Du bon usage de la parole

Introduction :

On ne joue pas avec les mots. Ou plutôt, nous pouvons plaisanter grâce à la parole, mais il faut la prendre au sérieux. « La parole a une parole », en quelque sorte. Elle est promesse, et en user pour son intérêt personnel n’est pas toujours moral. Pire : nous savons combien la parole peut fasciner, combien toute séduction peut être dangereuse, manipulatrice, et combien l’influence du désir sur la parole peut nous tromper. Certains locuteurs le savent et en profitent pour mystifier l’autre. Par exemple, Tzvetan Todorov distingue trois catégories dans la poésie occidentale.

Tout d’abord, la poésie est conçue comme ornement du discours, c'est-à-dire que son but est uniquement de procurer du plaisir. De là découle un premier problème : quelle est alors la véritable utilité de cet ornement ?
Ensuite, la poésie exprime (par des images, des effets symboliques ou encore des métaphores) ce qu’un langage rationnel ne peut pas dire. Deuxième problème : qu’en est-il dès lors du rapport entre parole poétique et vérité ?
Enfin, le jeu du langage poétique attire l’attention sur lui-même, son style, sa démarche, plus que sur le sens et le contenu du message délivré. Troisième problème : la poésie ne serait-elle qu’une affaire de pure forme qui flatterait narcissiquement son auteur ?

Autrement dit, il s’avère que la parole se réduit parfois à un simple instrument par lequel le locuteur sert sa propre image et son propre prestige plutôt que la qualité des échanges. La télévision nous montre en permanence le spectacle de la parole pervertie où chacun, dans une surenchère de faux arguments (dans les débats politiques) ou d’insultes honteuses (dans les téléréalités) perd le sens des mots.

D’où la problématique de ce cours : toute parole est-elle légitime d’un point de vue éthique ? Et comment reconnaître une parole éthiquement légitime d’une parole éthiquement illégitime ?

Ce que « parler » veut dire

Il existe plusieurs registres de langage, et chaque registre semble adapté à des situations bien définies : langage familier entre amis, langage soutenu en cours, langage grossier (mais pas trop) sur un terrain de sport quand on est agacé, langage poétique pour émouvoir… Tout langage peut séduire et, parmi les types de parole qui séduisent, on trouve également la parole vulgaire et grossière. Quel enfant ne s’est jamais amusé à prononcer un gros mot pour la première fois ? Le gros mot, parce qu’il est interdit, est alors plaisant à dire. Mais qu’en est-il de celle ou de celui dont la grossièreté a cessé d’être innocente et est devenue une parole courante dont on ne n’a plus conscience qu’elle est grossière ? Ce problème nous amène à considérer « ce que parler veut dire », c’est-à-dire la question du sens et de la valeur de la parole, et de l’adaptation de la forme à un contenu, notamment dans le cas d’une parole empreinte de grossièreté.

Peut-on tout dire ? Peut-on parler grossièrement ? Parler, c’est comme rire : « On peut rire de tout mais pas avec tout le monde », disait l’humoriste Pierre Desproges. Avec qui peut-on parler grossièrement, sans que la parole grossière ne soit dépourvue de sens et de valeur ? Rabelais, dans le fameux chapitre sur le « torchecul » du Gargantua, donne un exemple de dialogue apparemment grossier entre un père, Grandgousier, et son fils Gargantua.

Rabelais Gargantua Portrait de François Rabelais

Rabelais (1483 ou 1494 à 1553), ou Alcofribas Nasier (pseudonyme par anagramme), était un écrivain et un médecin humaniste.

« Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.
– Quel ? dit Gargantua, chier ?
– Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.
_– Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer un bussart1 de vin breton si je vous fais quinaud2 en ce propos ?
– Oui, vraiment, dit Grandgousier.
– Il n'est, dit Gargantua, point besoin torcher le cul, sinon qu'il y ait ordure. Ordure n'y peut être, si on n'a chié : chier donc nous faut devant que le cul torcher.
– Oh ! dit Grandgousier, que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par Dieu ! car tu as de raison plus que d'âge. Or poursuis ce propos torcheculatif, je t'en prie, et, par ma barbe, pour un bussart tu auras soixante pipes, j'entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
– Je me torchai après, dit Gargantua, d'un couvre-chef, d'un oreiller, d'une pantoufle, d'une gibecière, d'un panier – mais oh ! le malplaisant torchecul ! – puis d'un chapeau. Et notez que des chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale.
Puis je me torchai d'une poule, d'un coq, d'un poulet, de la peau d'un veau, d'un lièvre, d'un pigeon, d'un cormoran, d'un sac d'avocat, d'une barbute3 , d'une coiffe, d'un leurre.
Mais, concluant, je dis et maintiens qu'il n'y a tel torchecul que d'un oison bien dumeté4, pourvu qu'on lui tienne la tête entre les jambes. Et m'en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d'icelui dumet que par la chaleur tempérée de l'oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau. »

Rabelais, Gargantua, chapitre XIII « Comment Grandgousier connut l'esprit merveilleux de gargantua a l'invention d'un torchecul »

1 Un tonneau.
2 Confus.
3 Capuchon.
4 Duveté.

Une double question se pose.

  • Peut-on faire un tel usage de la parole et parler des choses les plus triviales ?
  • Un écrivain peut-il mettre en scène des personnages discourant longuement sur de telles trivialités ?

Ou, pour le dire autrement :

  • un père peut-il laisser son fils parler ainsi ?
  • Un écrivain peut-il mettre en scène un père qui laisse son fils parler ainsi ?
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À retenir

Le problème de la grossièreté est lié à deux niveaux de la parole.

  • D’une part, la parole de personnages, qui pose la question de son rapport avec la réalité : de telles paroles sont-elles réalistes ?
  • D’autre part, la parole d’un écrivain qui propose la grossièreté comme dialogue littéraire.
  • Parle-t-on réellement ainsi et peut-on écrire comme si l’on parlait ainsi ?

Et c’est bien là à la fois le nœud et la solution du problème : on ne parle pas ainsi dans la vraie vie. Personne ne parle ainsi. L’intérêt de la littérature est justement de jouer avec cette illusion de réalité : le dialogue se donne pour réel, mais son caractère exagéré fait que le lecteur sait qu’il n’a jamais eu lieu.

  • Ainsi, la grossièreté de la parole de l’écrivain est rendue acceptable par son exagération même. C’est l’exagération qui permet la sublimation littéraire de la grossièreté et de la vulgarité.
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À retenir

Rabelais nous donne à voir la « belle parole grossière », rendant ainsi perceptible à la fois la séduction que la grossièreté exerce inévitablement sur nous, et le fait que nous ne sommes pas à la hauteur de la vraie et complète grossièreté qui est souvent celle de Gargantua.

Derrière le mot « merde », il y a sa réalité. Dans la fiction poétique, derrière le même mot se trouve toute une herméneutique de la salissure et de la propreté morales. Le mot « merde » symbolise ici à la fois la souillure et la pureté.

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Définition

Herméneutique :

Science de l’interprétation méthodique des textes, notamment religieux et philosophiques.

Après tout, il s’agit de se « torcher », donc de se nettoyer. Le corps est le symbole de l’âme. Le fondement physique est le symbole du fondement spirituel. Par la symbolique non de la matière fécale mais de la meilleure manière de s’en débarrasser, Rabelais nous propose une réflexion cryptée et sans doute moqueuse sur ce qui a préoccupé la plupart des hommes pendant des siècles : le salut de leur âme. Ce pourrait être l’enfer comme ce pourrait être le paradis. Tout ce qui peut contribuer à la purification avant le jugement divin nous donne l’espoir du paradis.

La parole a un sens, et les mots également. Il pourrait sembler vain de le rappeler mais ce n’est pas le cas, comme Rabelais nous le dit :

« Si les signes vous irritent, oh ! combien vous irriteront les choses qu’ils signifient ».

Rabelais, Tiers-Livre, ch. XX.

La parole rabelaisienne du « torchecul » est-elle esthétique et éthique à la fois ?
Soit cette parole nous séduit sincèrement et elle est alors indissociablement esthétique et éthique ; soit elle n’est qu’un effet littéraire destiné à nous provoquer, un acte gratuit de la parole, l’expression d’une grossièreté sans fondement, et elle est alors ni esthétique et ni éthique.

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À retenir

La parole est éthique parce qu’elle est esthétique.

Elle est esthétique parce qu’il s’agit d’une parole écrite. Mais toute parole n’est pas esthétique du seul fait d’être transcrite par écrit.

La manipulation

Si, avec Rabelais, la belle grossièreté peut être une parole éthique, tout belle parole n’est pas nécessairement éthique. Edmond Rostand, dans Cyrano de Bergerac, met à l’œuvre un cas limite et très intéressant de belle parole dont on ne sait pas, au départ, si elle est éthique ou non, si elle relève ou non de la manipulation.

La pièce se déroule au XVIIe siècle. Cyrano est secrètement amoureux de sa cousine Roxane. Cyrano a un gros et long nez mais il parle et écrit à merveille. Roxane aime Christian et réciproquement. Christian lui, est très beau, mais il perd ses moyens quand il s’agit de parler à Roxane, qui en est déçue. Cyrano va aider Christian : caché sous le balcon de Roxane, il souffle à Christian de beaux discours, puis il prend sa place pour déclarer à Roxane son amour. La jeune fille le prend pour Christian. Puis Cyrano et Christian s’en vont à la guerre. Cyrano risque sa vie en apportant des lettres à Roxane, lui disant qu’elles sont de Christian alors qu’elles sont de lui. Christian meurt. Quinze ans plus tard, Cyrano rend visite à Roxane régulièrement dans son couvent. Un jour, il arrive blessé à mort suite à une bagarre dans une embuscade. Elle évoque la dernière lettre de Christian, que Roxane a toujours sur elle. Cyrano la lit à voix haute. Roxane reconnaît alors la voix qu’elle avait entendue sur son balcon. La nuit est tombée et Cyrano continue à « lire » la lettre : elle s’aperçoit qu’il la connaît par cœur. Voici la scène complète.

Edmond Rostand Photo d’Edmond Rostand

Edmond Rostand (1868 1918) est un écrivain, dramaturge, poète et essayiste français.

« CYRANO :
Sa lettre !… N’aviez-vous pas dit qu’un jour, peut-être,
Vous me la feriez lire ?

ROXANE :
Ah ! vous voulez ?… Sa lettre ?

CYRANO :
Oui… Je veux… Aujourd’hui…

ROXANE, lui donnant le sachet pendu à son cou :
Tenez !

CYRANO, le prenant :
Je peux ouvrir ?

ROXANE :
Ouvrez… lisez !…

Elle revient à son métier, le replie, range ses laines.

CYRANO, lisant :
“Roxane, adieu, je vais mourir !…”

ROXANE, s’arrêtant, étonnée :
Tout haut ?

CYRANO, lisant :
“C’est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
J’ai l’âme lourde encor d’amour inexprimée,
Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
Mes regards dont c’était…”

ROXANE :
Comme vous la lisez,
Sa lettre !

CYRANO, continuant :
“… dont c’était les frémissantes fêtes,
Ne baiseront au vol les gestes que vous faites
J’en revois un petit qui vous est familier
Pour toucher votre front, et je voudrais crier…”

ROXANE, troublée :
Comme vous la lisez, – cette lettre !

La nuit vient insensiblement.

CYRANO :
“Et je crie :
Adieu !…”

ROXANE :
Vous la lisez…

CYRANO :
“Ma chère, ma chérie,
Mon trésor…”

ROXANE, rêveuse :
D’une voix…

CYRANO :
“Mon amour !…”

ROXANE :
D’une voix…
Elle tressaille.
Mais… que je n’entends pas pour la première fois !
Elle s’approche tout doucement, sans qu’il s’en aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la lettre. L’ombre augmente.

CYRANO :
“Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
Et je suis et serai jusque dans l’autre monde
Celui qui vous aima sans mesure, celui…”

ROXANE, lui posant la main sur l’épaule :
Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d’effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l’ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains.
Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D’être le vieil ami qui vient pour être drôle !

CYRANO :
Roxane !

ROXANE :
C’était vous.

CYRANO :
Non, non, Roxane, non !

ROXANE :
J’aurais dû deviner quand il disait mon nom !

CYRANO :
Non ! ce n’était pas moi !

ROXANE :
C’était vous !

CYRANO :
Je vous jure…

ROXANE :
J’aperçois toute la généreuse imposture :
Les lettres, c’était vous…

CYRANO :
Non !

ROXANE :
Les mots chers et fous,
C’était vous…

CYRANO :
Non !

ROXANE :
La voix dans la nuit, c’était vous.

CYRANO :
Je vous jure que non !

ROXANE :
L’âme, c’était la vôtre !

CYRANO :
Je ne vous aimais pas.

ROXANE :
Vous m’aimiez !

CYRANO, se débattant :
C’était l’autre !

ROXANE :
Vous m’aimiez !

CYRANO, d’une voix qui faiblit :
Non !

ROXANE : Déjà vous le dites plus bas !

CYRANO :
Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !

ROXANE :
Ah ! que de choses qui sont mortes… qui sont nées !
Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
Puisque sur cette lettre où, lui, n’était pour rien,
Ces pleurs étaient de vous ?

CYRANO, lui tendant la lettre :
Ce sang était le sien.

ROXANE :
Alors pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd’hui ? »

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V.

Le caractère émouvant et la beauté des discours que Cyrano tient à la place de Christian révèlent l’ambiguïté de cette séduction. Certes, il s’agit d’une parole de séduction, c'est-à-dire de mensonge, puisque son véritable auteur n’est pas celui que croit Roxane. Mais c’est pourtant aussi une parole sincère, puisque Cyrano exprime en réalité son propre amour. Difficile donc d’évaluer le caractère éthique ou non de cette parole amoureuse, qui est à la fois dissimulation et sincérité.

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À retenir

Le fait est que, chez Cyrano, la parole est une voix et que c’est par cette voix que Roxane, à la fois, tombe amoureuse et découvre l’amour secret de Cyrano.

Qui est Cyrano ? Si Cyrano est un nez, Roxane ne l’aime pas. Si Cyrano est une voix (et une plume), elle l’aime. Cyrano est ici une voix.

Mais sa voix s’éteint comme s’éteint le jour. La nuit, la mort, laissent place à ce en quoi Cyrano n’a jamais cru : l’amour de Roxane.

Pourtant, elle lui dit clairement : « L’âme, c’était la vôtre ! ». Or, elle aime surtout l’âme de Christian. La réplique fait écho à ce que Christian avait dit à Cyrano, en pleine guerre, avant de mourir : « Elle n’aime plus que mon âme ». Or l’âme, c’est Cyrano.

Pour les Anciens, l’âme est souffle ; Cyrano souffle, il souffre.

  • Il souffle la réplique à Christian sous le balcon de Roxane. Il est son souffle, il est l’âme qu’aime Roxane.

Mais n’aime-t-on chez l’autre que son âme ? Nous ne le saurons pas puisque Cyrano meurt à la fin de la scène.

Le tragique de la situation nous fait éprouver de la pitié pour les deux personnages et nous fait oublier qu’un mensonge est à l’origine de cette scène. Ce mensonge est beau, mais c’est tout de même un mensonge. C’est un « bon mensonge ». Nous resterons dans le doute quant au caractère éthique de cette parole, doute que Roxane résume parfaitement ainsi :
« La généreuse imposture ».

Qui est fautif ? Christian de ne pas pouvoir parler ? Cyrano, d’aimer Roxanne ? Roxanne, de se sentir digne de la plus belle des paroles ?

La critique du mythe de l’inspiration et du génie

Le chef-d’œuvre d’Edmond Rostand est-il le fruit du génie ou le fruit du travail ?
Le dramaturge est-il inspiré par un dieu comme Christian par Cyrano ?

Nous pourrions dire que l’œuvre de Rostand est un vrai travail dans la mesure où certains éléments de la pièce – construction, progression, versification, rythme… – ne peuvent pas être simplement le fruit de l’inspiration ou du génie qui écrit comme sous la dictée des muses.

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À retenir

On trouve chez Platon une distinction importante entre travail rationnel et inspiration divine, Platon – et Socrate – donnant leur préférence à l’œuvre de la raison.

Ainsi c’est une réflexion critique sur l’inspiration du poète et du rhapsode que l’on trouve chez ces penseurs grecs.

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Définition

Rhapsode :

Dans la Grèce antique, un rhapsode était un chanteur itinérant qui récitait des poèmes épiques.

Dans le dialogue de Platon intitulé Ion, Socrate fait part de sa méfiance : le poète, le rhapsode et le prophète ne tirent pas leur talent d’un art, d’une technique ou d’une science mais d’une inspiration qui leur est communiquée par les dieux.

  • Ils n’ont donc aucun mérite.

Les dieux insufflent l’inspiration dans l’esprit des poètes. Ceux-ci écrivent leur poésie sous l’emprise d’une force surnaturelle, puis les récitent en gardant la ferveur reçue d’en haut, donnant l’impression qu’ils en sont les auteurs. Généralement, ils n’écrivent que dans un seul genre et un seul style, ceux par lesquels les dieux les ont stimulé.

Mais c’est dans L’Apologie de Socrate que Platon condamne le plus vigoureusement la parole poétique inspirée :

« […] je m’adressai aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne prisse là sur le fait mon ignorance et leur supériorité. Prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin, je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, désirant m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fut capable de rendre compte de ces poèmes mieux que ceux qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui dirige le poète, mais une sorte d’inspiration naturelle, un enthousiasme semblable à celui qui transporte le prophète et le devin, qui disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas, et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. Je les quittai donc, persuadé que j’étais au-dessus d’eux […]. »

Platon, Apologie de Socrate, traduction De V. Cousin disponible sur www.remacle.org

Cependant, Socrate ne condamne pas le travail des poètes. Le fait d’être inspiré par les dieux ne fait pas de lui un être dépourvu de talent et de qualité. Au contraire, le fait d’être choisi par les muses est une marque de son exception. De plus, le poète est celui qui sait se mettre dans un état particulier lui permettant d’écouter ce que lui inspirent les muses. Socrate n’en fait pas les simples scribes prenant en note les paroles des dieux. Ce qu’il pointe ici, c’est la dimension non rationnelle de leur travail, et plus particulièrement leur manque de compréhension et d’analyse. Ce n’est d’ailleurs pas tant cette absence de conscience sur leur propre travail, que Socrate reproche aux poètes, que leur prétention à être, malgré leur ignorance, « les plus sages des hommes ».

  • Cependant, le rôle d’un poète, tout comme celui d’un peintre ou d’un musicien, est-il d’expliquer son œuvre, ou seulement de la créer ?

Le poète, dont Socrate a « honte » du comportement, pose donc la question de l’éthique et de la vérité de la parole. Mais il pose aussi celle de l’autonomie dans la création et donc de la liberté de l’artiste.

  • Si le poète est inspiré, son œuvre n’est pas libre, mais il est un élu du dieu.
  • Si le poète est un artiste qui, essentiellement, travaille à partir de ses propre ressources, de son imagination personnelle et de son talent irremplaçable, alors il n’est pas l’élu d’un dieu. Mais il est libre.

Quoi qu’il en soit, le poète est toujours gagnant, et fascine toujours les autres. Socrate lui-même témoigne de cette fascination en allant interroger l’artiste. Quant à celui-ci, on ne peut être sûr qu’il ne joue pas à l’ignorance lorsqu’il se montre incapable – ou refuse – de répondre aux questions de Socrate. Qui voudrait donner ses secrets de création ? Peut-être utilise-t-il la même arme que Socrate : l’ironie. Une ironie alors retournée contre Socrate.

Conclusion :

Pour conclure, quoi de plus logique que de laisser le dernier mot à Socrate, dont l’œuvre philosophique n’est que parole – dans le bon sens du terme – et qui, dans le Phèdre de Platon, souligne l’importance supérieure de la parole sur l’écriture.

« Socrate :
Le dieu Theuth, inventeur de l'écriture, dit au roi d'Égypte :
“Voici l'invention qui procurera aux Égyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j'ai trouvé le remède qu'il faut.”
Et le roi répliqua :
“Dieu très industrieux, autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de préjudice et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède.” »

Platon, Phèdre.