugement ou une connaissance synthétique affirme du concept quelque chose qui n’est pas contenu dans sa définition. Par exemple, « tous les corps sont lourds », ou « ce carré mesure 50 cm de côté ». La synthèse ne consiste donc pas à développer une chose, mais à la lier à une autre, par exemple l’idée de carré et celle de 50 cm.

L’idéal moral de l’entreprise encyclopédique

Au XVIIIe siècle, la tentative de décrire et de figurer le monde de la façon la plus complète possible a été celle de l’entreprise encyclopédique.

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Définition

Encyclopédie :

Le mot « encyclopédie » vient du grec enkyklios qui signifie « circulaire » dans le sens de ce qui tient en entier dans un cercle, et de paideia qui renvoie à l’éducation de l’enfant. Les deux mots enkyklios et paideia associés désignent non pas précisément la totalité absolue des connaissances pouvant être établies – ce qui renverrait au problème de l’infini – mais plutôt l’ensemble des savoirs nécessaires à une éducation complète.

L'image du « cercle des connaissances » renvoie à une totalité contenant l’ensemble de la littérature, des arts et des sciences. Cette totalité est souvent représentée par des figures comme celle de l’Hortus Deliciarum (Le Jardin des délices), encyclopédie chrétienne du XIIe siècle

Calque du Hortus Deliciarum effectué par A. Straub d’après l’original, ©Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0 Calque du Hortus Deliciarum effectué par A. Straub d’après l’original, ©Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0

Les humanistes de la Renaissance reprennent le mot en conservant son sens littéral : Rabelais l’utilise ainsi le mot dans son Pantagruel : Panurge a « ouvert le vrai puits et abîme d'encyclopédie ».

  • Autrement dit, le contenant de la connaissance n’est plus un cercle – figure à la fois physiquement finie et symboliquement infinie – mais un puits probablement sans fond ou, du moins, dont le fond, la limite, est indéfinie. Le puits est à l’image à la fois du savoir que nous pourrions posséder et de tout le savoir qu’il nous reste à acquérir – et dont nous ne connaissons rien par définition.

C’est avec Diderot et d’Alembert, au XVIIIe siècle, que le sens actuel du mot « encyclopédie » est défini.

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À retenir

L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de 1751 expose le savoir avec une méthodologie et une rigueur nouvelles, de façon linéaire (et non circulaire) et selon des articles classés par ordre alphabétique.

En théorie, une encyclopédie, dans sa linéarité, peut s’accroître indéfiniment. Quelle différence avec un dictionnaire ?

  • Un dictionnaire répertorie un savoir sur la langue et le sens admis des mots.
  • Une encyclopédie est un répertoire des savoirs autour d’un thème ou d’un concept, et ne nécessite pas la présence exhaustive de tous les mots.
  • Une encyclopédie implique donc de sélectionner les thèmes principaux du savoir.

Prenons l’Encyclopédie de Diderot (le seul auteur a avoir participé au projet tout au long de celui-ci) à l’article « Encyclopédie » :

Denis Diderot (1713 à 1784) est un écrivain français, philosophe des Lumières, encyclopédiste, critique d’art et critique littéraire, romancier, dramaturge et traducteur. Il est donc ce qu’on appelle « un homme de lettres ».

« En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, & de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même tems plus vertueux & plus heureux, & que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain.
Il eût été difficile de se proposer un objet plus étendu que celui de traiter de tout ce qui a rapport à la curiosité de l’homme, à ses devoirs, à ses besoins, & à ses plaisirs. […]
Quand on vient à considérer la matière immense d’une Encyclopédie, la seule chose qu’on apperçoive distinctement, c’est que ce ne peut être l’ouvrage d’un seul homme. Et comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussiroit-il à connoître & à développer le système universel de la nature & de l’art ? tandis que la société savante & nombreuse des académiciens de la Crusca a employé quarante années à former son vocabulaire, & que nos académiciens françois avoient travaillé soixante ans à leur dictionnaire, avant que d’en publier la première édition ! Cependant, qu’est-ce qu’un dictionnaire de langue ? qu’est-ce qu’un vocabulaire, lorsqu’il est exécuté aussi parfaitement qu’il peut l’être ? Un recueil très-exact des titres à remplir par un dictionnaire encyclopédique & raisonné. »

Première page de l’édition de 1751 de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers Première page de l’édition de 1751 de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers

Portrait de Denis Diderot par Louis-Michel van Loo, 1767, huile sur toile, 81 × 65 cm, source : BNF Portrait de Denis Diderot par Louis-Michel van Loo, 1767, huile sur toile, 81 × 65 cm, ©BNF

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À retenir

L’idéal encyclopédique n’est pas tant un idéal épistémologique (lié à la science et à la connaissance scientifique) qu’un idéal moral : transmettre ce que nous savons en produisant un outil à la fois accessible et le plus complet possible.

Cet idéal moral fait du rassemblement des connaissances un rassemblement des êtres humains, à commencer par ceux qui possèdent, non pas la connaissance, mais une ou des connaissances. En fait, il semble que la finalité de l’Encyclopédie soit le rassemblement des connaisseurs au moyen du rassemblement les connaissances, plutôt que de rassembler des connaissances pour elles-mêmes. Il s’agit aussi, en fin de compte, de rassembler les hommes, c’est-à-dire de rallier à la cause du savoir celles et ceux qui ne l’ont pas, ou trop peu. Cette entreprise loue ceux qui ont établi des connaissances dans le passé et le présent, et reconnaît aux générations actuelles comme aux générations à venir le droit de se voir transmettre ce savoir, pour le posséder et même le prolonger.

  • Autrement dit, l’esprit de l’Encyclopédie est le suivant : le savoir n’a pas à tenir dans les mains d’un seul homme qui ferait autorité ni même dans les mains de quelques-uns, mais idéalement dans les mains de tous les hommes.

L’esprit d’inventaire

Parmi les moyens mis en œuvre pour présenter le savoir et décrire le monde, on trouve aussi la méthode de l’inventaire.

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Définition

Inventaire :

Liste minutieuse , ordonnée et exhaustive des éléments qui constituent un domaine donné.

On parlera par exemple de l’inventaire du patrimoine d’une région, des produits vendus et restants d’un commerce.

  • L’inventaire a donc une valeur descriptive.

Dès la Renaissance, Rabelais s’est complu à faire des inventaires scientifiques, sur un mode plus ou moins parodique. Par exemple, dans le Quart-Livre, Pantagruel et ses compagnons, naviguant sur l’océan à la recherche de la Dive Bouteille, accostent sur l’île de Tapinois où règne le géant Quaresmeprenant. Rabelais en fait l’anatomie complète sous la forme de trois inventaires distincts :

  • inventaire des organes internes,
  • inventaire des organes externes,
  • inventaire de sa physiologie (de ses fonctions vitales).

Il s’agit donc d’un relevé scientifique (Rabelais était médecin). Mais chacun des organes et chacune des substances qu’il expulse fait l’objet d’une métaphore littéraire destinée à nous faire comprendre, de façon humoristique et sérieuse à la fois, à quoi ressemble ce que le géant rejette de son corps.

  • Extrait de l’inventaire 1 :

« […] Les nerfs, comme un robinet.
La luette, comme une sarbacane.
La palais, comme une moufle.
Les glandes salivaires, comme une navette.
Les amygdales, comme une loupe.
L’ouverture du gosier, comme une hotte de vendange.
Le gosier, comme un panier à vendange […]. »

Rabelais, Quart-Livre, Ch. XXX.

  • Extrait de l’inventaire 2 :

« […] Les pieds, comme une guitare.
Les talons, comme une massue.
La plante des pieds, comme une lampe.
Les jambes, comme un appât.
Les genoux comme un escabeau. […]
Le pénil, comme un flan.
Le membre viril, telle une pantoufle. »

Rabelais, Quart-Livre, Ch. XXXI.

  • Extrait de l’inventaire 3 :

« Quand il éternuait, c’était de pleins barils de moutarde.
Quand il toussait, c’était des boîtes de cotignac [pâte de coing].
Quand il sanglotait, c’était quantité de cresson.
Quand il bâillait, c’était des potées de pois chiches.
Quand il soupirait, c’était des langues de bœufs fumés.
Quand il sifflait, c’était des pleines hotte de singes verts.
Quand il ronflait, c’était de jattes de fèves pilées […]. »

Rabelais, Quart-Livre, Ch. XXXII.

Portrait de René Descartes d’après Frans Hals, entre 1649 et 1700, huile sur toile, 77,5 × 68,5 cm, ©BNF Portrait de René Descartes d’après Frans Hals, entre 1649 et 1700, huile sur toile, 77,5 × 68,5 cm, ©BNF

De façon plus théorique, au XVIIe siècle, Descartes propose quatre règles de la méthode pour s’efforcer de bien penser. Dans son Discours de la méthode, il préconise une méthode pour éviter de se tromper, notamment en l’absence de certitude possible. À l’inventaire s’ajoutent des étapes et principes qui évitent d’errer au hasard et sans ordre dans la pensée.

Descartes (1596 à 1650) est un philosophe, mathématicien, physicien et anatomiste. Il constatait, dans une formule restée célèbre, « Je pense donc je suis », il est l’inventeur des repères cartésiens en mathématique, a énoncé la loi de la réfraction en physique et a étudié le cerveau et le système optique.

« Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composé s; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.
Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occasion de m'imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s'entresuivent en même façon et que, pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre. »

Descartes, Discours de la méthode, II.

  • Le premier principe est celui de l’évidence. La vérité est une évidence intellectuelle qui s’impose à mon esprit et je ne peux étudier scientifiquement ce qui n’est que probable, et à plus forte raison ce qui est douteux. Le jugement doit être clair. Éviter la « prévention » signifie qu’il faut éviter les préjugés, c’est-à-dire qu’il ne faut tenir pour vrai que ce qu’on a vérifié ou qui présente un caractère d’évidence.
  • Le deuxième principe est celui de la division d’un objet composé ou complexe en différentes parties. Il s’agit de la méthode de l’analyse.
  • Le troisième principe est celui de l’ordre. Quel ordre ? Le plus logique, à savoir celui qui va des choses les plus simples (éléments non composés) aux plus complexes (éléments composés).
  • Le quatrième principe est celui de l’étude exhaustive : quand on étudie un objet, il ne faut pas oublier ou mettre de côté l’un de ses éléments. Pour cela, il faut faire des « dénombrements si entiers » – décomposer au maximum – et « des revues si générales » – saisir des éléments dans leur ensemble le plus large possible. La minutie est requise. Les inventaires doivent être complets.
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Astuce

Le mot « revue » (passer en revue) équivaut au mot inventaire.

Les règles de la méthode cartésienne se réduisent aux seuls principes nécessaires, pour qu’on soit sûr de les tenir et de pouvoir les appliquer. Le modèle de la méthode est mathématique, géométrique, mais doit pouvoir s’appliquer à nombre de choses « qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes ».

La taxinomie

La taxinomie est une autre méthode de description du monde. Le mot vient des termes grecs taxis, qui signifie « classement » et nomos qui désigne la règle, la loi.

  • Il s’agit de placer un élément d’un ensemble selon un ordre du savoir. L’ordre des connaissance doit correspondre à l’ordre de la nature, qu’il révèle.
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Définition

Taxinomie :

La taxinomie est une branche de la biologie ayant pour objet la description des êtres vivants en les regroupant en taxons, c’est-à-dire en catégories d’êtres ayant des caractères communs. La finalités est triple : identifier, nommer et classer les taxons selon des clés de détermination précises, à savoir des caractéristique communes régulières.

L’entreprise taxinomique existe depuis l’Antiquité, notamment avec Aristote et l’un de ses ouvrages de biologie, les Parties des animaux, où le philosophe opère une division entre organismes à sang rouge et organismes à sang blanc, et d’autres subdivisions à l’intérieur de ces deux groupes.

  • Qu’est-ce que le XVIIIe siècle a apporté de nouveau en la matière ?

Une « systématique », c’est-à-dire une science extrêmement rigoureuse de classification et de dénombrement des taxons selon un ordre logique.

Portrait de Carl von Linné par Alexander Roslin, 1775, huile sur toile, 56 × 46 cm Portrait de Carl von Linné par Alexander Roslin, 1775, huile sur toile, 56 × 46 cm

Par exemple, le botaniste suédois Carl von Linné a développé une systématique relative aux plantes, qui est toujours utilisée, même si elle repose sur des bases idéologiques discutables. Linné a établi les bases du système de la nomenclature binominale (par exemple, prunus cerasus pour le cerisier ou marmota monax pour la marmotte du Québec : le premier mot désigne le genre, le second désigne l’espèce).
Il a identifié, répertorié et nommé ainsi (en latin) à peu près 6 000 espèce végétales et 4 400 espèces animales, mettant en avant l’idée future de biodiversité.

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Définition

Genre :

Ce terme de logique, repris en biologie, regroupe plusieurs espèces : il s’agit donc d’une catégorie mère. En biologie, le genre est lui-même une subdivision d’une autre catégorie, la famille. Par exemple, les canidés sont une famille de mammifères, parmi laquelle on trouve le genre canis, qui comprend plusieurs espèces, comme les loups, les chiens ou les chacals.

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Définition

Espèce :

L’espèce est une division du genre. Les espèces d’un même genre ont des caractéristiques communes ; mais par rapport aux espèces sœurs, elles présentent des spécificités. En biologie, l’espèce est définie comme l’ensemble des individus dont le croisement donne un individu fécond.

Carl von Linné (1707 à 1778) est un biologiste, naturaliste et biologiste suédois. Il a découvert de nouvelles espèces notamment lors d’expéditions en Laponie.

« Tout ce que nous pouvons véritablement connaître dépend d’une méthode claire, par laquelle nous distinguons le semblable du dissemblable. Plus cette méthode comprend de distinctions naturelles, plus claire est l’idée des choses qui naît en nous. Plus divers sont les objets vers lesquels notre conception se tourne, plus il est difficile d’élaborer une méthode, et plus celle-ci est nécessaire. Nulle part le Fondateur suprême n’a proposé tant d’objets aux sens humains que dans le Règne végétal, qui couvre et emplit tout le globe que nous habitons. Donc si une méthode pure s’impose quelque part, c’est bien ici, si nous espérons obtenir une idée claire des végétaux […].
C’est pourquoi les Végétaux sont connus à celui qui sait assembler le semblable au semblable et séparer le dissemblable du dissemblable.
Le Botaniste est celui qui sait nommer les Végétaux semblables de noms semblables et les végétaux distincts de noms distincts, intelligibles à tous.
Les Noms des Plantes sont Génériques et (quand il y a plusieurs espèces) Spécifiques. Ils doivent être certains et bien fondés, et non pas vague, glissants et d’application variable ; avant qu’ils ne soient temps, il est nécessaire qu’ils soient attribués à des genres certains et non pas vagues ; car si les genres vacillent, alors vacilleront leurs nomes, et par conséquent, la Doctrine du Botaniste. Il y a autant d’Espèces qu’il y eut de formes produites au commencement par l’Être Infini ; puis, conformément aux lois intrinsèques de la génération, ces formes en ont produit d’autres, mais toujours identiques à elles ; de sorte que les Espèces ne sont pas plus nombreuses aujourd’hui qu’elles ne l’étaient au commencement. Donc il y autant d’Espèces qu’il se présente aujourd’hui de diverses formes ou structures de Plantes, une fois rejetées celles que le lieu ou le hasard font paraître légèrement différentes (les Variétés). »

Carl von Linné, Les fondements de la botanique, trad. G. Dubos et T. Hoquet.

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À retenir

La méthode taxinomique consiste donc ici à distinguer le semblable du dissemblable afin d’être certain de pouvoir répertorier de façon rigoureuse le plus d’espèces possibles, voire toutes les espèces qui existent.

En théorie, cette entreprise de connaissance totale est réalisable puisque, selon Linné, il y aurait un nombre non variable d’espèces. Il s’agit de les découvrir et de les distinguer rigoureusement afin d’éviter les erreurs qui seraient des erreurs de confusion (confondre deux organismes quand il faudrait les séparer, ou encore classer tel organisme dans la mauvaise espèce). À cet égard, l’ornithorynque (ornithothynchus anatinus) découvert par les européens en 1798, posera problème : non seulement l’animal est composé d’organes d’espèces différentes (il a notamment un bec, comme un canard, et une queue semblable à celle d’un castor), mais c’est également un mammifère qui pond des œufs.

Si la taxonomie moderne présente l’avantage d’une description de chaque espèce, genre et type d’organisme du vivant, en vue de la description des propriétés distinctives entre ces espèces, genres et types, elle présente aussi le défaut de ne pas examiner leur différence d’un point de vue phylogénétique, c’est-à-dire sous l’angle du lien qui les rattache possiblement au plan de la filiation génétique et de la descendance. Ceci s’explique aussi bien par la méthode même de la distinction que par la prépondérance du cadre de référence scientifique dans lequel les travaux de Linné s’inscrivent, à savoir le créationnisme.

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Définition

Créationnisme :

Doctrine religieuse selon laquelle Dieu a créé chaque espèce vivante de façon soudaine, distincte et définitive car parfaite.

Le créationnisme a son équivalent au plan scientifique : le fixisme. Sans être nécessairement religieux, le fixisme considère la fixité de chaque espèce vivante, c’est-à-dire l’immuabilité et la spécificité stricte de chacune d’entre elles.

Dans la Genèse, Dieu dit :

« Que la terre produise de la verdure, de l'herbe à graine, des arbres fruitiers qui donnent du fruit selon leur espèce […].
Que l'eau pullule d'animaux vivants et que des oiseaux volent dans le ciel au-dessus de la terre ! […]
Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce : du bétail, des reptiles et des animaux terrestres selon leur espèce ».

Après chacune de ces réalisations, le texte est ponctué par la phrase : « Dieu vit que c'était bon ».

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À retenir

Le créationnisme et le fixisme seront remis en cause au XIXe siècle par la théorie évolutionniste du vivant (Darwin), qui admet l’apparition successive et progressive des espèces, entretenant pour certaines d’entre elles des liens de parenté biologique.

Conclusion :

Mettre des mots clairs sur chaque chose et proposer des explications pour chaque mot : tel est l’esprit encyclopédiste qui règne notamment au XVIIIe siècle.
Mais décrire le monde, même avec l’intention d’être clair et exhaustif, est-il suffisant pour établir une connaissance totale des choses ?
Décrire, est-ce expliquer (notamment comment les espèces vivantes apparaissent, pourquoi elles disparaissent) ? S’il on peut décrire des êtres dans leurs caractéristiques statiques, peut-on aussi toujours décrire le rapport, plus dynamique, entre ces êtres ?
Et comment savoir s’il reste ou non des êtres à découvrir ?
Autrement dit, comment est-on certain d’être arrivé à un savoir total ?