L’art du poète

Introduction :

Chez les Anciens, la parole poétique est d’essence prophétique : c’est ce qui fonde son pouvoir de séduction. Étymologiquement, la parole prophétique est celle de l’humain qui parle inspiré par un dieu. Cette parole est poétique dans le sens où elle est production d’un message dans un style non prosaïque, d’apparence « artistique », énigmatique, sibyllin (mystérieux, à décrypter ; cet adjectif vient du mot « sibylle », qui désigne des femmes faisant œuvre de divination dans la Grèce antique), éthéré, inspiré. L’état de conscience de la poétesse et du poète est l’enthousiasme : leur âme est envahie (en-) par un dieu (théos) et réalise un transport entre l’humain et le divin.

La force de séduction de la poétesse et du poète tient donc autant à leur statut électif (ils sont choisis par les dieux ou les muses) et à leur capacité exceptionnelle d’une part, qu’à leur production littéraire même d’autre part. Elle tient autant à leur capacité à se mettre à l’œuvre qu’à leur œuvre proprement dite. Le mot « poétique » s’entend ici au sens large : il renvoie à l’idée grecque de la poièsis qui signifie production, création, et à la poétique, qui est l’étude des procédés de la parole artistique, par exemple théâtrale. Il ne se réduit pas à l’art de la poésie en vers, telle que nous l’entendons aujourd’hui.

Mais il faut souligner une autre caractéristique particulière de la parole poétique : alors que la parole politique et juridique est, chez les Anciens, réservée aux hommes, la parole poétique est celle à la fois des poétesses et des poètes. Citons notamment Sappho, poétesse grecque historique, et Diotime de Mantinée, prophétesse à l’existence supposée qui apparaît dans Le Banquet de Platon. En outre, la poétique prophétique est une fonction assurée par des femmes (on peut penser à la Pythie de Delphes et aux sibylles par exemple).

D’où la problématique de cours : pourquoi le discours du poète séduit-il autant alors que la représentation de celui-ci ne va pas dans le sens des critères de performance (virilité et utilité) que l’on attribue généralement à l’homme (masculin) ? Pourquoi le discours de la poétesse séduit-il autant alors que la représentation de celle-ci n’est pas conforme aux critères de performance (domesticité, maternalisme) de la femme, ni même à ceux de la performance professionnelle de la femme moderne ?

La muse : inspiration et transe

La séduction de la parole poétique se joue selon une dialectique particulière :

  • la divinité séduit le poète ;
  • le poète séduit l’être humain.
  • Indirectement, la divinité séduit l’être humain.

La divinité peut être muse, dieu, demi-dieu ou élément (par exemple Ouranos, le ciel).

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À retenir

Dans la dialectique ci-dessus, le poète apparaît donc comme un intermédiaire entre le céleste et le terrestre.

Le poète est doublement connecté, la tête vers le ciel et les pieds sur terre. La question est de savoir pourquoi la muse et le dieu ne s’adressent pas directement aux êtres humains et ont besoin d’un medium : le poète. C’est que les divinités ne s’adressent pas à l’homme sous une forme immédiatement compréhensible. Il faut donc des esprits spéciaux pour interpréter et formuler le message divin dans un langage connu.

Qu’est-ce qu’une muse ?
Dans le langage de l’art, on parle de la « muse inspiratrice ». La muse est bien souvent une femme, qui inspire et meut l’âme, le corps, l’imagination de l’artiste, lui fournit à la fois son sujet et son énergie.

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Exemple

Relevons quelques exemples dans différents arts :

  • Lou-Andréas Salomé pour Rilke (poésie) ;
  • Camille Claudel pour Rodin (sculpture) ;
  • Gala pour Dalí (peinture) ;
  • Marlène Dietrich pour Josef von Sternberg (cinéma) ;
  • Jane Birkin pour Serge Gainsbourg (musique).

Il est à remarquer que la muse est souvent elle-même une artiste, comme c’est le cas dans les exemples précédents.

Des hommes peuvent également tenir le rôle de muse, par exemple Jean Marais (acteur) pour Jean Cocteau (écrivain).

Dans la mythologie grecque, les muses sont les neuf filles de Zeus et Mnémosyne. Elles président aux art libéraux dont font partie la grammaire, la rhétorique et la dialectique (partie appelée trivium, qui concerne le pouvoir de la langue), ainsi que la musique (élément du quadrivium, qui concerne le pouvoir des nombres).

Les neuf muses mythologiques Les neuf muses mythologiques

Ces muses mythologiques sont invoquées par les poètes afin de trouver l’inspiration. Par exemple, Homère invoque la muse au tout début de L’Odyssée.

Statue d’Homère, photo ©Marie-Lan Nguyen CC BY 2.5 Statue d’Homère, photo ©Marie-Lan Nguyen CC BY 2.5

Homère (VIIIe siècle avant J.-C.) est un poète et aède grec, surnommé « le Poète ». On ne sait pas si Homère a historiquement existé ou s’il s’agit d’un auteur conceptuel à qui on attribue par principe L’Iliade et L’Odyssée. Ce statut indéfini participe du statut mythique du poète.

« Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant beaucoup d'angoisse dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir sauver un seul, quoi qu'il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d'En-Haut,
le Soleil qui leur prit le bonheur du retour…
À nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits ! »

Homère, L’Odyssée, trad. P. Jaccottet

La muse en question peut être Calliope, dont le nom signifie littéralement qui a une belle voix, une belle parole. Elle peut être aussi Érato, littéralement : l’aimable, c’est-à-dire à la fois ce par quoi elle se fait aimer et ce que l’on aime, à savoir la poésie lyrique et amoureuse. Le « Ô » est une imploration. « L’Inventif » – qui a beaucoup d’expédients, de ressources, de capacités – est Ulysse, le héros de L’Odyssée. Le « dieu d'En-Haut » est Hélios Hypérion, le Soleil. Enfin les « Filles de Zeus » désignent les muses.

Par ailleurs, inspiration et transe sont indissociables : l’inspiration met en transe et la transe donne l’inspiration.

  • Qu’est-ce que la transe, en tant qu’état de la poétesse et du poète ?

Nietzsche, dans son ouvrage La Naissance de la tragédie, consacre sa réflexion aux principes créateurs qui sont à l’origine de la tragédie grecque antique et de l’art en général. Reprenant les éléments de la tradition polythéiste de la Grèce antique, Nietzsche définit la transe comme un mélange de rêve et d’ivresse.

  • Le rêve est inspiré par le dieu Apollon : celui-ci représente la beauté plastique, et notamment statuaire, qui est partie liée avec le rêve. Le rêve est à prendre au sens propre (il arrive que des artistes rêvent leur œuvre, se réveillent et la réalisent : Hans Sachs, Giuseppe Tartini, Paul McCartney) comme au sens figuré (la rêverie, le songe, le rêve éveillé). Apollon est un principe d’harmonie, d’ordre, d’équilibre, de la beauté comprise comme mesure et perfection.
  • L’ivresse est inspirée par Dionysos, dieu de la vigne, de la fête et de la musique. Il apporte la démesure nécessaire à une folie créatrice. La folie est à prendre, là aussi, au sens propre comme au sens figuré (le vertige de l’amour, l’ivresse de vent, etc.). Dionysos est un principe de mouvement, de désordre, de sortie hors de son statut d’individu pour rejoindre une transe collective.
  • Pour créer, il faut rêver et être ivre. Le rêve et l’ivresse permettent la transe et, mis dans cette disposition, le poète est disposé à faire son œuvre de médiation.

Mais, pour les Anciens, l’art n’est fondamentalement pas humain : il vient des dieux. La poétesse et le poète sont donc des passeurs.

Le théâtre antique

L’art de la parole incarnée se retrouve aussi dans le théâtre antique grec, qui se compose de tragédies (Sophocle, Eschyle, Euripide) et de comédies (Aristophane). Cette parole est aussi bien celle des divinités et des vivants que des morts. Elle se joue au travers d’un masque qui incarne (au sens strict : qui prend le corps de…) chaque personnage. En latin, « personnage » signifie : qui sonne, parle (sonare) à travers (per) un masque.

La tragédie

Dans le registre de la tragédie, Œdipe roi de Sophocle est un modèle du genre. La pièce met en scène la révélation d’un fait tragique. L’oracle de Delphes avait prédit à Œdipe qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Horrifié, celui-ci s’est enfui pour échapper à son destin. Mais le destin est ce qui ne peut être modifié malgré la volonté ou les efforts humains (c’est la définition du tragique) et, sans le savoir, Œdipe tue son père, Laïos, et épouse sa mère, Jocaste. Devenu roi de Thèbes, Œdipe mène l’enquête sur les causes d’une peste envoyée sur la ville par Apollon comme punition d’une faute commise – le meurtre de Laïos – par quelqu’un qui n’est pas encore identifié. Tirésias, devin aveugle, révèle alors la vérité à Œdipe : il a commis le parricide et l’inceste.

Alt texte Buste de Sophocle, photo ©Marie-Lan Nguyen CC BY 2.5

Sophocle (- 495 à - 406) est un grand dramaturge grec dont sept pièces seulement nous sont parvenues. Ses tragédies sont considérées comme des modèles du genre par Aristote (La Poétique). Il détient le record du nombre de victoires aux Dionysies, un célèbre concours de tragédies.

« TIRÉSIAS :
Les choses s'accompliront d'elles-mêmes, quoique je les taise.

ŒDIPE :
Puisque ces choses futures s'accompliront, tu peux me les dire.

TIRÉSIAS :
Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entraîner comme il te plaira, à la plus violente des colères.

ŒDIPE :
Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairai rien de ce que je soupçonne. Sache donc que tu me sembles avoir pris part au meurtre, que tu l'as même commis, bien que tu n'aies pas tué de ta main. Si tu n'étais pas aveugle, je t'accuserais seul de ce crime.

TIRÉSIAS :
En vérité ? Et moi je t'ordonne d'obéir au décret que tu as rendu, et, dès ce jour, de ne plus parler à aucun de ces hommes, ni à moi, car tu es l'impie qui souille cette terre.

ŒDIPE :
Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, par hasard, sortir de là impuni ?

TIRÉSIAS :
J'en suis sorti, car j'ai en moi la force de la vérité.

ŒDIPE :
Qui t'en a instruit ? Ce n'est point ta science.

TIRÉSIAS :
C'est toi, toi qui m'as contraint de parler.

ŒDIPE :
Qu'est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux.

TIRÉSIAS :
N'as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j'en dise davantage ?

ŒDIPE :
Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète.

TIRÉSIAS :
Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c'est toi !

ŒDIPE :
Tu ne m'auras pas impunément outragé deux fois !

TIRÉSIAS :
Parlerai-je encore, afin de t'irriter plus encore ?

ŒDIPE :
Autant que tu le voudras, car ce sera en vain.

TIRÉSIAS :
Je dis que tu t'es uni très honteusement, sans le savoir, à ceux qui te sont le plus chers et que tu ne vois pas en quels maux tu es !

ŒDIPE :
Penses-tu toujours parler impunément ?

TIRÉSIAS :
Certes ! S'il est quelque force dans la vérité.

ŒDIPE :
Elle en a sans doute, mais non par toi. Elle n'en a aucune par toi, aveugle des oreilles, de l'esprit et des yeux !

TIRÉSIAS :
Malheureux que tu es ! Tu m'outrages par les paroles mêmes dont chacun de ceux-ci t'outragera bientôt !

ŒDIPE :
Perdu dans une nuit éternelle, tu ne peux blesser ni moi, ni aucun de ceux qui voient la lumière.

TIRÉSIAS :
Ta destinée n'est point de succomber par moi. Apollon y suffira. C'est lui que ce soin regarde.

ŒDIPE :
Ceci est-il inventé par toi ou par Créon ?

TIRÉSIAS :
Créon n'est point cause de ton mal. Toi seul es ton propre ennemi. »

Sophocle, Œdipe roi, trad. Leconte de Lisle.

Quels éléments contribuent au caractère séduisant de ce passage tragique ?

  • La dialectique du dialogue
  • Tirésias ne veut pas dire la vérité sur l’origine de la peste ; Œdipe le soupçonne d’en connaître le responsable sans savoir que c’est lui.
  • Puisque Tirésias ne dit rien, Œdipe retourne l’accusation contre lui, le forçant à dire, pour se disculper, le nom du véritable coupable.
  • Tirésias révèle la vérité à Œdipe.
  • Dans une réaction agressive, Œdipe refuse cette accusation (qu’il finira tout de même par admettre).
  • La révélation suggérée de l’inconcevable
  • Tirésias développe un propos destiné à faire en sorte qu’Œdipe comprenne de lui-même la vérité. Le procédé rhétorique de la suggestion échoue et il est obligé de dire les choses de façon explicite, faisant l’effet d’un bombe, même chez le spectateur qui connaît le coupable : « Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c'est toi ! »
  • L’opposition entre deux paroles de pouvoir
  • D’une part la parole d’Œdipe en tant qu’homme public, politique, responsable de l’ordre de sa ville, qui a promis de trouver le coupable et de le punir de ses propres mains ; d’autre part la parole divine et sacrée du devin. On ne peut mépriser aucune de ses deux paroles qui présentent chacune une autorité essentielle.
  • La contradiction dans laquelle Œdipe se trouve
  • D’un côté, il a juré de punir lui-même l’auteur de la faute, et de l’autre, on lui apprend qu’il est le meurtrier. Il devrait donc se punir lui-même.

La comédie

Dans le registre plus léger – mais tout aussi sérieux – de la comédie, retenons Les Nuées d’Aristophane. Dans l’extrait qui suit, l’inspiration comique d’Aristophane vise Socrate. Le philosophe est représenté comme maître de sophistique, discipline artificielle et trompeuse, ce qui est une méprise volontaire et comique. L’intrigue est la suivante : Strepsiade, un athénien, a contracté beaucoup de dettes à cause de son fils passionné par les chevaux. Ce dernier veut demander à Socrate de lui apprendre l’art du « raisonnement juste » pour tenter de convaincre ses créanciers qu’ils n’ont pas le droit de réclamer le remboursement prévu. C’est à ce moment qu’apparaît un Socrate suspendu dans une corbeille et planant dans les nuages. Les nuées sont incarnées par le chœur.

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Définition

Chœur :

Dans le théâtre antique, le chœur est un groupe d’acteurs masqués, dirigé par un coryphée (chef de chœur), et qui anime et commente l’action de la pièce par la parole, le chant et la danse.

Aristophane (- 445 à - 385 ou - 375) est le principal représentant de l’Ancienne Comédie, genre théâtral comique. Il raille notamment les politiciens démagogues, les citoyens et juristes procéduriers.

Aristophane Aristophane

« LE CHŒUR DES NUÉES :
Je te salue patron des subtils baratins,
Expose tes desseins. Parmi tant de parleurs
Diserts dont les propos se perdent dans les airs
Nul autre que toi ne répond mieux aux attentes,
Si ce n’est Prodicos : lui, pour son jugement,
Sa parole sensée, et toi pour ta façon
De marcher droitement, fièrement dans les rues,
De loucher sur les gens et de marcher pieds nus
– Mais que tu dois souffrir ! –, et ce visage grave.

STRESPSIADE :
Par Gaia ! Quelle voix ! Sacrée, prodigieuse…

SOCRATE :
Saintes sont les nuées ; le reste est âneries !

STRESPSIADE :
Mais au nom de Gaia, notre Zeus Olympien
Est-il vraiment divin ?

SOCRATE :
Qui ça ! Zeus ! Quelle erreur ! Mais il n’existe point !

STRESPSIADE :
Quoi ! Que me dis-tu là ? Alors qui fait la pluie ?
Explique-moi d’abord cela, je t'en supplie !

SOCRATE :
Ce sont elles, bien sûr ! Je vais te le prouver.
Voyons, ce Zeus, l’as-tu vu pleuvoir sans nuées ?
Il pourrait aussi bien le faire par beau temps
Quand celles-ci ne sont visibles dans les cieux.

STRESPSIADE :
Pour cette question, tes vues sont pertinentes.
Dire qu’auparavant, je croyais simplement
Que notre dieu pissait à travers une passoire.
Mais le tonnerre, enfin, ce fracas qui me mine ?

SOCRATE :
Ce sont les nuées qui tonnent par leur roulis.

STRESPSIADE :
Explique-moi, ô maître à l'audace infinie.

SOCRATE :
Une fois remplies d’eau, forcées de se mouvoir,
Elles flottent très bas toutes gorgées de pluie.
Alourdi, tout ce flot finit par éclater.

STRESPSIADE :
Celui qui les contraint, c’est la Divinité ?

SOCRATE :
Non, non, pas du tout ! C’est le tourbillon des airs.

STRESPSIADE :
Un tourbillon ? Ma foi, je n’y ai pas pensé.
Il n’y a pas de Zeus, et seul Tourbillon est ! »

Aristophane, Les Nuées.

Quels éléments contribuent au caractère séduisant de ce passage comique ?

  • Le style et le langage burlesques
  • Par exemple avec : « Je te salue patron des subtils baratins ».
  • L’inversion
  • Socrate est ici assimilé de façon comique et ironique avec les sophistes, contre lesquels il a pourtant lutté sa vie durant.
  • La remise en cause de l’existence des dieux
  • Alors que Socrate, dans les dialogues de Platon, ne cesse de marquer ses propos par des « par Zeus » et autres « par le chien » (référence au dieu égyptien Anubis).
  • La mise en avant d’un discours scientifique et rationnel face à la croyance mythologique et polythéiste
  • Au « qui ? » de la superstition mythologique (qui a commis telle faute, provoqué tel phénomène ?) doit se substituer le « comment ? » de la science (quel est le mécanisme et la cause immédiate de telle phénomène ?).
  • L’explication scientifique même du phénomène de la pluie
  • Ce n’est pas le dieu qui « pisse » de là-haut mais il s’agit d’un fait physique, observable et explicable, et la chute innocente de cette explication apparaît comme une évidence tout bête : « Non, non, pas du tout ! C’est le tourbillon des airs. »
  • La naïveté de Strepsiade
  • Celui-ci persiste dans la croyance mythologique, faisant du « tourbillon » physique un nouveau dieu de la pluie : le dieu « Tourbillon ».

La parole comme chant

La parole chantée occupe une place importante dans la poésie antique, notamment grâce aux chœurs tragiques qui sont accompagnés de l’aulos (instrument à vent) ou à l’art de l’aède qui s’accompagne à la lyre.

Garçon jouant de l’aulos, détail d’une coupe du V<sup>e</sup> siècle avant J.-C. Garçon jouant de l’aulos, détail d’une coupe du Ve siècle avant J.-C.

Dans ce sens, « muse » et « musique » sont liés sémantiquement et étymologiquement. En effet, « muse » vient de mousikè qui signifie « musique ». Le chant apparaît comme une composante essentielle de la séduction que la parole de la poétesse et du poète opère sur nous. Existe-t-il d’ailleurs, une frontière entre poésie (au sens actuel) et chant, que ce chant soit lyrique ou celui de la chanson ? Nous disposons de trop peu de musique notée de l’Antiquité – seulement des représentations plastiques de musiciens.

Mais l’esprit de la poésie antique et ses thématiques ont marqué certains genres musicaux comme l’opéra (Didon et Énée de Purcell ou encore Les Troyens de Berlioz) et la musique rock. La séduction d’une voix mystique en tant qu’elle est une parole chantée se retrouve chez la poétesse moderne Patti Smith, et notamment sa chanson « Dancing Barefoot ».

Patti Smith lors d’un concert en Allemagne, 1978, ©Klaus Hiltscher CC BY-SA 2.0 Patti Smith lors d’un concert en Allemagne, 1978, ©Klaus Hiltscher CC BY-SA 2.0

Patti Smith (née en 1946) est une chanteuse, guitariste, poétesse, écrivaine, peintre et photographe considérée comme la « marraine » du punk. Ses créations marient poésie beat et garage rock.

« She is benediction
She is addicted to thee
She is the root connection
She is connecting with he

Here I go and I don't know why
I fell so ceaselessly
Could it be he's taking over me

I'm dancing barefoot
Headin' for a spin
Some strange music draws me in
It makes me come up like some heroine

She is sublimation
She is the essence of thee
She is concentrating on
He who is chosen by she

Here I go and I don't know why…

[…]

She is re-creation
She, intoxicated by thee
She has the slow sensation that
He is levitating with she

Here I go when I don't know why
I spin so ceaselessly
'Til I lose my sense of gravity

[…]

Oh God I fell for you… »

Elle est la bénédiction
Elle est accro à toi
Elle est la connexion originelle
Elle se connecte à lui

Me voilà partie et je ne sais pas pourquoi
Je suis tombée sans fin
Serait-ce parce qu’il prend le pouvoir sur moi…

Je danse pieds nus
Tournoyant
Une étrange musique m'attire
Me donne l’allure d’une héroïne

Elle est la sublimation
Elle est l’essence de toi
Elle se concentre sur toi
Qui est choisi par elle

Me voilà partie et je ne sais pas pourquoi

[…]

Elle est la re-création
Elle, intoxiquée par toi
Elle a la lente sensation
Qu’il est en lévitation avec elle

Me voilà partie et je ne sais pas pourquoi
Je tourne sans cesse
Jusqu'à perdre mon sens de la gravité

[…]

Oh Seigneur je suis tombée pour toi

Patti Smith Group, « Dancing barefoot », Wave, 1979.

Patti Smith a dédié cette chanson à Jeanne Hébuterne, la compagne et muse inspiratrice de Modigliani. De façon plus générale, le morceau reprend bon nombre de thématiques de la poétique traditionnelle et de son mysticisme.

  • Un mystérieux « elle »
  • On ne sait pas ici qui est « elle ». On peut penser à une divinité.
  • Le champ lexical
  • Le champ lexical de la chanson renvoie à l’inspiration et à la transe divine, à la prière, au lien mystique de la poétesse au divin, au lien entre terre et ciel : « Elle est la connexion originelle / Elle se connecte à lui », « Oh Seigneur, je suis tombée pour toi ».
  • Le mysticisme
  • Certains passages renvoient à un mysticisme chamanique : « Je danse pieds nus / Tournoyant / Une étrange musique m'attire / Me donne l’allure d’une héroïne », « il est en lévitation avec elle ».
  • La philosophie
  • D’autres passage renvoient au domaine de la philosophie : « essence » (l’essence de la vie, de la nature, etc.), « sublimation » (détourner des pulsions de leur but initial et les diriger vers la création), « re-création » (créer un nouveau monde, notamment par la poésie).

La musique est à la fois puissante et lancinante, propice à la spirale ascendante de la transe.

La fin de la chanson en revient à une parole parlée, ce qui lie voix chantée et voix parlée, caractéristiques du chœur antique. C’est au XXe siècle que se développe cette pratique nommée Sprechgesang (parlé-chanté), présente aussi bien dans l’opéra contemporain (Pierrot lunaire de Schönberg par exemple) que dans le rock et la chanson (Serge Gainsbourg).

Conclusion :

Comment la poétesse et le poète nous séduisent-ils ? Aristote, dans sa Politique, propose une réponse pertinente :

« Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. […] c’est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l’homme une joie inoffensive. »

Aristote nomme cette purgation catharsis : la catharsis est l’épuration des passions grâce à leur représentation artistique.

La poétesse et le poète nous séduisent grâce au plaisir et au bonheur qu’ils nous offrent. Pour Aristote, le procédé psychologique de la poésie est le suivant :

  • une âme se sent accablée par un poids – une anxiété, une frustration – qui l’éloigne d’elle-même ;
  • la mélodie et la poésie mettent l’âme en suspension, elle sort alors de son corps ;
  • comme sous l’effet d’une aération, d’un grand souffle libérateur, le « ménage » est fait dans la tête de l’individu ;
  • l’âme revient alors dans la tête et s’y retrouve d’aplomb, droite, disposée à la sérénité.

Autrement dit, la poétesse et le poète nous permettent d’effectuer une catharsis, forme à la fois de défoulement et de purification.