L’animal, une question politique

Introduction :

L’homme a souvent tendance à considérer l’animal comme étant à son service.
La référence biblique est-elle suffisante à expliquer ce fait ? En effet la Genèse dit :

« Puis Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme.
Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.
Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit d'arbre et portant de la semence: ce sera votre nourriture.
Et à tout animal de la terre, à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. Et cela fut ainsi. Dieu vit tout ce qu'il avait fait et voici, cela était très bon. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le sixième jour. »

Mais deux questions se posent.

  • Tout d’abord, comment faut-il comprendre les verbes par lesquels le texte fait s’adresser Dieu aux hommes : « dominez » et « assujettissez » ? De quel type d’assujettissement s’agit-il ? Et peut-on, déjà à l’époque, penser à une exploitation à outrance ?
  • De plus, peut-on considérer que toute exploitation de l’animal est légitimée par la Genèse et aurait un fondement religieux ? En quoi l’athéisme aurait-il pu freiner cette exploitation ? En effet, l’intérêt économique est bien sûr lié à l’élevage intensif et la maltraitance des vaches laitières et des poules pondeuses. N’y a-t-il pas, à côté de la dimension religieuse de l’exploitation de l’animal par l’Homme, une dimension politique et éthique du phénomène ?

Ainsi donc, quels sont les enjeux éthiques et politiques de notre conception de l’animal ?

Droits des animaux et devoirs humains

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À retenir

La sphère politique et législative a donné des droits à l’animal à partir de la période de la révolution de 1789 et, de là, imposé des devoirs aux citoyens.

Mais ces lois, destinées à protéger l’animal, ont-elles vraiment été faites d’abord pour lui en tant qu’être sensible, ou pour protéger les intérêts du citoyen, notamment contre le vol de l’animal en tant que propriété de l’homme ?

En France, la première loi de défense de l’animal date de 1791 et considère l’animal comme un bien matériel appartenant à l’homme. Elle défend donc moins l’animal que la propriété humaine. Les atteintes à l’animal sont punies au même titre que les atteintes aux biens d’autrui, argent, meubles, objets de valeur ou encore nourriture. Cette loi touche par ailleurs principalement les chiens de garde.

En 1850, une loi de protection de l’animal est promulguée, là encore, non dans l’intérêt de l’animal lui-même mais pour préserver la sensibilité des hommes devant le mauvais spectacle de la maltraitance sur l’animal. La loi Grammont précise :
« Seront punis d’une amende de 5 à 15 francs, et pourront l’être d’un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques ».

Les mauvais traitements sur la voie publique, interdits afin de préserver la sensibilité des individus témoins de la souffrance animale, concernent notamment les chevaux utilisés pour des multiples tâches éprouvantes : transport urbain, transport de matériaux dans les mines, usage militaire amenant des mutilations.

Descente d’un cheval dans une mine au début du XX<sup>e</sup> siècle Descente d’un cheval dans une mine au début du XXe siècle

Pour autant, les pratiques ne seront pas modifiées car l’acte de cruauté envers l’animal, bien qu’interdit, n’est pas puni.

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À retenir

C’est seulement en 1963 que l’acte de cruauté envers l’animal domestique, dans l’intention de le faire souffrir, est constitué en délit passible de sanctions.

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Attention

L’animal sauvage n’est pas couvert par cette loi.

En 1976, Rousseau est en partie entendu ; l’animal est reconnu comme être sensible dans le code rural :

« Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ».

La loi s’accompagne de l’ouverture de réserves naturelles et de parcs nationaux où l’animal prend sa place au sein d’une espèce protégée (comme les marmottes ou les bouquetins dans le parc national de la Vanoise). Mais le texte ne prévoit rien de particuliers pour les animaux victimes des élevages intensifs hors sol, des mauvaises conditions de transport, ni même sur les conditions de détention des animaux dans les laboratoires, cirques et zoos.

En 2015, la reconnaissance de l’animal en tant qu’« être doué de sensibilité » dans le Code civil fait que l’animal domestique n’est plus assimilable à un bien meuble.

L’exploitation animale

Ainsi, il s’avère que la loi n’est pas toujours suffisante pour protéger l’animal de la cruauté humaine.

  • La morale peut-elle dès lors quelque chose ?
  • Quel type d’argument permettrait de faire comprendre à certains êtres humains que leur manière de traiter les animaux est monstrueuse ?

En ce sens, l’œuvre d’Élisabeth de Fontenay Le silence des bêtes : la philosophie à l'épreuve de l'animalité, propose un parallèle entre les méthodes génocidaires nazies et celles de l’industrie agro-alimentaire, dans le but de faire prendre conscience du mal inhérent aux pratiques de cette dernière.

Élisabeth de Fontenay (née en 1934) est une philosophe et essayiste française, spécialiste de la question juive et de la cause animale.

« Oui, les pratiques d'élevage et de mise à mort industrielles des bêtes peuvent rappeler les camps de concentration et même d'extermination, mais à une seule condition : que l'on ait préalablement reconnu un caractère de singularité à la destruction des Juifs d'Europe, ce qui donne pour tâche de transformer l'expression figée “comme des brebis à l'abattoir” en une métaphore vive. Car ce n'est pas faire preuve de manquement à l'humain que de conduire une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice. […] On sait que la grande majorité de ceux qui, descendant des trains, se retrouvaient sur les rampes des camps d'extermination, ne parlaient pas allemand, ne comprenaient rien à ces mots qui ne leur étaient pas adressés comme une parole humaine, mais qui s'abattaient sur eux dans la rage et les hurlements. Or, subir une langue qui n'est plus faite de mots mais seulement de cris de haine et qui n'exprime rien d'autre que le pouvoir infini de la terreur, le paroxysme de l'intelligibilité meurtrière, n'est-ce-pas précisément le sort que connaissent tant et tant d'animaux ? »

Élisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes : la philosophie à l'épreuve de l'animalité, 1998.

Le rapprochement de deux pratiques du point de vue de leur cruauté se joue sur plusieurs plans, qui en fournissent en même temps les limites.

  • Les méthodes de l'élevage intensif et de l’abattage de animaux peuvent « rappeler » celles des camps nazis : il s’agit d’une comparaison plus que d’une identification.
  • Cette comparaison est même une « métaphore » (« comme des brebis à l'abattoir »), c’est-à-dire un procédé dynamique destiné à éveiller les consciences au mal, et dont la violence rhétorique est à l’image de la violence réelle qu’elle dénonce.
  • Ce rapprochement se joue au niveau des procédés et des méthode utilisées, et non au niveau de la finalité visée : le but des camps nazi était l’extermination totale de certains groupes humains tandis que le but de l’exploitation animal est, au contraire, son développement incessant en vue de la consommation. Aussi Élisabeth de Fontenay commence-t-elle par rappeler que la comparaison ne peut être soutenue que si l’on pose d’abord le « caractère de singularité » du génocide juif.
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À retenir

La critique d’Élisabeth de Fontenay porte sur une tradition qui relève d’une « métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice ». Ceci signifie que l’humanisme tombe sous le coup de sa propre dérive et de ses excès anthropocentristes. De plus, « subjectiviste et prédatrice » veut dire que l’homme agit en fonction de ses intérêts à lui, en tant que sujet prédateur. Enfin, le mot « métaphysique » implique que c’est toute une culture philosophique et métaphysique, impliquant une conception du monde dans laquelle l’homme est central et supérieur, qui est à l’origine de la maltraitance animale.

Élisabeth de Fontenay pose aussi le problème du langage : la majorité des victimes des camps nazis ne comprenaient pas la langue allemande. De la même manière, les animaux ne comprennent pas le langage humain lorsqu’ils arrivent dans les abattoirs, les laboratoires pharmaceutiques ou cosmétiques, lorsqu’ils sont parqués ou contenus, lorsqu’ils sont poursuivis par des chasseurs et des chiens affamés. D’une part, tout mot incompréhensible résonne aux oreilles de l’animal comme un son inarticulé ; d’autre part, ces mots sont des cris de haines. Subir des coups est inséparable, dans les deux cas, du fait de subir des cris. À la douleur se joint l’angoisse de l’incompréhension et pourtant aussi le sentiment qu’un processus irréversible vers la mort se joue.

Les « cultures animales »

Ainsi, l’affirmation de la sensibilité animale comme condition ouvrant théoriquement des droits pour les animaux devrait permettre de soulever une question :

  • l’animal a-t-il une culture au même titre que l’homme ?

De la émerge la notion de « culture animale ».

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Définition

Culture animale :

Ensemble de comportements propres à une population animale bien définie, comportements transmis socialement par apprentissage, et non simplement issus de la nature, transmis par hérédité génétique et pratiqués automatiquement. Une culture animale suppose au contraire une transmission volontaire, impliquant une évolution et une histoire de la communauté animale.

L’éthologie (l’étude du comportement animal) a déjà mis en avant la notion de société animale, c’est-à-dire le constat d’une organisation sociale et d’une division des tâches vitales à accomplir, chez les abeilles ou les fourmis notamment. Mais, dans ces cas, les comportements semblent être héréditairement transmis et ne pas être le fruit d’un apprentissage.

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À retenir

Ce qui caractérise en propre la notion de culture animale est la capacité d’apprendre quelque chose de nouveau, d’innover comportementalement et de transmettre aux congénères cette innovation.

La culture peut en effet se définir comme le lieu d’expériences d’abord nouvelles, puis répétées par imitation, et transmises à la génération suivante.

En 2015, la 11e Conférence sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage a conclu la résolution suivante :

« […] un certain nombre d’espèces mammifères socialement complexes, telles que plusieurs espèces de cétacés, de grands singes et d'éléphants, montrent qu’elles ont une culture non humaine ».

  • Quelles sont les observations scientifiques en la matière ?

Elles sont très nombreuses. Voici quelques exemples.

  • En matière d'innovation, au Japon, dans un groupe de macaques observé par des primatologues, une femelle a un nouveau comportement : elle lave une patate douce dans un ruisseau avant de la manger, ce geste se répand dans tout le groupe, sauf chez quelques vieux singes, probablement réfractaires au progrès comme chez nous ; la nouveauté devient habitude : elle passe à la génération suivante.
  • Une culture se définit par des innovations mais aussi pas des traditions particulières : en 1978, en Tanzanie, des éthologues observent que, dans un groupe précis de chimpanzés, on se sert la main alors que dans un autre groupe des chimpanzés, à cinquante kilomètres de là, les poignées de mains n’existent pas.
  • En matière d’évolution, on a constaté que le langage des baleines à bosse de la côte Est de l’Australie, probablement sous l’influence de mouvements migratoires, s’est modifié chez quelques individus qui ont adopté le langage, différent, des baleines à bosse de la côte Ouest.
  • En matière d’enseignement, on a observé que la guenon Washoe ralentissait le débit de son langage par signe qu’elle avait appris quand elle s’adressait à un congénère.
  • Enfin, en matière de diversité culturelle (notion que l’on attribue aux cultures humaines) on répertorie, sur le continent africain, plus de quarante groupes de chimpanzés ayant chacun des traditions, habitudes, mœurs et comportements spécifiques. Comme chez les humains, cette diversité se traduit en matière de pratiques alimentaires, médicales, ludique ou encore sexuelles.

Conclusion :

L’enjeu de la notion de culture animale est double.
D’une part, puisque telle culture animale est différente de notre culture occidentale par exemple, alors elle serait tout aussi digne de reconnaissance et de respect qu’une autre culture humaine, orientale par exemple, qui nous est aussi étrangère.
D’autre part, comme on protège la diversité des écosystèmes et du vivant, il s’agit aussi de préserver les cultures animales, par leur connaissance et en évitant les perturbations humaines sur ces cultures.